Bilan et perspectives du COE en compagnie de Desmond Tutu, Prix Nobel de la Paix 1984
«Dieu n’est pas spécialement chrétien…»
Genève, 24 septembre 1998 (APIC) «Dieu n’est pas spécialement chrétien. Il est le Dieu de tous ceux qui se revendiquent de lui», considère Mgr Desmond Tutu, ancien archevêque du Cap. Dans une interview accordée au Service de presse protestant, il dresse le bilan et entrevoit les perspectives du Conseil œcuménique des Eglises (COE), qui a célébré mardi à Genève le 50e anniversaire de son existence. Rencontre.
Président de la Commission sud-africaine «Vérité et réconciliation», mise en place pour tenter de panser quelque peu les plaies de l’apartheid, loin d’être fermées, Mgr Desmond Tutu a marqué les 50 ans du Conseil oecuménique de sa bonhomie et de son soutien à cette institution installée à Genève. Invité de la cérémonie officielle le 22 septembre aux côtés notamment de Sadako Ogata, Haut-Commissaire des Nations unies pour les réfugiés, et de Flavio Cotti, président de la Confédération, le prix Nobel de la Paix 1984 a rappelé la dette des Eglises sud-africaines à l’endroit du COE pendant les années de lutte contre l’apartheid. Desmond Tutu a également plaidé pour une prise en compte, dans des situations de conflit ethniques ou sociaux, d’une justice qui ne se contente pas d’être distributive, mais qui fasse du pardon le coeur de son action.
Q.: Quel bilan tirez-vous à l’occasion des 50 ans du Conseil oecuménique des Eglises?
D. Tutu: Le Conseil oecuménique des Eglises a vu le jour en un temps où le monde était profondément bouleversé, meurtri et brisé. Nous avions besoin de panser nos blessures. Cette institution a été utilisée par Dieu comme un instrument en vue de cette guérison. Il a permis à des pays qui se tenaient à la gorge de se rencontrer. Le bilan est donc très positif. Et ce spécialement pour quelqu’un qui est originaire d’un pays marqué par les déprédations du racisme et de son cortège d’injustices. Le COE a fait beaucoup pour inscrire à l’agenda du monde de nombreuses questions cruciales. Il y a là une instance que Dieu a utilisée non seulement pour rassembler les Eglises, mais aussi pour unir l’ensemble de l’humanité.
Q.: Comment évaluez-vous personnellement la lutte du COE contre l’apartheid en Afrique du Sud?
D. Tutu: Le COE a lancé en son temps un programme pour combattre le racisme, un programme très controversé, comme cela devait être… Jésus-Christ lui-même a été très controversé. Le COE a inscrit la lutte contre le racisme en priorité à l’agenda des Eglises. En Afrique du Sud, nous avons bénéficié de ce projet, même si cela a allumé un véritable incendie. La communauté blanche a commencé à haïr le COE, parce qu’il avait accordé aux mouvements de libération des soutiens à des fins humanitaires. Le gouvernement sud-africain, quant à lui, a affirmé que le COE soutenait des terroristes et leurs violences. Suite à cela, les Eglises d’Afrique du Sud ont cessé de payer au COE leurs cotisations. Cela ne fait aucun doute pour moi: le COE a joué un rôle majeur dans la lutte anti-apartheid.
Au travers de cette lutte, nous avons découvert que le christianisme est vraiment lui-même là où il y a de la souffrance. C’est une foi qui supporte ceux qui souffrent à cause de l’oppression politique, ou à cause de la pauvreté. Tout cela n’est pas surprenant lorsque l’on sait qu’au coeur de la foi chrétienne il y a la croix. Là où les gens sont confortablement installés, il n’est pas facile de discerner quelles sont les véritables enjeux et il devient difficile de ressentir de la motivation pour un engagement.
Q.: A votre avis, quels devraient être à l’avenir les grands axes du travail du COE?
D. Tutu: A l’avenir, le COE devrait particulièrement s’attacher à promouvoir la justice économique dans le monde. La question de la dette des pays pauvres est cruciale. J’espère que les Eglises membres du COE vont participer au mouvement du jubilé de l’an 2000 et inciter leur gouvernement à agir concrètement sur la dette internationale. L’impact serait majeur sur les pays les plus pauvres du monde: une meilleure éducation, un mieux en matière de santé publique, de l’eau propre à disposition… Le Conseil oecuménique des Eglises doit aussi être ferme dans sa lutte pour la participation des individus au processus de développement de leur propre pays, dans son combat contre la corruption et contre les dictatures militaires.
Un autre axe important du travail du COE ces prochaines années touche à la promotion du rôle des femmes. L’Eglise chrétienne doit réaliser combien nous nous appauvrissons sans le ministère des femmes. Dans l’Eglise anglicane depuis 1992, nous nous sommes incroyablement enrichis par l’accession des femmes à des postes à responsabilités. Il y a aussi le thème de la sexualité. Autrefois en Afrique du Sud, nous étions pénalisés par le simple fait d’être noirs. Personnellement, après avoir combattu le racisme qui cherchait à pénaliser les gens pour quelque chose sur lequel ils n’ont pas prise, je ne peux souscrire à des thèses homophobes. A mon avis – et les évidence médicales le soulignent – les hommes ou les femmes ne choisissent pas d’être homosexuels ou lesbiennes. Il s’agit d’une question de justice: nous ne pouvons discriminer ces enfants de Dieu, et les exclure de la manière dont ils le sont dans les Eglises. Enfin, le dialogue interreligieux est également un axe important pour le travail futur du COE. Les gens veulent de plus en plus être eux-mêmes et résistent à la diversitéé. Moi, j’aimerais que l’on célèbre cette diversité… de races, de genres, de cultures, de foi… Dieu n’a pas besoin des chrétiens pour protéger Dieu. Et Dieu n’est pas spécialement chrétien. Il est le Dieu de tous ceux qui se revendiquent de lui. Etre exclusif en matière religieuse n’amène rien. La rencontre de personnes fabuleuses comme le Dalaï Lama m’émeut. Quiconque l’a rencontré et affirme qu’il n’y a pas là un homme d’une sainteté et d’une bonté transparentes, est un être insensible. Dieu n’est pas déshonoré par le fait que le Dalaï Lama ne soit pas un chrétien. L’amour et le souci de Dieu pour les humains ne se limite pas aux seuls chrétiens. Soyons plus détendus! Ayons à l’esprit que nous avons entre nos mains le monde de Dieu, une sorte de jardin extraordinaire aux multiples couleurs.
Q.: En Afrique du Sud, vous présidez la commission «Vérité et réconciliation» chargée de faire la lumière sur les horreurs de l’apartheid. Qu’avez-vous appris au travers de cette présidence?
D. Tutu: Nous autreshumains, nous avons la plus odieuse capacité de faire le mal. Quand vous avez entendu le témoignage des plus terribles atrocités, vous devez vous répéter en votre for intérieur: «Par la grâce de Dieu, je continue». Par ailleurs, quelle joie intense quand on découvre que l’être humain a aussi la capacité extraordinaire de faire le bien. Les personnes qui ont cruellement souffert, qui devraient être consumées par l’amertume et la haine, ont fait montre pendant les audiences d’une magnanimité et d’une volonté remarquables de pardonner. J’en suis venu à réaliser qu’il n’y a aucun avenir possible sans le pardon. (apic/spp/pr)