Les familles nombreuses et heureuses existent: je les ai rencontrées
APIC – REPORTAGE/ENQUETE
Portrait de la plus grande famille de Suisse
Par Pierre Rottet, de l’Agence APIC
Les familles nombreuses existent encore en Suisse. Mais elles ne sont pas
légion… dans un pays où la moyenne d’enfants par femme est inférieure à
deux. Pour marquer l’Année internationale de la famille décrétée par l’ONU
pour 1994, l’Agence APIC a rencontré trois des six plus grandes familles
de Suisse. Dont les deux plus nombreuses, qu’une enquête a permis de situer
dans le même village d’Adelboden, dans l’Oberland bernois. Seize enfants
pour l’une, 14 pour l’autre… et 12 issus du troisième couple interrogé
dans sa ferme d’Alterswil, près de Fribourg. Quarante-deux enfants… de 2
à 26 ans. Pas banal, par les temps qui courent. Notre reportage.
«Ne comptez pas trouver ici des renseignements utiles sur les familles
nombreuses… parce que les grandes familles ont sans doute moins de problèmes que les autres», assure l’un des employés des services sociaux de
Fribourg. Dans le bureau communal d’Adelboden, Ernest Suter, officier
d’Etat civil, confirme le propos. Il ignore que son village abrite les deux
plus grandes familles de Suisse, plus qu’honorablement connues: celle du
couple Schranz Bircher, avec 16 enfants – 5 filles et 11 garçons -, celle
des époux von Känel, des agriculteurs de montagne, qui ont accueilli le 31
décembre 1992 le dernier né de la famille, leur quatorzième héritier.
Le rendez-vous de mai 68
Gottfried Schranz, 50 ans, maçon de son état aujourd’hui au bénéfice
d’une rente AI à la suite d’un accident de voiture, et Martha, son épouse,
45 ans, se connaissent depuis l’école déjà. L’un et l’autre sont bien loin
des préoccupations politiques qui secouent la France en ce mois de mai 68.
Mariage «oblige»… d’autant que quelque deux mois plus tard, en juillet,
la première des naissances est attendue. Une fille nommée Brigitte. Le premier prénom d’une liste de 16 qui s’achève le 8 août 1990, avec la venue du
dernier enfant. Le dernier? La complicité d’un regard échangé en dit plus
long qu’une réponse. Rien n’est vraiment définitif.
En 1972, la famille Schranz s’agrandissant d’une unité, décide la construction d’une maison comprenant un appartement – celui qu’elle occupe – de
cinq chambres à coucher, des combles aménageables, ainsi qu’un appartement
plus petit en dessous, aujourd’hui loué. Une maison à flanc de côteau située en dehors de la station et presque perdue dans la nature, «à quelque
30 minutes du village, que les gosses parcourent à pied pour aller à l’école». «Si nous avions su… nous l’aurions imaginée plus grande».
De sa poche de pantalon, le mari sort une feuille de papier: les dates
de naissance des 16 enfants. «Je ne les ai pas tous en mémoire, contrairement à mon épouse». Des difficultés? La famille Schranz en a connues elle
aussi. Et notamment dans les années 70, après les naissances des 6e et 7e
enfants. «Une époque de crise», lorsque les derniers étaient petits et que
les plus grands n’étaient pas encore en mesure d’épauler les parents. «Oui,
nous sommes ce qu’il convient d’appeler une famille heureuse». «Non, nous
n’avions pas projeté d’avoir autant d’enfants, mais de les accepter et de
les assumer avec la même joie à chaque nouvelle naissance».
Hormis Jonas, dans sa quatrième année, cinq enfants vont encore à l’école, dont l’un, trisomique, se rend chaque jour en institution à Frutigen.
La seconde des filles est mariée, mère de deux enfants. «Tous les autres
sont en apprentissage ou au bénéfice d’un diplôme»… vendeuse ou jardinière, mécanicien sur voiture ou carrossier. «L’un d’eux a obtenu le meilleur
résultat final des apprentis de l’Oberland bernois».
L’essentiel plutôt que le superflu
Pas le luxe… mais pas la misère non plus. Seize enfants à élever, même
si certains sont aujourd’hui hors du cocon relève davantage d’une philosophie de vie que d’une simple arithmétique de chiffres et de francs. Son salaire de maçon et les allocations familiales perçues avant son accident, sa
rente AI et les bourses d’études aujourd’hui consenties suffisent à remplir
la marmite. A faire face aux différents besoins. L’essentiel plutôt que le
superflu…. sans jamais provoquer de grandes frustrations. «C’est loin
d’être triste les week-ends lorsque tous sont réunis… y compris l’époux
et les enfants de Veronika, les amies et amis des plus grands».
La nécessité d’équilibrer le budget mensuel n’a certes pas permis
d’abonder dans le sens de la société de consommation. En dehors des achats
de la semaine, trois billets de 100 francs permettent de faire les courses
chaque samedi, sans la viande. «Nous avons nos propres porcs que nous engraissons chez ma mère, des lapins aussi», explique M. Schranz. Une bonne
cave pour accueillir ce qu’il est possible d’encaver, pommes-de-terre ou
autres fruits et produits du jardin que la famille cultive, un congélateur
et une fabrication maison de confitures… Toute une organisation que l’expérience aidant a parfaitement paufinée. «Et si par bonheur il me reste un
billet de 10 ou 20 francs, je le glisse quelque part, en prévision d’une
paire de souliers par exemple». Sans parler des assurances maladie, la famille Schranz estime que 2’000 à 2’500 francs sont mensuellement nécessaires pour se nourrir et s’habiller uniquement. «Il faut dire que nous recevons pas mal d’aide d’amis et de parents, sous forme d’habits notamment».
«Nous avons connu des fins de mois difficiles, c’est vrai», reconnaît le
père. Qui constate sans amertume que les grandes familles ne sont pas
vraiment aidées. «En dehors de celles prévues dans le cadre de l’école,
nous avons rarement pu offrir des journées de ski à nos gosses. Les remonte-pente coûtent les yeux de la tête… et on ne fait pas de cadeau».
Le regard des gens sur une famille nombreuse? «Parfois chargé de reproches… souvent incrédule. On reste la bouche grande ouverte». Leurs sorties en montagne passent rarement inaperçues. «C’est une belle classe que
vous emmenez-là en promenade», avait un jour lancé une dame. Une classe?
«Ce sont mes enfants», avait répondu la mère, qui se souvient de l’éclat de
rire de la dame en question: «Elle avait cru à une plaisanterie».
Une ferme… et des relents d’enfance
Ce regard incrédule et d’incompréhension, Peter et Susanna von Känel
l’ont maintes fois croisé. «Les gens rigolent… ou se font accusateurs,
s’imaginant sans doute que nous ne sommes pas en mesure d’assumer financièrement l’éducation de nos 14 enfants. Certains nous en veulent, estimant à
tort que les deniers de l’assistance publique – donc leur argent – servent
à boucler nos fins de mois», commente avec regret le père. «Etre une grande
famille n’est pas bien vu… Mais c’est vrai que si nous voulions vivre ici
comme les gens en ville, avec leur luxe, leur tv ou autres gadgets, il faudrait moins de six mois pour nous mettre sur la paille».
Dans la cuisine de sa ferme, réchauffée par le potager à bois, une partie de la famille est réunie autour de la grande table, pendant que deux
fillettes font ensemble basculer le cheval de bois. Avec son dernier né
tendrement protégé d’un bras vigoureux – un garçon âgé d’une année -, Peter
von Känel râpe une meule de fromage de chèvre de sa fabrication. En 17 ans
et demi de mariage, le couple von Känel a eu 14 enfants, 5 garçons et neuf
filles. Deux garçons sont hors de l’école, l’un en apprentissage dans le
génie civil, l’autre à la ferme pour aider son père, après avoir accompli
une école d’agriculture. Huit sont encore à l’école, quatre attendent d’y
entrer. Tous respirent la santé, même si la famille a besoin de 1’000
francs tous les 2 mois pour payer l’assurance maladie. Le reste des cotisations étant pris en charge par la commune sous forme de subventions.
Peter von Känel, 52 ans, n’a pas trop de sa jeep 4X4 pour monter d’Adelboden à sa ferme, plantée sur un replat de la montagne abondamment enneigé.
Lui non plus n’a pas en mémoire les dates anniversaires de ses rejetons.
L’aveu fait sourire son épouse, âgée de 40 ans. A l’instar des plus grands
enfants, elle donne le coup de main indispendable à l’étable pour soigner
les quelques vaches, les veaux, les chèvres, les moutons, les porcs et les
poules. Tout un monde que la famille accompagne l’été à alpage.
L’aide fournie aux paysans de montagne, les allocations, les produits de
la ferme, la viande en particulier – «nous ne pourrions pas tourner s’il
fallait l’acheter» – et la fabrication du fromage ne sauraient suffire à
boucler les fins de mois. Que le père arrondit en travaillant quelques heures par jour pour la commune. Les achats de première nécessité, la famille
les fait une fois l’an, en se procurant les produits en gros. Les vaches
fournissent le lait à une consommation quotidienne calculée à 15 litres.
Peter et Susanna von Känel ne se sont pas non plus fixé un nombre d’enfants. «Nous prenons ceux que Dieu veut bien nous donner…» Malgré tout le
travail – une aide familiale n’a jamais été nécessaire sauf au moment des
accouchements – l’un et l’autre trouvent le temps de s’occuper des gosses,
de dialoguer… de faire avec eux leurs devoirs d’école. «Chacun possède
son propre animal au milieu de cette nature… «Aucun d’entre eux n’aimerait avoir sa chambre à lui seul». Les vacances? Les von Känel sourient…
Ils ne sont jamais partis bien loin, tout au plus à Berne. Les loisirs?
«Ceux que procurent la compagnie des animaux de la ferme à l’ensemble de la
famille valent à coup sûr ceux que vivent les citadins». (apic/pr)
ENCADRE
Le gynécologue? Connaît pas… ou si peu
Vivre en ville avec 12 enfants? Impossible aujourd’hui, admet Otto Pellet,
agriculteur à Alterswil dans le canton de Fribourg. Agé de 55 ans, marié
depuis 1966 avec Anna, 50 ans, il a vu sa ferme brûler en 1992. Tout avait
été perdu, sauf le bétail. La construction de son nouvel appartement et de
sa ferme est aujourd’hui pratiquement achevée. Douze enfants, dont l’aînée,
mariée, a 26 ans, et la cadette 5 ans. Sur les 7 garçons et 5 filles, quatre vont encore à l’école, les autres, menuisier, mécaniciens sur machines
agricole sont diplômés ou encore en apprentissage. L’un des fils au bénéfice d’un certificat de l’école d’agriculture épaule le père à la ferme.
Avec 66 têtes de bétail et l’aide de la famille, le couple Pellet parvient à joindre les deux bouts… le travail et les produits de la ferme
dont la viande en particulier y contribuent pour beaucoup. Des adolescents,
ça mange… «13 litres de lait par jour, 22 kilos de pain par semaine…»
Sans parler du reste, qu’évoque d’un geste la mère. «Nos enfants n’ont certes pas eu tous les loisirs et les jouets de leurs copains d’école. Ils
l’ont accepté et n’en font pas reproches aujourd’hui…»
L’aide familiale? Anna n’y a jamais eu recours, sinon lors des naissances… et pour quelques jours. Une santé hors du commun, comme le reste de
la famille d’ailleurs. Elle se souvient n’avoir qu’une seule fois dans sa
vie posé les pieds chez un gynécologue. Mal lui en pris: «J’avais cédé à
des conseils avant d’accoucher du 10e. Le médecin, estimant que j’avais la
pression trop basse m’avait prescrit un médicament dont les répercussions
s’avérèrent négatives pour l’enfant à sa naissance. Ce fut ma première mais
aussi ma dernière visite à un gynécologue». Un mauvais souvenir encore accru lors de l’accouchement du même enfant, pour la première fois dans une
clinique de Fribourg: «le personnel de l’établissement ne manquait jamais
de faire une photo des nouveaux nés… ils ne l’ont pas fait pour moi, prétextant un oubli sans importance. Vous avez l’habitude, m’avait-on dit, sur
un ton de reproche: «Vous en avez déjà tellement. Trop». (apic/pr)
ENCADRE
Familles bernoises: un record malgré les lacunes du système suisse
Les statistiques foisonnent en Suisse aussi. Reste qu’il est plus facile de
connaître la consommation de vin ou de chocolat par habitant que le nombre
d’enfants par couple. «Une grave lacune du système suisse. L’absence d’un
organisme au niveau fédéral chargé de s’occuper de politique familiale fait
cruellement défaut», commente le Fribourgeois Germain Bouverat, président
de la région européenne de l’Union internationale des organismes familiaux.
Le recensement fédéral de 1990 a été le point de départ de la présente
enquête. Il n’a cependant en aucun cas permis de situer les lieux de résidence des familles recherchées, en raison de la protection des données. En
outre ni les organismes centraux tels que Pro Juventute ou Pro Familia, ni
les bureaux cantonaux et fédéraux sensés être de près ou de loin en lien
avec l’enfant et la famille, n’ont été en mesure d’apporter une quelconque
réponse. Comme pour mieux souligner les lacunes d’un système qui constate
pourtant d’année en année le vieillissement de la population. Restait
l’espoir des caisses cantonales d’allocations familiales, 21 pour le seul
canton de Fribourg, auquel s’est accroché l’APIC.
Les chiffres le prouvent: les familles nombreuses ne sont pas légion en
Suisse. «Vous trouverez quelques exceptions dans les cantons ruraux», avançaient en prélude à ce reportage le professeur lausannois Jean-Pierre Fragnière, spécialiste en politique sociale. Une affirmation que ne contredit
pas Berne, le canton où se concentre le plus grand nombre de familles nombreuses: une de 16 et une autre de 14 à Adelboden, deux de douze enfants et
trois de 11, deux de 10 et deux autres de 9. Soleure et St-Gall comptent
chacun une famille de 13 enfants, Lucerne en abrite une de 12, St-Gall encore et Appenzel en dénombrent deux de 11. Sur la base du recensement 1990,
la famille la plus nombreuse du canton de Neuchâtel élève 7 enfants, celle
du Jura 8, de Vaud 9, de Genève 8, de Fribourg 12 et du Valais 10.
Et ce ne sont sans doute pas les aumônes – pour certains cantons du
moins – octroyées par le biais des allocations familiales qui allègent les
budgets des familles, même si une initiative parlementaire actuellement à
l’étude vise à les unifier. Les disparités sont énormes, entre le Valais,
le plus généreux des cantons (200 frs pour les deux premiers et 280 pour
les suivants) et Genève, plutôt pingre qui alloue 120 frs pour les enfants
de moins de 10 ans et 145 frs pour les autres. Disparités aussi au niveau
des allocations de naissances qui se situent entre 1’300 frs pour le Valais, 1’000 frs à Fribourg et 700 frs dans le Jura et à Neuchâtel. Berne se
payant même le «luxe» de les ignorer. A noter que seul le canton du Jura
assure une allocation de ménage, d’un montant de 120 frs.
Population vieillisante? La Suisse se situe dans la bonne moitié du tableau européen dans la statistique de la moyenne d’enfants par femme, avec
un indice de 1,61. Un taux supérieur à celui constaté en Allemagne de l’Ouest en 1990 (1,46) et en Italie, le plus bas avec 1,26, mais en dessous de
la moyenne française (1,77) et largement inférieure à celle calculée en Irlande et en Turquie, avec des indices de 2,18 et 3,58. (apic/pr)
Les photos des deux familles d’Adelboden sont disponibles auprès de
l’Agence CIRIC, à Lausanne, tél: 022/625 28 29