Rencontre avec Timothy Radcliffe, Maître général sortant de l’Ordre des Frères Prêcheurs

APIC Interview

«Je ne possède rien, sinon quelques vêtements et des livres»

Jacques Berset, agence APIC

Fribourg, 3 avril 2001 (APIC) Dans à peu près cent jours, Timothy Radcliffe ne sera plus Maître général de l’Ordre des Frères Prêcheurs. «Je retourne à la base. Je vais demander à mon Provincial ce qu’il veut que je fasse… je suis dans les mains de mes frères!», lâche Frère Timothy, égal à lui-même, c’est-à-dire avec un grand sourire.

Cet homme chaleureux et communicatif, qui préside depuis 9 ans aux destinées de 6’400 frères (dont 5’000 prêtres), et de plusieurs dizaines de milliers de moniales, de sœurs apostoliques et de laïcs associés, s’apprête à quitter le couvent de Sainte-Sabine, le quartier général de l’Ordre des dominicains à Rome. Rassembler ses quelques affaires ne lui prendra pas beaucoup de temps: «Je ne possède rien, sinon quelques vêtements et des livres… vivre ainsi est une très grande joie, c’est la liberté», lâche-t-il. Comme Maître général, il se doit de visiter ses frères à travers le monde: huit mois sur douze sur les routes du monde, cela ouvre forcément l’esprit!

Disponibilité, simplicité, chaleur humaine, ouverture d’esprit, d’emblée l’interlocuteur de Frère Timothy tombe sous le charme. Agé aujourd’hui de 56 ans, ce fils d’une famille aristocratique anglaise est le seul membre de la Province d’Angleterre à avoir occupé ce poste prestigieux depuis la fondation de l’Ordre par saint Dominique en 1216.

Loin du «politiquement correct»

Elu 85e Maître de l’Ordre au Chapitre général de Mexico en juillet 1992, l’ancien Provincial d’Angleterre a parcouru tous les échelons, depuis l’époque où il manifestait comme jeune dominicain contre les armements nucléaires, disposé à enfreindre la loi pour pénétrer dans une base militaire. C’est que l’Ordre des dominicains, en Angleterre, était «marqué à gauche» en raison de sa lutte contre la guerre, l’injustice sociale et la course aux armements nucléaires. La promotion à Rome n’a pas tué le sens de la justice enraciné au plus profond du jeune homme qui s’engagea un jour chez les Dominicains à cause de leur devise, «Veritas».

Après une visite en Irak en février 1998, sous la menace constante des bombardements américains et britanniques, il n’hésitait pas à écrire: «L’agression américaine et britannique (contre l’Irak) est injustifiée et immorale». Et de dire sa honte de l’embargo meurtrier imposé à tout un peuple. Un discours libre, tout sauf «politiquement correct», voilà ce qui caractérise Frère Timothy.

APIC: Vous avez, comme Grand Chancelier, visité la Faculté de théologie de l’Université de Fribourg. Elle a fait parler d’elle quand Rome a fait des difficultés pour certains candidats auxquels la Faculté voulait attribuer un doctorat honoris causa…

Frère Timothy: Ce problème appartient au passé. Le Vatican a accepté que la Faculté assume elle-même cette responsabilité et il n’est plus nécessaire de demander le «nihil obstat» de Rome. J’ai l’impression que c’est un chapitre clos. Lors du Chapitre général de Mexico, où nous réfléchissions sur la nécessité de fonder des centres de formation dans les pays du Sud pour ne plus faire venir systématiquement les jeunes en Europe ou en Amérique du Nord, nous avons décidé de maintenir Fribourg. Même si, ou plutôt parce que c’est un lieu de débats, les tensions n’étant pas en soi une mauvaise chose. Elles permettent d’échanger les idées et de progresser.

APIC: Généralement, en Occident, les congrégations religieuses connaissent des problèmes de relève…

Frère Timothy: En fait, les Dominicains ne connaissent pas vraiment un problème de vocations. Sur six frères, nous avons un frère en formation initiale au niveau mondial. Nous nous appelons frères, car entre religieux ordonnés prêtres et ceux qui ne le sont pas – la plupart du temps parce qu’ils sont encore en formation – nous sommes vraiment tous frères, il n’y a pas de grande division de classes entre nous: nous sommes tous Dominicains, avec les mêmes droits de vote. Sur 6’400 frères, 1’200 sont en formation initiale.

Contrairement à une idée reçue, les candidats les plus nombreux ne viennent pas du tiers monde. C’est aux Etats-Unis que nous avons le plus grand nombre de candidats. En Angleterre, en France, en Allemagne, beaucoup de jeunes veulent devenir Dominicains. En Suisse, quatre jeunes veulent entrer chez nous cette année.

APIC: Vous avez plusieurs centaines de jeunes en formation dans les pays occidentaux, alors que l’on parle toujours de déclin…

Frère Timothy: A lire la presse, effectivement, on a l’impression que la vie religieuse est morte en Occident, mais ce n’est pas vrai. Etre religieux dans la société actuelle est un signe de contradiction, raison pour laquelle c’est attirant. Dans un monde dominé par l’idéologie de la consommation, les jeunes voient que ce n’est pas dans la richesse et l’accumulation de biens matériels que nous allons trouver notre béatitude.

Je pense qu’il n’y a pas une grande foule en Occident qui entre dans les ordres, mais il y a un bon groupe de jeunes qui se sentent appelés à prêcher l’Evangile dans cette société. Nous avons entre nous une vie très fraternelle et très démocratique. La vie de la communauté est très importante pour nous, et les jeunes cherchent une telle fraternité. Il existe effectivement une grande amitié au sein de l’Ordre des Dominicains. Etre Dominicain ne signifie pas qu’on ne doive pas aimer, mais il faut aimer sans posséder. Les vœux de pauvreté et de chasteté sont étroitement liés. Il est possible d’avoir la nostalgie d’une épouse et d’enfants tout en étant heureux d’avoir adopté le style de vie des religieux.

APIC: La société occidentale, très sécularisée, est également très «érotisée». Dans ce contexte, la vie religieuse peut paraître comme une provocation…

Frère Timothy: Nous sommes tous touchés, car nous sommes tous membres de cette société de consommation. Nous ne venons pas de la lune! Ce n’est pas facile de résister, d’être pauvre dans un monde qui donne tellement de valeur à la richesse matérielle. Il est difficile de faire le vœu de chasteté dans une société qui met tellement en avant la vie sexuelle active.

Même si ce n’est pas facile, nous pouvons découvrir que, si vraiment nous nous donnons pleinement à cette vie religieuse, nous avons une liberté, une joie authentiques. Si nous sommes joyeux, si l’on voit que nous ne sommes pas des hommes frustrés ou coincés, cela peut convaincre les jeunes qu’ils peuvent choisir ce chemin.

APIC: On a l’impression, à lire les médias, vu de l’extérieur, que le discours de l’Eglise sur le corps et la sexualité est un discours de prescriptions, pas de liberté…

Frère Timothy: J’en suis conscient, parce que je lis la même chose dans la presse. Les médias présentent toujours le discours de l’Eglise dans cette perspective. Les médias prêtent beaucoup d’attention à ce que le pape dit de la morale sexuelle, mais Jean Paul II passe bien davantage de temps à critiquer le système économique et les injustices sociales. Cela, les journaux ne le rapportent pas dans la même proportion. Je pense que finalement l’enseignement de l’Eglise n’est pas un discours fait d’interdits ou de permissions, c’est une invitation à vivre. Je pense que vivre pleinement n’est pas toujours facile, mais c’est là le centre de l’enseignement de l’Eglise.

La présence de l’Eglise dans les médias est vraiment un défi, car les documents publiés par le Vatican ne sont pas seulement destinés à la Suisse. Ils s’adressent à un milliard de fidèles qui se trouvent dans presque tous les pays du monde, dans des situations très diverses. Il faut trouver un langage pour chaque situation, l’Eglise n’est pas contre l’inculturation, mais ce travail est prioritairement la tâche de l’Eglise locale.

APIC: Pensez-vous que l’Eglise, notamment dans sa doctrine sociale, est encore pertinente face au défi de la mondialisation et de la financiarisation de l’économie ? L’Eglise n’était pas très visible au Forum Social Mondial de Porto Alegre.

Frère Timothy: Cela dépend de ce que vous voulez dire par présence. Ce n’est pas seulement le Vatican, les évêques ou les prêtres qui manifestent la présence de l’Eglise, mais nous tous. Il y avait sur place beaucoup de laïcs catholiques, ils sont aussi l’Eglise. Si on prend au sérieux l’identité de l’Eglise comme peuple de Dieu, l’Eglise est présente partout, sans qu’il soit nécessaire d’avoir toujours des représentants institutionnels.

Quant au défi de la mondialisation, nous sommes conscients de ses effets, qui sont très durs pour beaucoup de gens. J’ai été témoin, en particulier en Afrique, des conséquences cruelles de la globalisation. L’Eglise entre sérieusement dans ce débat, notamment sur la fonction de l’argent dans notre société. Nous nous rendons compte que nous avons fait de l’argent la médiation principale entre les diverses parties de notre vie.

Nous discutons beaucoup de la question de la financiarisation de l’économie; l’an prochain, en avril, l’Ordre dominicain organisera une réunion à Madrid justement pour traiter ce point. Il faut continuer d’élaborer la doctrine sociale de l’Eglise pour qu’elle prenne en compte ces nouveaux développements de l’économie et de la finance. Il serait faux de critiquer l’Eglise si le pape ne dit pas tout, parce que nous sommes tous membres de l’Eglise et nous devons tous participer à l’évolution de sa doctrine sociale.

APIC: Vous insistez souvent sur cette notion conciliaire «d’Eglise peuple de Dieu»!

Frère Timothy: Je n’ai pas participé au Concile Vatican II, car je suis entré dans l’Ordre exactement le jour de la fin du Concile, en 1965. A l’époque des débats préconciliaires, j’étais encore un enfant. Aujourd’hui, la réflexion sur Vatican II doit se poursuivre. Je pense qu’il faut davantage réfléchir à la question du gouvernement de l’Eglise. Nous avons fait pas mal de progrès, même dans la collégialité – je pense aux Synodes des évêques, qui sont une innovation très importante dans la vie de l’Eglise – mais il faut aller encore plus loin. J’ai participé à plusieurs Synodes à Rome (sur la vie religieuse, l’Europe, l’Océanie, etc.). Je pense qu’il faut les développer comme des lieux de débats et de collégialité, réfléchir au rôle des Eglises locales, penser à une certaine décentralisation.

APIC: Vous dites également que l’inculturation reste un grand défi pour l’Eglise; pourrait-on voir chez nous un jour un clergé marié comme il existe dans les Eglises catholiques de rite oriental ?

Frère Timothy: Il faut effectivement voir comment vivre et laisser vivre la parole de Dieu au centre de nos vies, en Afrique, en Asie, au Japon… Il ne s’agit pas simplement de la traduire dans la vie concrète, car cela pourrait paraître un peu superficiel; on devrait plutôt parler d’incarnation, de faire chair la parole de Dieu dans nos vies.

Quant à l’éventualité d’un clergé marié, par ex. en Afrique, c’est aux Africains eux-mêmes de s’exprimer. Il faut écouter ce que l’Eglise locale a à dire, sinon, l’on va tomber à nouveau dans la centralisation. Vous avez fait allusion à la difficulté de vivre le célibat (cf. les récentes révélations sur les agressions sexuelles de religieuses par des prêtres, qui concerneraient en premier lieu l’Afrique, ndr) et aux différences de conception de la famille dans certaines régions du monde. C’est très important d’en tenir compte pour l’incarnation même de l’Ordre, de revoir ce que signifie le vœu de pauvreté dans ces cultures. C’est un travail à long terme: il faut entrer vraiment en dialogue et il n’y a pas de solutions faciles.

La vie religieuse, pour l’Ordre dominicain, continuera d’être marquée par les trois vœux de pauvreté, chasteté et obéissance. Je suis pour le pluralisme des modèles, mais pour nous, Dominicains, l’inculturation ne signifie pas que nous allons par ex. abolir le vœu de pauvreté. La question est de savoir comment vivre ces vœux. Peut-être bien que l’on aura un jour en Afrique d’autres ordres religieux, avec une autre vocation et un autre style de vie. (apic/be)

3 avril 2001 | 00:00
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APIC – Interview

Secrétaire exécutif de la Commission Nationale «Justice et Paix» en

Haïti

La visite en mars dernier du cardinal Roger Etchegaray, président du

Conseil pontifical «Justice et Paix», a été pour le peuple de Dieu en Haïti

un véritable «ballon d’oxygène», comme l’avait été en 1993 la visite

en

Encadré

Militant infatigable, père de trois enfants et grand-père de trois petitsenfants, Necker Dessables luttait déjà dans les années cinquante. Dans le

cadre des mouvements de jeunesse, précurseurs des mouvements populaires qui

précipitèrent la chute de la dictature Duvalier. Ancien élève des salésiens, il fit ses premières armes dans la JOC, puis dans le Mouvement ouvrier. «Je suis un laïc engagé, commente-t-il, tout simplement».

Chargé du Secrétariat de la Commission Nationale «Justice et Paix» à

Port-au-Prince depuis 1988, il a notamment vécu à ce poste, en contact

direct avec les victimes, la terrible période du coup d’Etat qui a renversé

le président Aristide et qui a fait plusieurs milliers de victimes. La

Commission «Justice et Paix» a, tout au long de cette période,

23 novembre 1995 | 00:00
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