Liban: Rencontre avec le Père Elias Aghia, supérieur général des Missionnaires de St-Paul

Apic Interview

Le dialogue islamo-chrétien n’a pas encore débuté

Jacques Berset, agence Apic

Harissa/Fribourg, 26 septembre 2007 (Apic) Un vrai dialogue islamo-chrétien n’a pas encore débuté, affirme le Père Elias Aghia. Ce prêtre melkite originaire de Damas vient d’être réélu pour une nouvelle période de six ans supérieur général des Missionnaires de Saint-Paul, à Harissa, au Liban. De passage en Suisse, il a rappelé que le dialogue fraternel entre chrétiens et musulmans fait partie des charismes des paulistes.

Les paulistes ont été fondés sur la colline de Harissa, tout près du sanctuaire de Notre-Dame du Liban, à quelque 25 km de Beyrouth, où se trouve la maison mère de cet ordre qui possède encore un grand séminaire et un institut de philosophie et de théologie. C’est là aussi que se trouve la Basilique Saint-Paul, l’une des plus belles églises d’Orient. Construite il y a une soixantaine d’années dans le plus pur style byzantin, elle possède près de 2’500 m2 carrés de magnifiques mosaïques.

Apic: Les missionnaires paulistes sont-ils des prêtres diocésains ?

Père Elias Aghia: Les Missionnaires de Saint-Paul sont une société, comme on l’appelle dans le jargon canonique, et les Pères sont reliés par un serment d’obéissance au supérieur général. Nous avons une trentaine de Pères et plus qu’un seul Frère âgé de 85 ans. Malheureusement, il n’y a pas eu de nouveaux Frères depuis une vingtaine d’années. Des confrères sont en Syrie, au Liban, jusqu’à l’an passé en Palestine. Depuis les années 30, ils sont en Argentine au service de la diaspora melkite à Rosario, Buenos Aires et Cordoba.

Nous ne sommes pas au Brésil, car il y a plusieurs congrégations religieuses et sociétés missionnaires grecques-catholiques melkites qui s’occupent de la diaspora (1). Outre les missionnaires paulistes, on trouve trois ordres monastiques: les Basiliens Salvatoriens, les Basiliens Aleppins et les Basiliens Chouérites. Nos prêtres paulistes ne prononcent pas des voeux comme les congrégations religieuses, mais nos constitutions comprennent un serment d’obéissance au supérieur général et un engagement à vivre une vie de pauvreté (nous n’avons que les honoraires de messe pour nos dépenses personnelles), et nous vivons le célibat consacré en communautés. Nous n’avons pas, comme les prêtres de paroisse melkites, de prêtres mariés, notamment pour nous libérer beaucoup plus pour le travail de prédication et le travail missionnaire.

Apic: Les paulistes sont engagés dans l’imprimerie et la diffusion d’écrits.

Père Elias Aghia: Historiquement, dans les premiers temps de notre fondation (1903), nous sommes allés enseigner dans les villages. Au départ, à la fin du XIXe siècle, notre fondateur, l’évêque melkite catholique Germanos Mouakkad, a fait la visite de tous les villages. Il prêchait lui-même, et voyait que les prêtres locaux étaient peu formés. Lui qui était déjà un écrivain avec un grand sens de la parole et de l’écrit, il a été sensibilisé aux besoins des gens dans ces zones pauvres culturellement et spirituellement. Il a donc voulu, en fondant les paulistes, faire un travail d’approfondissement du christianisme et de la culture chrétienne auprès de ces populations.

Les cinq premiers paulistes, en une décennie, ont fait pas moins 5 à 600 retraites dans tout le Moyen-Orient. Et comme ils connaissaient l’adage «verba volant, scripta manent», ils ont fondé en 1910 la revue Al-Maçarrat (»La joie»), qui existe encore. Ce sont les paulistes qui la composent, avec l’aide de quelques scientifiques laïcs ou religieux. La revue de réflexion chrétienne traite de thèmes religieux, théologiques, historiques et tire à environ 1’500 exemplaires. Elle est distribuée au Moyen-Orient et dans la diaspora en Occident. Malheureusement, de plus en plus, les intellectuels orientaux ne lisent plus. Ils regardent plutôt la télévision, vont sur internet pour se documenter!

Apic: Ce sont pourtant les intellectuels, principalement les chrétiens, qui ont été à l’origine de la «nahda», la renaissance arabe du XIXe siècle, et de la modernité arabe !

Père Elias Aghia: C’est vrai, et nous sommes venus à un moment où la «nahda» était déjà commencée. Les intellectuels qui avaient une grande connaissance de l’arabe sont allés en Egypte, sous Ibrahim Pacha, qui avait fait la révolution. Ce pays était presque indépendant des Ottomans qui nous occupaient alors. Ce sont en effet les chrétiens qui ont débuté en Egypte les premières revues, les premiers journaux. (2)

Au Liban, nous avons construit en 1910 une imprimerie à Harissa, la deuxième imprimerie moderne après celle des jésuites à Beyrouth, sur laquelle on imprimait Al-Maçarrat. Dans les années 30, notre société missionnaire a fourni des livres scolaires aux écoles et aux centres de formation et d’éducation dans le monde arabe. C’étaient des collections dédiées à la langue arabe, aux sciences naturelles, aux mathématiques, à la calligraphie, à la géographie, etc. Certaines collections sont encore utilisées aujourd’hui en Palestine, surtout l’arabe et la catéchèse. Puis, dès les années 50, on a travaillé notamment dans le domaine du dialogue avec l’islam.

Apic: Les paulistes sont donc engagés dans le domaine du dialogue avec l’islam.

Père Elias Aghia: Instaurer un dialogue fraternel entre les chrétiens et les musulmans fait partie de nos charismes. Des islamologues chrétiens et des cheikhs musulmans étaient invités à dialoguer dans notre revue Al-Maçarrat. On écrivait dans le respect de l’autre et de la vérité. Mais cela a été changé en 1994, car la guerre civile libanaise a été parfois teintée d’antagonisme entre chrétiens et musulmans.

On a alors fondé à Harissa, pour ce débat, un centre de recherche islamo-chrétien, le CERDIC, qui permet à des théologiens chrétiens et musulmans d’échanger leurs points de vue sur divers thèmes. C’est ainsi la première fois que l’on traite de cette manière des questions comme l’unicité de Dieu, la miséricorde de Dieu, le pardon, l’appartenance à la société, etc. Environ trois livres par an sont publiés suite à ces travaux.

Apic: Peut-on dire que grâce à tous ces efforts, le dialogue islamo-chrétien avance au Liban ?

Père Elias Aghia: En réalité, il n’a pas encore débuté. Je vous donne ici la conclusion d’un professeur qui a passé beaucoup de temps dans le dialogue islamo-chrétien: il s’agit du Père Adel Theodor Khoury, un prêtre catholique libanais, professeur émérite à la Faculté de théologie de l’Université de Münster. Ce spécialiste du Coran a écrit une explication du livre saint des musulmans en douze volumes. Connu pour son engagement dans le dialogue islamo-chrétien, il souligne que l’on est encore dans l’antichambre d’un dialogue en profondeur.

Les conditions du dialogue ne se trouvent que très rarement. Citons cependant. par exemple, le dialogue très profond qui existe avec certaines personnalités iraniennes, comme le frère de l’ayatollah Akbar Hashemi Rafsanjani, qui est directeur d’un centre de dialogue islamo-chrétien en Iran, ou avec les grands chefs de l’islam sunnite ou chiite du Liban.

Apic: Mais en dehors de la convivialité, du dialogue de vie, existe-t-il un dialogue plus profond, un dialogue théologique par exemple ?

Père Elias Aghia: Quand on arrive aux vérités théologiques, il n’y a pas de dialogue. Quand les chrétiens parlent du Christ, il s’agit d’un Christ très différent de celui des musulmans. Nous, nous parlons d’un Christ fils de Dieu, incarné dans l’Histoire, eux parlent d’un prophète. Les musulmans parlent de leur religion comme celle qui est venue compléter, achever et corriger les autres. Il faut noter que l’islam est à la fois une religion et une société, et tous deux sont inséparables.

En tant que chrétien, je suis obligé de proposer un dialogue, premièrement parce que le salut du musulman me concerne. Deuxièmement, le Concile Vatican II a souligné la nécessité du dialogue avec les musulmans. Et dans la vie courante, on vit de plus en plus souvent dans une société pluriculturelle et plurireligieuse. Qu’on le veuille ou non, c’est un fait. Le chrétien est concerné par un dialogue, et par un dialogue en profondeur. Un musulman ? Cela ne lui dit rien du tout! Parce que dans sa religion, dans son Coran, il a tout: la croyance en Dieu, le mariage, l’héritage, le jeûne, l’aumône. Le Coran fournit les réponses à toutes les questions concernant Dieu et la société. Il faut noter que les chiites, contrairement aux sunnites, sont plus ouverts aux adaptations que requiert la modernité.

Apic: Les chiites sont plus ouverts aux changements que les sunnites ?

Père Elias Aghia: Effectivement, pour eux, la porte de l’ijtihad (l’effort de réflexion critique, ndr) n’est pas fermée. Et surtout grâce au fait qu’ils ont un imam à Qom, en Iran, ou à Nadjaf, en Irak. Ce dernier peut de temps en temps émettre des fatwas (décret religieux, ndr) pour le temps moderne. Les chiites sont plus ouverts à l’interprétation du Coran, et ils ont une plus grande unification de leur jugement.

Les sunnites n’ont pas cette unité: si le cheikh d’Al-Azhar, au Caire, émet une fatwa, le plus petit cheikh d’Alexandrie ou de Tanta, du Sénégal ou d’Arabie Saoudite, peut émettre un autre décret qui contredit celui d’Al-Azhar. Les musulmans n’ont pas de «Congrégation pour la doctrine de la foi» qui obligerait à une croyance unie. S’il n’y a pas un seul islam, ce n’est pourtant pas une «auberge espagnole» où on ne trouverait que ce qu’on y apporte, car les musulmans ont le Coran.

Apic: On parle d’ouverture, mais en Irak, les chrétiens fuient en masse.

Père Elias Aghia: Je reçois effectivement des nouvelles quotidiennes par internet sur les chrétiens d’Irak. Ils sont pris pour cibles et émigrent principalement vers la Syrie – où les Irakiens, chrétiens et musulmans confondus, sont déjà deux millions! – et la Jordanie. La situation peut être pacifique pendant des centaines d’années, les musulmans et les chrétiens entretenant de très bonnes relations. Mais il suffit d’une période de deux ou trois ans comme celle que nous vivons actuellement en Mésopotamie pour que renaisse un fondamentalisme qui peut tout chambarder. D’un peuple ouvert et généreux, l’envahisseur, par ses grossières erreurs, en a fait un peuple de gens qui vont se haïr pendant des générations. Pour restaurer les relations entre chiites et sunnites, il faudra peut-être des centaines d’années.

Lors de l’invasion de l’Irak, le gouvernement Bush a parlé de «croisade». Les chrétiens sont des victimes collatérales de cette faute fatale, car les croisades rappellent aux musulmans beaucoup d’épisodes pénibles. Malgré les siècles, leur mémoire collective n’a pas oublié les deux défaites musulmanes de Lépante et de Poitiers. Les musulmans se remémorent le passé de façon caricaturale, car ce ne sont pas les chrétiens d’Orient – qui étaient là avant l’arrivée de l’islam – qui sont en cause, mais bien les croisés chrétiens venus d’Occident. Ce réflexe collectif empêche de voir la réalité telle qu’elle est. JB

Encadré

La disparition des chrétiens du Moyen-Orient serait catastrophique

Les guerres et les calamités du Moyen-Orient, notamment le conflit israélo-palestinien, comme aussi les mouvements fondamentalistes musulmans et le très lent développement des sociétés arabes forment une chaîne de causes provoquant l’émigration, estime le patriarche melkite d’Antioche et de tout l’Orient, d’Alexandrie et de Jérusalem, Grégoire III Laham. Et cela concerne avant tout l’émigration des cerveaux, des penseurs, des jeunes, des musulmans modérés, et surtout des chrétiens.

Aux yeux du chef de l’Eglise grecque-catholique à Damas, l’émigration des chrétiens qui frappe toutes les communautés chrétiennes dans le monde arabe, surtout au Liban, en Syrie, en Palestine, en Jordanie, en Egypte et en Irak, représente le plus grand danger: l’Orient se vide de ses chrétiens. «L’émigration des chrétiens, qui représente une hémorragie continue, veut surtout dire perdre peu à peu le pluralisme et la diversité du monde arabe, et la perte des grandes possibilités de dialogue islamo-chrétien, qui est, tout à la fois, un dialogue humain et religieux et un dialogue de la vie sociale, des cultures et des consciences».

Le risque, pour Grégoire III Laham, est que la société arabe devienne une société d’une seule couleur, une société uniquement musulmane. «Ainsi le Proche-Orient deviendrait la région d’une société arabe et musulmane face à une société européenne dite chrétienne, bien que l’Europe et l’Amérique soient sécularisées et pas toujours croyantes. Si cela arrivait, et que l’Orient soit vidé de ses chrétiens, cela voudrait dire aussi que toute occasion serait propice pour un nouveau choc des cultures, des civilisations et même des religions, un choc destructeur entre l’Orient arabe musulman et l’Occident chrétien, un conflit de l’islam et du christianisme. Ce serait un grand malheur». JB

Encadré

L’Eglise melkite catholique est la branche de l’Eglise byzantine

L’Eglise melkite catholique est la branche de l’Eglise byzantine répandue en Orient. Elle compte actuellement 2 millions de fidèles, dont 700’000 en Syrie, au Liban, en Egypte, en Palestine, en Jordanie et en Irak. La majorité a émigré surtout dans le Nouveau Monde. Cette Eglise, qui compte un clergé marié, se veut l’héritière légitime du siège apostolique d’Antioche fondé par saint Pierre.

Le qualificatif de «melkite» (royaliste, du syriaque «melek», roi) lui a été donné au VIe siècle par les chrétiens monophysites d’Egypte au moment des dissensions christologiques qui divisèrent l’Orient après le Concile de Chalcédoine. Il devait stigmatiser, à leurs yeux, la foi défendue par l’empereur de Byzance. Les melkites ont largement contribué au XlXe siècle à la renaissance culturelle et nationale arabe, la «nahda». Les principaux écrivains melkites catholiques furent Nassif Al Yazji et son fils Ibrahim, ainsi que le grand poète Khalil Moutran. Actuellement, sa Béatitude Grégoire III Laham est le patriarche d’Antioche et de tout l’Orient, d’Alexandrie et de Jérusalem pour tous les melkites grecs catholiques. Son Eglise travaille à consolider les relations oecuméniques entre les catholiques occidentaux et les orthodoxes orientaux. JB

(1) La diaspora grecque-catholique melkite est plus importante que les communautés restées au Moyen-Orient: alors que les melkite sont environ 700’000 dans les pays arabes de la région, ils sont plus de 1,3 million dans les pays occidentaux, en Amérique du Nord, du Sud, en Europe et en Australie.

(2) Les melkites d’Egypte sont des descendants de familles originaires pour la plupart de Damas ou Alep, en Syrie, ou de Saïda ou Zahlé, au Liban. Elles se sont installées à Alexandrie ou au Caire à partir du 18e siècle avec une vague importante à la fin du 19e siècle, suite aux massacres de chrétiens en 1860 à Damas et dans la montagne libanaise. En Egypte, ils ont formé au Caire et à Alexandrie une communauté prospère qui a grandement contribué à la modernisation du pays. Ils étaient très présents dans la presse, le cinéma, l’industrie textile, les professions libérales comme les médecins et les avocats. Ce sont des melkites, les frères Takla, qui ont fondé le grand journal «Al Ahram» en 1875. La communauté grecque-catholique melkite comptait environ 100’000 membres dans les années 1940. Il n’en reste en Egypte aujourd’hui que quelque 6’500. La plus grande partie de la communauté a quitté les bords du Nil après la guerre déclenchée par Israël lors de la crise de Suez en 1956 et la vague des nationalisations nassériennes. (apic/be)

26 septembre 2007 | 00:00
par webmaster@kath.ch
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