Berne: visite d'un évêque philippin menacé de mort par Duterte

Depuis l’arrivée au pouvoir du président populiste Rodrigo Duterte aux Philippines en juin 2016, sa «guerre contre la drogue» a fait déjà plus de 30’000 morts, déclare Mgr Pablo Virgilio Siongco David, évêque de Caloocan, une des villes du Grand Manille.

Le vice-président de la Conférence des évêques catholiques des Philippines (CBCP) était de passage à Berne le 29 mai 2019 à l’invitation d’Action de Carême, où il a fait part de ses profondes inquiétudes à l’administration fédérale et au président de la Conférence des évêques suisses (CES).

Traité publiquement de «fils de p.» par le président Duterte, qui l’a personnellement menacé de mort, Mgr Pablo Virgilio Siongco David n’est pas le seul visé: dans un discours prononcé le 5 décembre 2018, le président a carrément appelé à «tuer les évêques», «ce ramassis d’imbéciles qui ne sert à rien et qui ne font que critiquer».

Une guerre sanglante et controversée contre la drogue

L’évêque de Caloocan a confié à cath.ch que, malgré les menaces et les intimidations, rien ne pourra l’empêcher de poursuivre ses devoirs spirituels et pastoraux. L’évêque de Caloocan est parmi les voix les plus critiques de la guerre controversée contre la drogue menée par Duterte, qui n’a pas hésité pas à se comparer à Hitler lors d’un meeting en septembre 2016. Il avait osé tirer un parallèle entre sa sanglante campagne contre le trafic de drogue et l’extermination des juifs par Adolf Hitler.

La guerre contre la drogue du président Duterte aurait déjà fait près de ` morts (Photo:Wikimedia)

S’il a récemment refusé la protection offerte par le chef de la police locale – qui n’avait rien entrepris jusqu’à maintenant contre les menaces venant ‘d’en haut’ – l’évêque de Caloocan se réjouit par contre du soutien reçu de gouvernements occidentaux et surtout du pape François. Le 20 mai 2019, au sortir de l’audience avec les évêques philippins en visite ad limina à Rome, «le pape François m’a retenu et m’a donné une bénédiction spéciale. Je suis avec vous, m’a-t-il dit, sachant les épreuves auxquelles vous faites face dans votre diocèse».

Soutien bienvenu du pape François

«Aucune menace ou intimidation ne peut m’empêcher de poursuivre mes devoirs spirituels et pastoraux», souligne-t-il, tout en précisant qu’il ne s’en prend pas aux personnes quand il est en chaire. «Je n’ai jamais critiqué le président personnellement depuis la chaire, car elle est réservé à la diffusion de la Parole de Dieu».

Il se permet par contre de critiquer sa politique, en montrant par exemple les vidéos glaçantes du journaliste Vincent Go, qui les publie sur Youtube. Ce dernier suit à la trace des groupes de «vigilantes», souvent des policiers, habillés de noir, le visage masqué, qui partent à moto, en plein jour, exécuter des gens dans la rue. «Ces journalistes, qui courent de grands risques, font un travail de documentation remarquable sur ces assassinats extrajudiciaires justifiés par Duterte par sa guerre contre la drogue. La police reconnaît 6’000 morts dans ce combat, mais il y a plus de 25’000 DUI, c’est-à-dire ‘death under inquiry’».

La police prétend souvent que ces jeunes, la plupart du temps issus des quartiers pauvres, ou des ruraux venus chercher du travail en ville, étaient armés, et qu’elle a riposté en légitime défense. Des caméras de surveillance ont montré de nombreux cas où les jeunes non armés ont été arrêtés avant d’être exécutés. «Après, on les retrouve avec une arme posée à côté d’eux…»

Des ‘escadrons de la mort’

«Il y a de véritables ‘escadrons de la mort’, que le gouvernement prétend ne pas connaître, qui enlèvent les jeunes, les emmènent dans des ‘maisons de sécurité’ où ils les torturent pour obtenir d’autres noms de suspects, avant de les abattre».

Des jeunes abattus en plein milieu du trafic sont abandonnés ainsi dans la rue pendant des heures. «Les gens ne s’arrêtent même plus, ils pensent, comme le dit la propagande officielle, que c’est un suspect de trafic de drogue ou simplement un consommateur. Ils détournent la tête, ils ont peur. C’est chaque jour comme cela, et beaucoup de victimes sont des innocents. On peut véritablement parler de campagne d’extermination».

Complicité des forces de l’ordre

Ces exécutions se font avec la complicité des forces de l’ordre, et souvent, quand il y a une exécution, les caméras de surveillance dans les quartiers sont désactivées: «il y a une coordination!»

L’Eglise tente de venir en aide aux drogués qui se sont rendus et qui ont besoin d’aide. «Nous avons lancé des programmes dans nos paroisses, nous sommes proactifs. Cinq de nos paroisses ont mis sur pied des centres de réhabilitation pour soigner ceux qui sont tombés dans la drogue, avec l’aide de membres de La Salle University (DLSU) et de l’Université jésuite Ateneo de Manille. Nous avons en ce moment 350 patients. Nous croyons que nous pouvons les sauver, tandis que Duterte pense qu’il faut simplement les éliminer».

L’Eglise gère des centres de réhabilitation pour drogués

Quand ces patients sont déclarés «clean», c’est-à-dire sevrés, il s’agit de faire effacer leur nom de la «drug watch list» de l’Agence philippine de lutte contre la drogue (PDEA). «Dans les quartiers, les villages, les autorités doivent signaler les consommateurs et trafiquants connus et ceux qui sont dénoncés afin qu’ils soient sur la liste. S’ils refusent de mettre la liste à jour, ces responsables sont accusés d’être eux-mêmes des trafiquants. Ceux qui sont sur la liste peuvent être arrêtés voire assassinés».

Mgr Virgilio Siongco David avec Mgr Felix Gmür | © Action de Carême

Mgr Pablo Virgilio Siongco David le souligne avec force: «Nous respectons le gouvernement, qui a été élu par le peuple. Nous sommes aussi contre le trafic de drogues, mais nous voulons que le combat contre ce fléau se déroule dans le respect de la loi. Nous refusons les assassinats extrajudiciaires et nous voulons que l’on arrête ceux – les invisibles – qui gèrent d’en haut le trafic de drogue».

L’Eglise a perdu son influence

L’évêque de Caloocan ne cache pas son inquiétude quant à l’avenir de la société philippine, qui a perdu la politesse, le sens de la communauté et le respect qui caractérisaient la culture du pays. Par mode de survie, les Philippins sont devenus individualistes et indifférents aux autres. Dans ce diocèse de 2 millions d’habitants, la plupart des gens ne fréquentent plus la messe, même s’ils se disent catholiques, comme 80% de la population philippine.

«L’Eglise a perdu son influence, même si la plupart gardent leur dévotion, leur religion à eux. Les pauvres, qui sont ciblés, cherchent uniquement à survivre. La majorité des victimes sont des squatters, des sans domicile, des émigrés de la campagne venus en ville chercher du travail, des habitants des slums… Ils prennent souvent de la drogue par désespoir. Ce sont eux qui font les frais de cette guerre contre la drogue. Quant aux grands trafiquants, aux barons qui contrôlent le business, ils sont invisibles. Ils savent comment faire avec les politiciens et la police…»

Les évêques mis au pilori

Les réseaux sociaux regorgent désormais de vulgarités. Pas étonnant quand Duterte n’hésite pas à insulter avec les mots les plus vils les chefs d’Etat qui le critiquent pour les graves violations des droits humains, que ce soient les Etats-Unis ou l’Union européenne. Les évêques sont traités de «bande d’hypocrites».

«Le président déclare en public: je suis immoral, mais je le dis, tandis que les évêques le sont aussi, mais le cachent. Les gens aiment entendre cela, car avant, les évêques étaient intouchables. En prétendant démythifier le clergé, en lançant contre lui des attaques générales, sans preuves, Dutertre sait qu’il peut l’insulter sans retenue, car les gens ont conscience des problèmes d’abus sexuels, de scandales financiers. En brandissant en public le livre ‘Altar of Secrets: Sex, Politics, and Money in the Philippine Catholic Church’, publié en 2013, il entend intimider les évêques et les prêtres, détruire leur crédibilité. Il laisse croire que cela se passe actuellement, afin que l’Eglise se taise devant les exactions en cours».  (cath.ch/be)

 

https://youtu.be/IPOl_AFqUiI

Mgr Pablo Virgilio Siongco David, évêque de Caloocan, aux Philippines | © Jacques Berset
30 mai 2019 | 00:13
par Jacques Berset
Temps de lecture: env. 5 min.
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