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apic/Rwanda/ SAT diocèse de Butare

APIC – Dossier

Rwanda: le courage du pardon (140795)

Le Rwanda doit vivre!

Maurice Page, agence APIC

Berne, 13juillet(APIC) Quant Ernestine, une jeune femme tutsi, voyait le

nez épaté d’Innocent (typique pour les hutus ndlr), elle pensait immédiatement: «Ce type là est un tueur!» Pour libérer le Rwanda de ces peurs irrationnelles, le travail est immense. «Nous avons vécu la fin d’un monde,

nous devons tenter d’en bâtir un nouveau», témoignent Laurien Ntezimana et

l’abbé Modeste Mungwarareba, responsables du Service d’animation théologique (SAT) du diocèse de Butare. Patiemment, ils tentent de restaurer la

convivialité dans la région.

«En 1959, à l’âge de huit ans, je ne savais pas que j’étais tutsi. Mon

père, simple paysan, a été assimilé à la classe dominante, sa case a été

brûlée, explique Modeste. Au lieu de la révolution sociale que nous attendions, ce fut une révolution ethnique. En 1963, alors que j’étais à l’école

secondaire, des attaques de Rwandais qui avaient fui en 59 au Burundi eurent lieu dans le Bugesera. Ce qui déclencha des massacres contre les tutsis. Tous les hommes tustis de Gikongoro furent tués. J’ai été pris, battu

et laissé pour mort. Un voisin m’a reccueilli et soigné. J’ai alors acquis

la conviction, à l’âge de 13 ans, que si j’avais été préservé ce n’était

pas pour devenir mauvais. J’ai découvert que pour vivre il faut pardonner.»

En 1990, Modeste est arrêté et passe six mois dans la prison de Butare.

L’an dernier, lors du génocide, Modeste échappe une nouvelle foi miraculeusement à la mort, en se cachant dans un plafond. «Si je suis encore là

c’est parce que le Rwanda doit vivre», affirme-t-il de toute la force de sa

foi de prêtre.

«J’ai quitté mon enseignement de professeur de chimie au petit séminaire

en 1992, pour m’engager davantage dans la pastorale et en faveur de la réconciliation», poursuit le Père Modeste.

L’Eglise parlait beaucoup mais n’écoutait pas

Il rejoint alors le Service d’animation théologique (SAT) du diocèse de

Butare repris deux ans auparavant, à la veille du début de la guerre, par

Laurien Ntezimana, un théologien laïc, marié, père de quatre enfants. Après

son retour de Kinshasa et de Louvain où il avait séjourné pour ses études,

Laurien avait constaté que l’Eglise du Rwanda parlait beaucoup, mais

qu’elle n’était pas proche des gens et pas assez attentive à la culture

ambiante et aux événements extérieurs.

Face aux tensions, il découvre la nécessité de travailler pour la paix

et de revoir les orientations pastorales. Il lance l’idée de former des

«noyaux générateurs de paix» capables de gérér les conflits avec eux-mêmes

et avec les autres. Le projet marche si bien que le préfet demande une formation pour tous les agents administratifs de son secteur.

La guerre de 1994, malgré ses horreurs et malgré la mort d’Innocent, le

3e membre du Service d’animation théologique, n’a pas découragé les deux

hommes. «Il n’y a pas de situation définitivement bloquée. Personne ne peut

être considéré comme un ’déchet’. Tous, mêmes les coupables, sont des hommes, nous travaillons sur fond d’éternité. Dieu est à l’oeuvre dans les

gens», souligne Modeste. Convaincu que le Rwanda peut redevenir un pays

uni, le SAT propose un chemin vers la réconciliation. «Le conflit est une

chance, à condition qu’on l’attaque par le bon bout», ose affirmer Laurien.

Remettre l’homme à l’endroit

L’évêque de Butare et la Commission pour la relance des activités pastorales ont confié au SAT la mission de former de nouveaux animateurs paroissiaux, capables de faire face à la déchirure, des «éveilleurs du peuple à

marcher dans la voie du Dieu», «Abakambanzimana» selon le terme kyniarwanda. Le 1er novembre 1994, 19 candidats, hommes et femmes, hutus et tutsis,

«tueurs» et «rescapés» se sont retrouvés pour une session de formation de

trois semaines. Le premier travail fut de s’accepter mutuellement de permettre à chacun d’exprimer sa souffrance et son ressentiment. «L’évolution

de la haine qu’Ernestine vouait à Innocent a été notre baromètre», explique

plaisamment Laurien.

La seconde étape est le retour à la Parole de Dieu, afin de forger une

spiritualité de «l’homme à l’endroit», celui qui pense avec sa tête et marche avec ses pieds.

Tout cela passe par un travail sur le corps, à partir du Taï ji ou

gymnastique chinoise. Pour libérer l’esprit, il faut libérer le corps.

«Comment être doux et humble de coeur si le corps est dur et crispé?»

relève Laurien.

La première mission confiée aux candidats à leur retour chez eux est de

se forger une discipline quotidienne pour pouvoir se gérer soi-même et développer sur le terrain la «capacité d’élimination». Il faut ensuite mettre

en lumière le lien entre la Parole de Dieu et l’histoire en train de se

faire. Il s’agit plus d’apporter un esprit que des structures. Après quelques semaines les formateurs font une visite pour se rendre compte de difficultés rencontrées sur le terrain. La formation se prolonge sur au moins

un an.

La «bonne puissance»

La formation invite les acteurs à trois découvertes fondamentales: l’expérience du ’corps vivant’ pour permettre de redécouvrir et respecter les

rythmes fondamentaux du corps. La seconde expérience, celle du «royaume de

sans soucis», selon la parole du Christ: ’Cherchez d’abord le royaume de

Dieu et sa justice, le reste vous sera donné par surcroît’ (Mt 6, 24-34),

paraît simple. Elle n’est pas facile pour quelqu’un qui a vu sa maison brûlée ou ses biens pillés. On débouche alors sur l’expérience de la «bonne

puissance». L’homme n’a plus besoin pour vivre de la protection de son

compte en banque, de son fusil, de son diplôme ou de ses décorations.

En février, deux des hommes en formation ont été arrêtées et accusées

d’avoir participer aux massacres. Battus et maltraités, ils ont gardé leur

esprit de réconciliation et continuent leur travail en prison, témoigne

l’abbé Modeste.

Un message simple: sortir de la logique de mort

Le message s’adresse à trois catégories de gens. Les coupables sont invités à reconnaître leur péché. Cet aveu est une porte de libération qui

empêche de s’enfermer dans la mort. Les victimes doivent comprendre que le

pardon est la seule issue pour revenir à la vie. Les autorités civiles, militaires et religieuses doivent rendrent une ’justice juste’ dépourvue de

tout sentiment de vengeance.

«Un homme de ma colline, voyant ses voisins arrêtés, est allé de lui-même se mettre dans le rang des accusés, en disant: ’moi aussi, j’ai tué’. Le

fonctionnaire a été tellement impressionné par cet acte qu’il lui a promis

de veiller personnellement à l’instruction de son enquête’, témoigne Laurien.

La justice suppose que la lumière soit faite sur le crime. Il faut beaucoup insister sur le rôle des témoins, souligne Modeste. Tous les Rwandais

ont un devoir de conscience de témoigner de ce qu’ils ont vu. Il ne s’agit

pas d’être des mouchards, mais d’éclairer la justice. Les hutus ont trop

tendance à ne rien vouloir dire alors qu’ils en savent souvent plus que les

tutsis, qui eux parlent plus volontiers.

Des réfugiés revenus au Rwanda se sont parfois concentrés dans des quartiers des villes ou sur une colline. Ils ont constitué des groupes fermés

et violents excluant tout ’étranger’ et rêvant de représailles. «C’est ce

que nous appelons les «monts de violence». A chacun de ces monts correspond

une «vallée de larmes». Il faut entrer dans ces lieux pour y travailler du

dedans. Après 8 mois, les premiers résultats sont positifs et notre travail

est reconnu par les administrations civiles. «Mais nous marchons sur un

fil», avoue Laurien.

Pour un regard de compassion sur l’Eglise

Les jugements sur l’Eglise du Rwanda sont aujourd’hui sévères: collaboration avec l’ancien régime, soutien à la politique raciste, absence d’autocritique, complexe de persécution, bras de fer avec le pouvoir, domination des congrégations missionnaires étrangères, participation directe de

certains prêtres au génocide.

Actuellement, la société civile de Kigali est constituée de cadres du

régime du FPR et de ’rescapés’ qui ont une vision ’unique’ du problème et

qui se distancent de l’Eglise quand il ne l’accusent pas directement, déplore l’abbé Modeste. L’Eglise n’est pas reconnue comme force morale capable d’aider à la reconstruction du pays. Il y a uniquement quelques contacts avec des associations de défense des droits de l’homme.

L’abbé Modeste plaide pour un regard moins inquisiteur et plein de compassion. Il rappelle que l’Eglise a été saignée dans sa hiérarchie comme à

sa base, (3 évêques, 100 prêtres, des centaines de religieuses, des milliers de laïcs) et qu’elle a été quasiment totalement abondonnée par les

missionnaires. Comme la société, l’Eglise doit faire face à la division de

son clergé entre celui qui est au pays et celui qui est en exil. Sur 9 diocèses, 3 n’ont plus d’évêques et seuls 5 ont pu relancer leur pastorale,

les 4 autres manquent totalement de moyens humains et matériels.

Parmi les aspects positifs, Modeste insiste sur la mobilisation des

laïcs et la prise de conscience qu’un nouveau type d’évangélisation est nécessaire. La place de l’Eglise dans la société et les rapports Eglise-Etat

doivent être redéfinis. Souvent, témoigne-t-il, le simple retour d’une

communauté religieuse dans les collines a redonné confiance aux gens. Enfin

l’activité scolaire, sanitaire, sociale et caritative a repris en maints

endroits.

Aujourd’hui une assistance financière, matérielle mais aussi humaine

reste nécessaire, notamment pour la formation des prêtres. (apic/mp)

14 juillet 1995 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 6  min.
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