Galilée: Les chrétiens d’Israël à la croisée des chemins
Apic Reportage III
Ils aimeraient être des citoyens à part entière
Jacques Berset, agence Apic
Galilée, janvier 2008 (Apic) Au centre du gros bourg musulman de Tur’an, à quelques encablures de la route de Haïfa menant à Tibériade, près de Nazareth, les fidèles de la paroisse grecque-catholique sont rassemblés depuis un bon moment. Ils nous (*) attendent dans leur petite église de pierre que des jeunes du village ont joliment restaurée: ils veulent témoigner de la difficulté de vivre comme arabes et chrétiens en Israël. Beaucoup rêvent de s’installer en Europe, dans les Amériques, en Australie, certains ont déjà franchi le pas.
«Nos fidèles ici sont principalement des ouvriers, des employés, et quelques paysans parce que le gros de nos terres, comme celles de la plupart des villages arabes, ont été confisquées par Israël». Le prêtre du village est amer, et ses paroissiens le sont aussi: «Nous faisons face à des restrictions pour accéder à certaines professions. Beaucoup de nos jeunes n’ont pas la possibilité d’étudier dans le pays, alors s’ils trouvent les moyens, ils émigrent.»
C’est que l’accès des jeunes citoyens israéliens arabes à l’enseignement supérieur en Israël est rendu particulièrement difficile, notamment par le test de «psychométrie». Ce test sert de façon plus ou moins cachée à éliminer les candidats arabes, dénonce Adalah, le Centre juridique pour les droits de la minorité arabe en Israël, basé à Shafa’amr, entre Haïfa et Nazareth. La minorité arabe d’Israël (près de 20% de la population totale du pays, soit quelque 1,4 million d’habitants de citoyenneté israélienne) – à l’exception des druzes, pour lesquels la conscription est obligatoire – n’est en principe pas enrôlée dans l’armée. Les Israéliens utilisent notamment cet argument pour discriminer les citoyens non juifs sur le marché du travail et au niveau de l’accès aux études, déplorent nos interlocuteurs.
Plutôt l’émigration que rester des «citoyens de seconde zone»
«Nous avons connu le rejet et subissons des discriminations, nous sommes des citoyens israéliens de seconde zone. Nous ne voulons pas que nos enfants connaissent la même chose! J’ai un fils aux Etats-Unis, je n’aimerais pas qu’il revienne pour endurer les mêmes humiliations que nous avons subies», lâche un paroissien.
L’église est trop petite pour cette paroisse de 1’600 fidèles grecs-catholiques, sur une population de quelque 11’000 habitants, en grande majorité musulmane. Mais comme le centre historique est classé, la paroisse ne peut l’agrandir. Elle a dû racheter plus loin un terrain qui a été autrefois confisqué en vertu d’une loi discriminatoire, la «Loi sur la Propriété des Absents», mise en place après l’indépendance d’Israël en 1948 pour séquestrer les terres arabes. Cette loi promulguée en 1950 (connue comme la Loi sur les Propriétés «abandonnées») concerne ici des personnes «présentes physiquement» mais considérées comme «absentes juridiquement», qui se voient ainsi dépossédées de leurs biens. (**)
«Comme on ne peut rien changer, nos gens cherchent à émigrer. Depuis 1948, nous ne faisons que reculer: il y avait 75% de chrétiens à Nazareth, ils ne sont plus que 35%. A Tur’an, c’est pareil, nous sommes passés de 35% à 17% aujourd’hui. A Nazareth, depuis la fondation d’Israël, on n’a construit qu’une seule nouvelle église, contre une dizaine de mosquées. Les pèlerins qui viendront en Terre Sainte feraient mieux d’aller à la Mecque, car ils ne rencontreront bientôt plus de chrétiens ici», lance un autre paroissien.
Ce dernier rappelle les attaques de fanatiques musulmans à Tur’an qui, en 1977, ont coûté la vie à un étudiant chrétien, et causé d’importants dégâts matériels: des maisons et des voitures ont été incendiées. «Depuis, nos jeunes partent, car la plaie n’a pas été refermée!» Au moment où notre interlocuteur nous affirme tout de go que la spiritualité chrétienne a quitté ce pays, la prière du muezzin de la mosquée voisine couvre sa voix et envahit l’église, comme pour confirmer son mauvais présage.
Non loin du village de Buqaia’a (que les Israéliens ont appelé Peki’in), des membres d’une famille chrétienne, les Makhoul, se sont déplacés dans les années 50 pour s’établir à quelques kilomètres du centre de ce village à majorité druze. Ce village arabe, le seul à avoir pu s’établir alors que d’autres étaient dynamités, a résisté à cette époque à tous les ordres de démolition: un camion militaire était même arrivé dans le village pour faire sauter les maisons. «Nous avons voulu éviter la confiscation de nos terres, comme cela s’est passé ailleurs dans le cadre de la judaïsation de la Galilée», nous lance un bénévole qui travaille à la construction d’une nouvelle église dans ce quartier de Peki’in.
Pendant un temps, les catholiques locaux célébraient la messe dans une caravane. A Tarshiha, un gros village arabe annexé à la ville juive de Ma’alot, nos interlocuteurs évoquent la confiscation d’une grande partie de leurs terres agricoles. A Mi’ilya, c’est le même discours. «On nous considère comme des réfugiés sur nos propres terres», confie un jeune homme qui a émigré dans le Nordeste brésilien. «Je suis revenu pour fêter Noël dans ma famille, ma soeur vit au Sénégal, d’autres membres de la famille sont aussi partis ailleurs!»
Le «pogrom» de Maghar
Maghar est un gros bourg de Galilée de 18’000 habitants, à majorité druze mais où vivent également quelque 5’000 chrétiens et 2’000 musulmans. La ville a connu en février 2005 un «pogrom», une véritable «nuit de cristal», comme l’a qualifié la presse israélienne. Dans le collimateur, la minorité chrétienne, accusée d’avoir placé sur internet une photo d’une jeune fille druze dénudée. Même s’il s’est avéré rapidement qu’il s’agissait de l’oeuvre d’un jeune étudiant druze, 32 maisons appartenant à des chrétiens ont été brûlées par des centaines de jeunes druzes armés (***), 120 voitures ont été détruites, et les magasins chrétiens ont été pillés.
Le Père Maher Aboud, à l’époque curé grec-catholique de l’église St-Georges à Maghar, est resté 35 jours enfermé dans l’église, qui a été caillassée, témoigne Mgr Elias Chacour, archevêque de l’Eglise grecque-catholique melkite de Galilée, qui nous guide dans les villages chrétiens du Nord d’Israël. C’est qu’ici, la communauté druze n’est pas pacifique, elle est même violente. Durant le pogrom, la police israélienne s’est contentée de regarder; elle n’est pas intervenue durant les premiers jours des attaques, les pompiers non plus, témoigne à son tour le Père Fawzi Khoury, depuis mai dernier curé de Maghar.
«J’ai des raisons de croire que la police a encouragé cette émeute. Les casseurs ont été photographiés, mais pas inquiétés. Ce n’est là qu’un exemple des discriminations dont nous souffrons en tant que Palestiniens citoyens d’Israël. Les municipalités arabes sont toutes en faillite, lance-t-il. L’argent que l’Etat leur octroie ne représente pas le 10% de ce qu’il donne à un village juif de même taille. C’est de la discrimination, contraire aux droits de l’homme. Il n’y aura pas de paix dans ce pays, tant qu’il ne sera pas basé sur la justice!»
Depuis les émeutes, il y a près de trois ans, la majorité des élèves chrétiens ne veulent plus aller à l’école publique, où ils sont exposés aux attaques ou aux quolibets des élèves druzes. Les parents financent le transport vers les villages chrétiens alentours. «Il n’est pas facile de se rendre à l’école avec la crainte d’être maltraités, battus, car si la situation a l’air calme actuellement, il n’y a pas vraiment eu de réconciliation». C’est la raison pour laquelle Mgr Chacour caresse le projet d’édifier une école catholique à Maghar, où des enfants druzes seront également accueillis «dans un esprit de réconciliation, de paix et d’ouverture!». JB
Encadré
Mgr Elias Chacour, évêque melkite de Galilée, veut redonner espoir
Au siège de l’archevêché de l’Eglise melkite grecque-catholique de Galilée, à la rue Hagefen 33 à Haïfa, Mgr Elias Chacour nous conte le destin des quelque 120’000 chrétiens vivant en Israël (dont la situation est différente des 42’000 autres vivant dans les territoires occupés, à 80% dans les zones urbaines, notamment à Bethléem, Beit Sahour, Beit Jala, Ramallah, y compris Jérusalem Est annexée unilatéralement par Israël).
Agé de 68 ans, il est à la tête de l’archidiocèse de Saint-Jean d’Acre (Akka) depuis deux ans. L’Eglise melkite est unie à Rome et c’est la plus grande communauté chrétienne en Terre Sainte: elle compte environ 76’000 fidèles. «Notre Eglise a été un peu abandonnée dans le passé, on n’a pas pris vraiment soin des besoins du diocèse et de ses 35 paroisses. Nombre d’entre elles ont besoin de nouvelles églises, car leurs lieux de culte actuels – construits il y a 200 ou 250 ans – sont trop petits, inadéquats».
En effet, souligne Mgr Chacour, l’église aujourd’hui n’est plus seulement un lieu de prière, mais également un endroit où se réunissent la communauté, les jeunes, les femmes. «Nous avons besoin de maintenir nos écoles, et de ne pas, comme on l’a fait dans le passé, les livrer à l’Etat d’Israël pour en faire des écoles publiques qui n’ont plus aucune relation avec les valeurs chrétiennes. Moi je me bats, contrairement à certains de mes prédécesseurs, pour rouvrir une école dans chaque village où il y a des chrétiens, et pour qu’on y invite nos frères musulmans, juifs et druzes à se joindre à nous dans nos écoles. Car c’est autour des bancs de l’école que l’on peut espérer construire la paix pour demain».
A Maghar, l’évêque melkite rêve depuis longtemps d’un projet qui garantisse une réconciliation profonde entre communautés. Ce projet devrait faire sortir gagnantes toutes les communautés. «C’est surtout une question d’éducation: nous voulons construire une école qui accueillerait 100 ou 200 enfants druzes, qui seraient les ambassadeurs des valeurs chrétiennes dans leur société, comme c’est le cas à Ibilline, près de Nazareth, où 4’500 étudiants fréquentent l’école Mar Elias (Prophète Elie) que j’ai construite: elle accueille 60% de musulmans, des chrétiens, des druzes et même 42 élèves juifs. Ils vivent comme des frères et oublient d’où ils viennent. Ils découvrent qu’ils sont tous des jeunes, qu’ils ont les mêmes aspirations et les mêmes rêves. Ils s’apprivoisent et construisent une amitié entre eux sur les bancs de l’école».
Les projets éducatifs de Mgr Chacour ont pour but de dépasser les barrières entre les communautés, car il n’a aucune intention de créer un ghetto pour les chrétiens. «C’est la même philosophie que j’ai adoptée pour fonder en 2003 le ’Mar Elias University Campus’, la branche israélienne de l’Université américaine d’Indianapolis. C’est la première université arabe chrétienne en Israël et elle accueille 250 étudiants. Elle n’est pas encore reconnue officiellement par l’Etat d’Israël, malgré les promesses».
Avec 2% de la population de Terre Sainte, la minorité chrétienne représente quelque 30% des personnes qui émigrent vers des pays plus accueillants. «C’est très grave. J’ai des réunions avec des intellectuels catholiques pour savoir que faire afin de redonner espoir, un sens d’identité à nos chrétiens, pour que l’émigration se ralentisse, faute de s’arrêter. Mais il faut aussi changer ce que nous vivons ici. Chaque année, nous avons 10’000 jeunes et adolescents qui quittent Israël pour aller étudier en Jordanie. La majorité sont des chrétiens: ils n’ont pas de place en Israël. Nous voulons leur créer une place ici, et leur trouver une place de travail, avant tout dans le secteur privé, comme indépendants, c’est souvent la seule solution!», confie le prélat melkite à l’agence Apic.
Dans de nombreuses paroisses de Galilée, il n’y a plus de terres disponibles, car l’Etat d’Israël les a confisquées. «Les villages qui ont encore 20% de terres sont très chanceux. Des villageois ne possèdent même pas les maisons où ils vivent, car ils sont considérés comme présents-absents (****), comme ceux des villages de Shaab ou de Kaboul, près d’Ibilline». Sans parler d’une cinquantaine de villages non reconnus dans le Néguev et neuf dans le Nord d’Israël, dont la plupart existaient avant 1948.
L’Etat ne leur fournit ni infrastructure ni services comme l’eau courante, l’évacuation des eaux usées, le ramassage des ordures, les services de santé, l’électricité. «En Occident, vous ne savez rien de ces choses, parce que vos gens sont obsédés par ce qui s’est passé avec les juifs lors de la Seconde Guerre mondiale, et vous ne pouvez pas même imaginer qu’il y ait des injustices en Israël, déplore Mgr Chacour. D’une certaine façon, c’est nous, les Palestiniens, qui devons payer la note de ce qui s’est passé en Europe. Mais de grâce, évitez de condamner qui que ce soit, tous les peuples ont des bons et des mauvais côtés, tout comme les individus. De même, évitez de lire votre Bible de manière sélective, pour trouver des arguments pour justifier telle ou telle situation». JB
Père Fawzi Khoury, actuel curé de Maghar
Pour avoir défendu les droits de l’homme en Israël, le Père Fawzi Khoury a dû «en payer le prix». Alors doctorant à Paris à la fin des années 70 à l’Institut catholique et à la Sorbonne, le prêtre palestinien avait créé un fonds pour faciliter le retour en Israël des compatriotes qui étudiaient en Europe. En octobre 1983, alors qu’il était rentré dans son village de Fassouta, en Galilée, pour le mariage de sa nièce, il a été arrêté par la police israélienne et interné. «Ils m’ont empêché de retourner à Paris et m’ont placé en détention administrative près de Haïfa, m’accusant de tous les maux de la terre. J’ai gagné deux fois devant la Cour suprême israélienne, car là-bas, les juges ne croyaient pas aux mensonges du Shin Bet. Le président israélien Haim Herzog n’a pas voulu intervenir. Le président Mitterrand est intervenu deux fois, de même que le ministre Claude Cheysson, car j’étais boursier de l’Etat français».
Né en 1947 à Fassouta un village de Galilée entièrement grec-catholique, Fawzi Khoury est entré à l’âge de 10 ans au petit séminaire de Nazareth, avant de se rendre au Séminaire des vocations tardives de Paris à Morsang-sur-Orge. En 1966, il entre au Séminaire Saint-Sulpice d’Issy-les-Moulineaux, pour être ordonné prêtre en août 1971. Il était alors en correspondance avec le célèbre théologien suisse Hans Urs von Balthasar (1905-1988), qui s’intéressait aux Pères de l’Eglise d’Orient, Origène, Grégoire de Nisse, Maxime le Confesseur.. Il restera très lié avec le théologien bâlois jusqu’à sa mort, ainsi qu’avec l’évêque de Bâle de l’époque, Mgr Anton Hänggi. JB
(*) Une délégation de l’oeuvre d’entraide catholique internationale «Aide à l’Eglise en détresse» (Kirche in Not/KIN) basée à Königstein, près de Francfort, s’est rendue en pèlerinage en Terre Sainte en décembre dernier. L’auteur a participé à cette visite aux communautés chrétiennes.
(**) Dans les années 50, les déplacés internes palestiniens furent considérés, à l’intérieur de l’Etat d’Israël, comme des «présents-absents», en vertu d’une loi très particulière, la «Loi sur la Propriété des Absents» de 1950. Ces déplacés étaient présents physiquement mais considérés comme absents légalement, ce qui permettait la confiscation de leurs terres et de leurs propriétés au profit de l’Etat d’Israël. La plupart d’entre eux ayant été forcés de quitter leurs villages au cours de la guerre de 1948-49, ils avaient fermé leurs maisons à clef, emportant les titres de propriété de leurs terres. L’armée israélienne les a empêchés de retourner chez eux, les villages ont été rasés et les terres distribuées aux kibboutz ou aux colonies de peuplement juives.
(***) Les druzes font leur service militaire dans l’armée, et gardent leurs armes à la maison.
(****) Près de 100’000 habitants vivent dans des villages non reconnus, dont la plupart existaient avant 1948, date de la fondation d’Israël. Il y a quarante-cinq villages non reconnus dans le Néguev et neuf dans le Nord, ainsi que des dizaines de quartiers qui devraient être reliés à des villages déjà existants. Ces villages sont pour la plupart privés des services de l’Etat.
Antenne de l’Aide à l’Eglise en détresse pour la Suisse romande et italienne Ch. Cardinal-Journet 3 1752 Villars-sur-Glâne Secrétariat national Cysatstrasse 5 CH-6004 Lucerne Pour aider les chrétiens de Terre Sainte: Compte chèque postal n°: 60-17700-3 UBS, Genève, Cpte n° 0240-454927.01W
Des photos de ce reportage sont disponibles à l’agence Apic jacques.berset@kipa-apic.ch, tél. 026 426 48 01 (apic/be)