Jacques Neirynck, savant, romancier, et catholique convaincu

apic/Neirynck / interview

SERIE SPECIALE JUBILE DE L’AN 2000

APIC – interview

Jacques Neirynck, savant, romancier, et catholique convaincu

La mondialisation est une évolution positive

Maurice Page, agence APIC

Lausanne, 13février(APIC) Jacques Neirynck est surtout connu aujourd’hui

comme écrivain. Son roman «Le manuscrit du Saint-Sépuclre» a obtenu en 1995

le prix des libraires religieux. «Le siège de Bruxelles» paru récemment et

qui annonce l’éclatement de la Belgique, son pays natal, n’a pas manqué de

susciter de vives réactions. Mais Jacques Neirynck est avant tout un chercheur et un scientifique. Professeur à l’Ecole polytechnique fédérale de

Lausanne depuis 1978, il est l’auteur d’un «Traité d’électricité» qui fait

référence en la matière. Les téléspectateurs suisses-romands se souviennent

aussi de lui dans son rôle de procureur pour l’émission de défense des consommateurs «A bon entendeur».

Catholique convaincu, il n’a jamais manqué non plus de s’engager et

d’exprimer son opinion dans l’Eglise. Doué d’un savoir qui embrasse presque

toutes les branches de l’intelligence, il plaide pour la réconciliation de

la foi et de la science et pour leur enrichissement mutuel.

APIC: L’approche de l’an 2000 suscite toutes sortes de réactions plus ou

moins rationnelles face à l’avenir du monde…

Jacques Neirynck: L’an 2000 est une convention. Si nous comptions les années autrement que dans un système décimal, cela ne signifierait rien. Depuis cinq ou dix ans néanmoins, nous arrivons à la fin d’un monde. Nous allons vers un monde nouveau, «mondialisé». Les privilèges des nations riches

de l’Occident sont en train de disparaître. Le fait que nous cessions

d’exercer une prédominance économique, politique, militaire, provoque aussi

la fin de la prédominance culturelle. Les modèles d’autres civilisations

sont maintenant considérés à égalité avec les nôtres.

APIC: On estime plutôt généralement que le modèle capitaliste occidental

est en train de supplanter tous les autres…

J.N.: Il n’y a pas de modèle unique qui serait valable pour tout le monde.

Jamais les pays d’Asie ne vont accepter notre vision humaniste de respect

de l’individu et notre législation sociale. De plus, ce modèle est occidental dans ce qu’il a de plus superficiel, c’est-à-dire de plus américain,

selon les normes du capitalisme anglo-saxon. C’est pour cela que les Européens sont un peu nostalgiques et très inquiets. Personne ne peut savoir

aujourd’hui comment sera le monde en l’an 2100. Il y aura peut-être des

ruptures plus fortes qu’au XXe siècle.

APIC: Votre vision globale semble plutôt positive…

J.N.: Je suis plutôt optimiste, sauf si l’homme déclenche un suicide collectif par une guerre nucléaire. Les choses peuvent se développer positivement, même au travers de chutes, ou d’incompréhensions. Le bilan du siècle

que nous vivons est positif: la durée de vie a doublé, l’éducation est

beaucoup plus répandue, le confort de vie est plus grand, les droits civils

et politiques sont mieux respectés.

APIC: La mondialisation n’est donc pas un danger?

J.N.:Pour le chrétien, c’est assez clair. Si le monde a été unifié à partir

du XVIe siècle, c’est dû essentiellement aux efforts des Européens, des caravelles portugaises, espagnoles puis des bateaux anglais, hollandais,

français sur tous les continents. On n’a jamais vu une jonque chinoise venir visiter l’Europe. Nous avons voulu la mondialisation. Pour moi, c’est

la réalisation de la parole du Christ: «Allez enseigner toutes les nations», même si cela ne s’est pas fait toujours dans le respect des gens.

Cette mondialisation, cette unification de la planète est une action de

l’Esprit, utilisant les hommes pour ce qu’ils sont.

Un autre aspect frappant de cette mondialisation est l’existence d’une

science et d’une technique planétaires. Si quelqu’un, où qu’il soit, a une

meilleure solution technique qu’un autre, il va finir par le remplacer. Il

n’y a plus de chasse gardée pour des techniques archaïques, pas plus que

pour des idées arriérées. C’est tout à fait positif!

APIC: Ce monde nouveau a besoin de normes nouvelles…

J.N.: Seul un effort commun de réflexion peut permettre de tracer des limites. La vision de l’université médiévale avec la théologie au sommet puis

la philosophie et les autres sciences qui leur sont subordonnées n’est plus

tenable. Mais en sens inverse, le fait de connaître la matière ne nous donne pas pour autant de justes intuitions ou des convictions en matière de

morale. Il faut travailler ensemble, mais c’est malheureusement extrêmement

rare. Il faut former des esprits généraux, ce qui manque un peu.

APIC: C’est une définition de l’humanisme…

J.N.: C’est un humanisme intégré qui tient compte de ce que la technique

fait et de ce que la science trouve. La réflexion cosmologique n’est plus

la même au moment où Darwin produit la théorie de l’évolution, ou au moment

où les astronomes produisent l’hypothèse du Big-Bang. La théologie c’est

adapter des vérités éternelles à un contexte changeant, c’est acculturer

une nouvelle fois. Mais ce travail n’a pas été fait.

En matière de technique, le jour où la pilule est inventée, les normes

morales en matière de sexualité ne sont plus les mêmes. Vouloir à tout force reprendre les normes d’une autre culture et les imposer signifie simplement prêcher dans le désert. Parce que l’homme est différent. Il est très

difficile de faire comprendre aux spécialistes des sciences humaines que

l’homme est en état d’évolution perpétuelle. Prenez un paysan gruérien, il

a aujourd’hui à sa disposition des choses inconnues il y a cent ans et qui

apparemment lui sont étrangères comme un poste de télévision, une voiture ou

une trayeuse mécanique, etc. Mais sa vie est tout-à-fait différente, avec

une ouverture au monde beaucoup plus grande, un travail nettement moins

dur…

APIC: L’homme reste cependant un homme…

J.N.: On ne peut s’imaginer une espèce d’homme abstrait défini philosophiquement une fois pour toute, ni penser qu’on lui visse des prothèses, juridiques, sociales, techniques, mais que le fond ne change jamais. Les réflexes, les attitudes, les attentes changent. Lorsque nous créons des objets

techniques, nous ne modifions pas notre corps, mais nous le prolongeons par

des «appendices» qui fonctionnent comme si c’était notre corps. L’homme qui

ne sait ni lire ni écrire est différent de celui qui écrit. De nouveaux

changements apparaissent avec l’imprimerie, la radio, la télévision, l’ordinateur et internet. Pour moi cela est positif, parce que l’homme est plus

riche en possibilités de communication, même s’il peut faire de plus en

plus de bêtises.

APIC: L’homme se pose pourtant toujours les même questions?

J.N.: Oui, ces questions se sont exprimées dès le début de l’Ecriture ou

dans la tragédie grecque, mais les réponses ne sont pas les mêmes. Comparez

la réponse du catéchisme traditionnel du début du siècle qui dit: «Si le

monde va mal, ce n’est pas Dieu qui l’a fait ainsi, c’est le résultat d’une

faute originelle de l’homme». Depuis on a découvert que l’humain est le résultat d’une très lente et très longue évolution. Le mal n’a pas été introduit dans le monde par un ancêtre. Cette approche traditionnelle du dogme

du péché originel s’effondre.

Face à la mort, l’attitude traditionnelle était: «Comment vais-je rendre

compte de mes actes dans un jugement face à Dieu». A la fin de siècle, les

gens ont une vision toute différente. «Au moment où je serai mort, je demanderai des comptes». C’est un basculement, nous sommes sortis d’une culture de la culpabilité.

APIC: N’y-a-t-il pas alors le risque de voir disparaître toute responsabilité?

J.N.: Je ne cesse de dire qu’il y a un risque à ne plus se sentir responsable de rien du tout. Mais laisser croire comme l’ont fait Paul et Augustin

que si l’homme meurt, c’est de sa propre faute parce qu’un de ces ancêtres

aurait commis une faute gravissime, plus personne ne le croit, sauf les intégristes. Cette attitude change la relation entre l’homme et la mort.

La grandeur de la doctrine traditionnelle était que l’homme prenait toutes les fautes sur lui et les assumait. Je crois qu’aucune culture n’a été

aussi courageuse à ce point de vue. On assiste maintenant au retour du balancier, quand quelqu’un fait une bêtise, ce n’est plus un péché, c’est une

erreur. Il faut se situer quelque part entre les deux. Voilà le germe d’une

culture du XXIe siècle.

APIC: D’où vient alors le salut?

J.N.:Le salut ne résulte pas d’un certain nombre d’opérations «magiques».

Ce que le Christ nous demande, c’est une certaine attitude personnelle.

«Changez de vie, changez vos coeurs».

Prenons le baptême: Quand j’étais jeune, on nous expliquait que dès

qu’un enfant naît, il faut le baptiser dans les trois jours, car s’il meurt

non-baptisé, il est damné. On avait inventé les limbes pour ménager la sensibilité des mères. Plus jamais on ne ferait ça aujourd’hui. A l’égard du

baptême, qui est tout de même l’introduction dans la vie chrétienne, on a

changé radicalement d’attitude. C’est un geste physique certes, mais il

traduit une option de la personne ou des parents, il ne fonctionne pas tout

seul.

Ce message était mal perçu auparavant; peut-être l’est-il mieux aujourd’hui. Autrefois le christianisme avait une composante sociologique importante. Peut-être que nous sommes plus authentiques.

APIC: Cela implique pour les chrétiens d’accepter le fait de vivre en minorité.

J.N.: Cela va de soi. Vous pouvez imposer à tout le monde une religion sociologique formée d’un certain nombre de rites. Mais on se trouve alors au

niveau d’une religion tribale qui n’est plus nécessaire aujourd’hui. La

seule raison de se retrouver en Eglise est d’avoir une conviction réelle.

Mon sentiment est qu’il y a toujours eu 10% de chrétiens et 90% de chrétiens sociologiques. En d’autres lieux ou d’autres temps ces gens seraient

musulmans ou hindous sans se poser la moindre question. Nous vivons maintenant la chrétienté telle qu’elle a toujours été.

APIC: N’est-ce pas une attitude pessimiste ou résignée?

J.N.: Je ne suis pas pessimiste sur l’avenir du christianisme, je le suis

au sujet des structures ecclésiales. Une certaine organisation de l’Eglise

est en train de se décomposer très probablement parce que le christianisme

sociologique n’est plus nécessaire. Jésus n’a jamais organisé d’Eglise,

mais s’est tourné vers ses disciples et leur a dit: «aller prêcher» dans un

mandat qu’il a donné à tous. Je ne suis pas prêtre, mais je m’estime responsable de l’évangélisation.

APIC: C’est une remise en cause radicale de l’Eglise institutionnelle?

J.N.: Je suis catholique pratiquant et je ne souhaite pas que les structures disparaissent, mais j’observe. Le salut vient par le Christ parce que

seul le Christ a prêché certains principes auxquels j’adhère. Autre chose

est de dire: il faut une institution ecclésiastique. Dans mon roman, «Le

manuscrit du Saint-Sépulcre», je dis, et c’est élémentaire pour un ingénieur: «Vous n’en sortirez pas parce que gouverner tant de monde à la fois

est impossible. Personne ne peut gérer une masse d’un million de prêtres et

d’un million de religieux. Décomposez en patriarcats par exemple pour

l’Amérique latine, l’Asie ou l’Afrique. Vouloir gérer de Rome une telle diversité de situations est absurde. C’est se fabriquer des problèmes.»

APIC: On vous rétorquera un risque d’éclatement , de ’protestantisation’…

J.N.: Ou bien nous prenons les protestants au sérieux ou bien nous les considérons comme des chrétiens de seconde zone. Si c’est seulement sur le

plan de l’organisation que nous leur faisons des reproches, le système centralisé de l’Eglise catholique est-il le bon? Avec une doctrine incompréhensible sur certains points, un catéchisme universel dont on dit bien que

les fidèles ne peuvent pas le lire car ils ne le comprendraient pas? Encore

une fois, je crois que cela part d’une fausse idée philosophique d’un homme

idéal défini théoriquement, parfaitement invariable dans le temps et dans

l’espace.

J’ai vécu en Afrique pendant six ans. Les Africains ne sont pas des Européens avec une peau noire. Le racisme des bonnes gens, c’est de vouloir

dire: «si on l’éduque bien il sera aussi bon que nous». En Afrique, tout

est perçu de façon différente, l’Incarnation, le salut ont un autre sens.

Point n’est besoin de rappeler ce que la querelle des rites a signifié pour

la Chine.

APIC: Qu’est-ce alors que que l’Unité?

J.N.: C’est l’unité dans le Christ, la seule que l’on puisse éprouver. Ce

n’est pas l’uniformité, ce n’est pas un clergé recruté de la même façon

avec les mêmes règles disciplinaires partout, ce n’est le même catéchisme

récité de haut en bas, ce n’est pas l’uniformité de la liturgie. L’unité se

fait dans la prédication de Jésus et dans les sacrements. L’unité ne se

fait même pas forcément dans l’uniformité de la morale sociale.

APIC: La morale sociale se base sur le respect de la personne…

J.N.: Le respect de la personne me paraît la base. Les valeurs occidentales

vont-elles finir par être acceptées par tous? On constate que la démocratie

a progressé de façon prodigieuse durant les 20 dernières années. En Amérique latine, en Afrique ou en Asie. Et elle continuera à faire des progrès

parce qu’on se rend compte qu’une société non-démocratique est inefficace.

La démocratie commence par dire qu’en matière politique et juridique les

personnes sont respectables.

Une véritable démocratie va plus loin que le droit de vote pour tous,

mais s’étend à l’Etat de droit, à l’égalité des chances face à l’enseignement et au fond à tous les droits de l’homme. A la fin du XVIIIe siècle,

les droits de l’homme étaient un projet extrêmement ambitieux. Or aujourd’hui ce programme est réalisé dans une très large mesure dans de nombreux pays.

APIC: Une démocratie que l’Eglise catholique se refuse d’appliquer à ellemême?

J.N.: C’est là justement que l’institution ecclésiastique ne suit pas le

siècle. Le refus obstiné de la démocratie dans l’Eglise catholique est une

source de difficultés considérable. On ne peut pas demander aux gens de se

prononcer en tant que citoyens sur des questions juridiques, économiques,

politiques, qui du reste leur échappent dans une large mesure, sans leur

donner le moindre droit de décision dans l’Eglise. Or l’enseignement de Jésus montre qu’il n’y a pas de discrimination, qu’il n’y a pas de chrétiens

de première et de seconde catégorie. Le chrétien ordinaire doit avoir le

même poids que le théologien ou le mystique.

Les procédures de nomination des évêques où le peuple n’est pas consulté

ne sont pas acceptables. Même si c’était uniquement à un second degré par

exemple à partir d’un conseil pastoral élu. Mais rien qu’à l’idée d’une

élection, les autorités ecclésiastiques se sentent mal. Je ne crois pas aux

consultations où l’on n’interroge que les gens dont on est sûr de la réponse, c’est un suffrage censitaire.

J’aimerais me trouver devant des candidats à l’épiscopat qui se prononcent clairement sur les questions qui font problème pour une foule de gens,

ordination d’hommes mariés, ordination des femmes, contraception etc. Le

risque de dérive populiste doit pouvoir être assumé. Ce n’est parce que les

gens sont élus qu’ils sont mauvais.

Le cas du diocèse de Coire est celui d’une nomination où l’on a pas tenu

compte de la volonté des gens. Ce problème traîne depuis bientôt 10 ans.

Dans une boîte ordinaire, quand ça va mal on déplace la personne. Ici on

maintient en place quelqu’un non pas parce qu’il est efficace ou que la

hargne de gens baisse, mais uniquement pour affirmer l’autorité. Cette autorité «vide» est extrêmement dangereuse.

Des structures plus démocratiques permettent d’être sûr que l’on a derrière

soit l’Eglise au sens de communauté. On peut continuer à dire ’non’ à la

contraception, cela n’a aucune espèce d’importance, si les gens n’en tiennent pas compte. Le seul résultat est le discrédit sur la personne qui

tient ce discours.

APIC: Vous vous en prenez directement au pape…

J.N.: Non, je n’attacherais pas ce manque de démocratie directement et uniquement à la personne du pape car il a su être populaire dans certaines

circonstances. C’est toute l’instituion vaticane qui fonctionne de manière

extrêmement abstraite. Un groupe d’intellectuels formés philosophiquement

et théologiquement, mais peu instruits dans d’autres domaines, se prétendent capables de régir tout. Alors que dans certains domaines, ils sont

totalement incompétents. Ils s’y ’cassent la figure’ avec une régularité

invraisemblable. La pastorale c’est acculturer le message de Jésus dans une

société bien déterminée. Encore faut-il la connaître.

APIC: La science expérimentale n’est pas le seul moyen de connaissance…

J.N.: Je dirais que c’est un moyen de «méconnaissance». Pour moi les

sciences naturelles et la technique sont un prodigieux outil de théologie

négative. Elles ne disent jamais ce que Dieu est ou ce que nous devons

faire, mais elles nous disent ce que Dieu n’est pas et ce que nous ne

devons pas faire. Et c’est déjà pas mal.

Galilée dit qu’il y a deux façons de découvrir Dieu: dans l’Ecriture et

dans le livre de la nature. Ou bien nous croyons que la nature est la création de Dieu et nous devons alors l’étudier et essayer de découvrir le

créateur à travers sa création. Nous ne pouvons jamais dire: nous prenons

ceci, mais nous ne prenons pas cela.

APIC: Le livre de la nature dit le comment, il est généralement incapable

de dire le pourquoi…

J.N.: Tout à fait, mais je crois que la théologie est aussi incapable de

dire le pourquoi. Elle peut seulement expliquer ce que d’autres hommes ont

trouvé comme pourquoi. Il n’y a pas de science du pourquoi. Le pourquoi

reste inconnaissable, c’est le mystère. Toute une série de choses restent

mystérieuses et le seront toujours simplement parce que notre esprit est

limité. (apic/mp)

13 février 1997 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 12  min.
Partagez!