Fribourg: Rencontre avec le Brésilien Chico Whitaker, co-fondateur du Forum social mondial

Apic Interview

Un ambassadeur de la démocratie participative à l’Université

Fribourg, 2 novembre 2006 (Apic) Qualifié d’»ambassadeur de la démocratie participative», le Brésilien Francisco «Chico» Whitaker, co-fondateur du Forum social mondial (FSM) de Porto Alegre, était ce jeudi à l’Université de Fribourg à l’invitation du Département d’économie politique, en collaboration avec l’organisation E-CHANGER et l’Institut interdisciplinaire d’éthique et des droits de l’homme.

Au lendemain des élections qui ont reconduit le président Inacio «Lula» da Silva pour une nouvelle législature à Brasilia, l’Apic a rencontré Chico Whitaker, qui fut un compagnon de route de Lula, conseiller municipal du Parti des Travailleurs (PT) durant deux périodes à Sao Paulo. Agé aujourd’hui de 75 ans, militant pour la justice sociale depuis plus d’un demi-siècle, Chico Whitaker a quitté le PT le 1er janvier dernier pour protester contre la corruption qui en gangrène la sphère dirigeante. «Malheureusement, c’est là l’héritage d’une longue tradition politique au Brésil dont le PT n’a pu s’affranchir», déplore-t-il.

Chico Whitaker, un chrétien de gauche, fut également secrétaire exécutif de la Commission «Justice et Paix» de la Conférence nationale des évêques du Brésil (CNBB) de 1996 à 2003. Lauréat du «Prix Nobel Alternatif», il recevra cette distinction le 8 décembre prochain à Stockholm. Il appartient à l’une des 8 organisations qui ont fondé le Forum social mondial (FSM) qui a tenu ses premières assisses en janvier 2001 à Porto Alegre, au Brésil.

Apic: Vous avez quitté le PT le 1er janvier dernier. Avez-vous tout de même voté pour Lula, pour contrer l’arrivée au pouvoir de Geraldo Alckmin, du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB, centre droit) ?

C. W.: Au premier tour non. J’ai voté pour un des camarades du PT qui s’était présenté comme candidat contre Lula. Je ne voulais pas qu’il gagne au premier tour, pour éviter qu’il ne se sente trop puissant. Il fallait aussi éviter que l’on puisse penser que c’était là le triomphe d’une façon de procéder dans le parti et dans le gouvernement. L’obligation de participer à un second tour devrait inciter à une profonde révision de la façon dont le parti fonctionne.

Ce sont spécialement les dirigeants du PT qui sont responsables de la dérive qu’a connue le parti. Lula n’est pas personnellement en cause, mais il suivait des gens comme José Dirceu, président du PT et ancien chef de la Casa Civil (sorte de Premier ministre, ndlr). Certes, ces gens n’ont pas mis de l’argent dans leur propre poche, mais ils ont eu des pratiques corrompues qui sont ataviques dans la culture politique brésilienne.

Apic: Le PT a été «contaminé» par cette culture politique corrompue ?

C. W.: Malheureusement. C’est ainsi que le PT est devenu un parti comme les autres, très pragmatique selon le principe que la fin justifie les moyens. Ainsi, comme les élections coûtent cher, il faut donc obtenir de l’argent n’importe où. Pour gouverner, il faut avoir une majorité au Congrès, donc trouver des alliances, acheter des députés d’autres partis. Une bonne partie des députés brésiliens sont effectivement des corrompus et des profiteurs. C’est ce genre de corruption que refuse quasiment la moitié du PT, soit 49%. La crise a atteint son sommet au milieu de l’an dernier.

Certains sont allés vers d’autres partis, ou ont été expulsés. Les luttes sont vives à l’intérieur du PT. Une moitié des militants veut le rénover, lancer un processus de refondation, sortir des vieux schémas politiques. Si j’ai démissionné du PT, c’est parce que j’ai considéré que ma vocation était davantage de m’investir dans la société civile, qui doit devenir toujours plus un acteur autonome.

Apic: Malgré Lula, le Brésil reste le champion de l’inégalité.

C. W.: Alors que le pays est dans le peloton de tête de l’économie mondiale, il reste effectivement le champion de l’inégalité, avec une petite élite qui concentre la majorité des richesses. Le nombre de Brésiliens sous le seuil de la pauvreté (quelque 56 dollars par mois environ) a certes baissé de 19,18% entre 2003 et 2005, mais il représente encore 22,7% de la population, selon une étude de la Fondation Getulio Vargas.

C’est le programme «Bourse Famille», qui bénéficie maintenant à 11 millions de familles démunies (soit plus de 40 millions de Brésiliens), qui est la principale arme de Lula contre la pauvreté. «Bourse Famille» a remplacé «Faim Zéro», le premier programme en faveur des pauvres. Son coordinateur, le théologien de la libération Frei Betto, a démissionné de son poste à Brasilia en automne 2004 déjà, déclarant ne pas partager le cours «néo-libéral» du gouvernement brésilien.

Frei Betto reprochait à ce programme d’être trop dans une ligne clientéliste, selon les vieux schémas du pouvoir. C’est ainsi que ce projet est devenu maintenant la «Bourse Famille», qui concentre toutes les aides que reçoivent les gens pauvres.

Apic: Le programme «Bourse Famille» a beaucoup aidé Lula électoralement.

C. W.: Ces quelques dizaines d’euros – qui paraissent très peu – quand ils tombent dans une petite ville de l’intérieur du Nordeste, c’est la fête. Quand plusieurs reçoivent cette somme chaque mois, cela dynamise l’économie locale. Lula a été réélu en bonne partie par les bénéficiaires de cette «Bourse Famille», mais aussi par des gens des classes moyennes qui voyaient dans Geraldo Alckmin un véritable retour en arrière. Son parti se caractérise par un fort mépris du peuple et des pauvres, par une sorte de prépotence, un sentiment de supériorité.

Apic: En 1996, vous avez été élu secrétaire de la Commission «Justice et Paix» de la CNBB, après votre mandat au législatif de Sao Paulo. Quel est le lien de l’Eglise avec le PT ?

C. W.: Il y a beaucoup de liens, parce qu’en réalité, l’Eglise a fourni la base du PT. Ce parti a trois racines: la racine syndicaliste, celle de Lula, la racine marxiste-léniniste, issue de la lutte armée contre la dictature militaire (par ex. les gens qui suivaient le guérillero Carlos Marighela), qui domine l’appareil du PT, mais la masse des militants a été fournie par les communautés de base de l’Eglise.

Même des cadres du PT, tout en se disant marxistes-léninistes, sont passés par le moule de la pastorale de l’Eglise. C’est en fait un lien très fort. Du côté de la hiérarchie, la réalité est un peu différente. Il reste certes des évêques très engagés, mais une bonne partie de l’épiscopat n’a pas fait un choix de société radical. Il faut reconnaître que tous les grands prophètes de l’Eglise brésilienne sont en train de disparaître, soit ils sont morts, soit ils sont à la retraite, comme le cardinal de Sao Paulo, Dom Paulo Evaristo Arns.

De nouveaux évêques émergent toutefois, comme Dom Luis Flavio Cappio, évêque franciscain de Barra, dans l’Etat de Bahia. Il avait fait l’an dernier une grève de la faim pour empêcher que le gouvernement de Brasilia ne modifie le cours du Rio Sao Francisco, garantissant des irrigations aux régions arides du Nord-Est du pays.

Il faut cependant souligner que Rome, en menant une politique visant la théologie de la libération, a nommé des évêques dans une autre ligne, dans la mouvance charismatique. C’était à l’évidence une réponse à la montée des pentecôtistes. En utilisant leurs méthodes, l’Eglise espère ainsi éviter de perdre des fidèles. C’est dans ce contexte qu’il faut voir le cas des prêtres chanteurs, comme Marcelo Rossi, très en vogue dans les banlieues populaires de Sao Paulo.

Nombre d’évêques sont désormais en lien avec le Renouveau charismatique, et le pape a donné beaucoup d’importance aux mouvements d’Eglise. Ainsi, l’Eglise est moins engagée socialement, tout en ayant toujours des potentialités. Mais si nombre des grandes personnalités de l’Eglise ont disparu, de nouvelles têtes émergent, car la réalité sociale brésilienne ne peut pas changer par magie. JB

Encadré

Francisco «Chico» Whitaker Ferreira, une figure emblématique du mouvement social brésilien

Figure emblématique du mouvement social brésilien, Francisco Whitaker Ferreira – «Chico» pour le grand public – est un intellectuel «paulista» (de Sao Paulo) aux cheveux blancs. Ce diplômé en architecture a passé 11 années d’exil en France, et 4 autres au Chili, durant la dictature militaire brésilienne. Il a dû fuir en raison de sa militance chrétienne.

Chico Whitaker n’a jamais caché son appartenance politique. Cela ne l’a pas empêché de recevoir un «appui total» de la CNBB pour lancer avec d’autres le 1er Forum Social Mondial (FSM) et une imposante campagne de lutte contre la corruption électorale. Il a commencé son action politique dans les années 50, alors qu’il était étudiant en architecture et membre de la Jeunesse étudiante catholique universitaire JUC.

Dans sa jeunesse, il militera avec le Père Joseph Lebret et Mgr Helder Camara, «l’évêque rouge» durant la dictature militaire brésilienne, avant de s’exiler. De retour au Brésil, il devient l’assistant de l’archevêque de Sao Paulo, le Cardinal Arns. Il s’engage au Parti des Travailleurs (PT) et est élu pour deux législatures à la municipalité de Sao Paulo. De 1996 à 2003, il est secrétaire exécutif de la Commission «Justice et Paix» de l’Eglise brésilienne. Cofondateur du Forum social mondial de Porte Alegre, il vient de recevoir en 2006 le «Right livelihood award», surnommé le «Prix Nobel alternatif». JB

(*) «Changer le monde, nouveau [nouveau] mode d’emploi», Les Editions de l’Atelier, août 2006

Les illustrations de cet article sont à commander à l’agence CIRIC, Bd de Pérolles 36 – 1705 Fribourg. Tél. 026 426 48 38 Fax. 026 426 48 36 Courriel: info@ciric.ch (apic/be)

2 novembre 2006 | 00:00
par webmaster@kath.ch
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