Dire Dieu en aymara

Bolivie: La nouvelle évangélisation au service d’une culture ancestrale

Par Pierre Rottet, de l’Agence APIC

La Paz, 11 février 1998 (APIC) Les nattes noires, les yeux légèrement bridés, les pommettes saillantes et rouges. Rien, en apparence, pas même les vêtements, ne distingue ces religieuses d’un genre nouveau des autres femmes aymaras de Bolivie. Si ce n’est leur volonté de promouvoir une culture longtemps méprisée, et de se mettre au service de la nouvelle évangélisation. Elles s’expriment en aymara, la langue maternelle des héritiers aujourd’hui marginalisés de la prestigieuse civilisation de Tiahuanaco sur les rives du Lac Titicaca. Notre reportage en Bolivie, en compagnie du Père Queloz, un rédemptoriste originaire de Saint-Brais, dans le Jura.

Elles ont 16 ou 17 ans pour la plupart. Leur niveau scolaire ne dépasse guère celui de la 3e ou 4e primaire. Et pourtant elles sont religieuses, postulantes ou déjà novices de la toute nouvelle Congrégation des Sœurs missionnaires aymaras, du nom de cette ethnie bolivienne des hauts plateaux andins. L’expérience, menée avec l’aide d’un missionnaire rédemptoriste jurassien, le Père Pedro Queloz, 63 ans, est un modèle d’inculturation, loin des schémas habituels et des couvents conventionnels. Loin des règles figées et immuables.

L’»entreprise» a de quoi déranger. Colonisés par les conquistadores espagnols, exploités par la société bolivienne, les Aymaras ont renforcé leur méfiance au fil des ans à l’égard de la culture dominante hispanique. D’où l’importance de la démarche à peine naissante: évangéliser le milieu aymara par des gens de même culture, de même langue.

Aymaras de culture et religieuses par foi

Les rires spontanés et juvéniles des religieuses aymaras le confirment: il se passe quelque chose de pas banal à Yanacachi, à quelque 80 km de La Paz, dans un village colonial typique de la sierra bolivienne niché à 1’200 mètres d’altitude. La richesse de la palette des verts des montagnes environnantes ne trompe pas: plus bas, en suivant la vallée et son rio tumultueux s’ouvrent les premières forêts amazoniennes, encore perdues dans les brumes matinales de ce dimanche qui s’annonce chaud.

Aymaras de culture, religieuses par foi. Le charisme de ces toutes jeunes sœurs est simple: la promotion intégrale de la femme aymara bolivienne. Quitte à crier au monde qu’on peut défendre une culture brimée pendant des siècles tout en servant Dieu. Qu’il est possible de prier et de penser en aymara. Les yeux légèrement bridés, les joues pleines, rougies et craquelées par le soleil brûlant et les terribles vents froids de l’altiplano à 4’000 ou 5’000 mètres, petites de taille, «las monjas (sœurs) cholas» ont choisi de se vêtir comme toutes les femmes indiennes de leur sang. Avec leurs amples «polleras», des jupes colorées qui se superposent pour protéger du froid vif des altitudes. Avec aussi leur petit chapeau melon, comme suspendu au-dessus des longues nattes noires.

La Congrégation des sœurs missionnaires aymaras est aujourd’hui forte de 17 membres: 6 postulantes, 2 novices et 9 professes. Elle a été fondée en 1981 et s’est immédiatement implantée avec deux petites communautés dans deux villages de l’altiplano, Viacha et Laja, avant l’ouverture d’une troisième maison, il y a trois ans, à Yanacachi.

La plus jeune religieuse a 16 ans, la plus âgée, présente depuis le début de l’»aventure», n’a guère plus de 40 ans… Avec plusieurs de ses consoeurs, elle partage déjà ses connaissances dans plusieurs villages indiens de l’altiplano. Les autres ont 17, 18 ou 24 ans. «Elles sont jeunes, avec des espérances plein la tête et le cœur, mais elles sont aussi très fragiles», murmure le Père Pedro. L’an dernier, quatre d’entre elles sont reparties à la maison, une postulante, une novice et deux professes. Pas de quoi tout remettre en question. Pas de quoi tout f… en l’air», lance, confiant, le guide spirituel des religieuses aymaras de Yanacachi. Une tâche confiée par l’archevêque de La Paz d’alors, Mgr Luis Sainz Hinojosa, puis confirmée par l’actuel, Mgr Edmundo Abastoflor Montero.

Les fleurs et la coca

La région est majoritairement de culture aymara, d’où l’implantation de cette 3e communauté de soeurs. Ici, les gens sont agriculteurs depuis des générations, pour certains, alors que d’autres le sont devenus, après la fermeture des mines d’étain dans les années 80. Les campesinos vivent de plantations de fleurs… et des feuilles de coca qui poussent en abondance et en toute légalité le long des coteaux, destinées qu’elles sont à une utilisation ancestrale et médicale. Uniquement?

Un jour, se souvient le missionnaire rédemptoriste de Saint-Brais, dans les Franches-Montagnes, l’archevêque de La Paz est venu me trouver. Il était accompagné d’une petite délégation de Sœurs de cette nouvelle communauté. «On cherche un prêtre religieux, ainsi qu’une maison pour les missionnaires aymaras», m’a-t-il proposé.

Le Père Queloz venait d’être nommé à la tête de la paroisse de Yanacachi. C’était il y a trois ans. Une paroisse dont la partie la plus haute culmine à 4’800 mètres, pour atteindre son niveau le plus bas vers 1’200 mètres. En quelques mots: 3’600 mètres de dénivellation, 100 km d’un bout à l’autre, pour une population de 4 à 5’000 personnes, réparties en une trentaine de communautés.

Ne pas être bricoleur? Un signe de non vocation!

Entre l’endroit accidenté à souhait et le rédemptoriste jurassien, ce ne fut pas d’emblée une «histoire d’amour». Quelque 80 km seulement séparent la capitale La Paz du village. 3 à 4 heures d’un terrible voyage, sur un chemin étroit aux mille tournants, rocailleux, poussiéreux ou boueux selon la saison, infranchissable parfois, mais toujours bordé des plus vertigineux précipices. Une descente qui n’en finit pas, depuis les hauts plateaux où l’air se fait aussi rare que les derniers brins d’herbe jaunie, jusqu’à la luxuriance d’une forêt annonciatrice de chaleur amazonienne.

Le Père Queloz venait de rénover la maison des Rédemptoristes à La Paz, lorsqu’il apprit que des sœurs italiennes établies à Yanacachi s’en allaient vers d’autres horizons après 30 ans de service. C’est dans leur demeure qu’il s’installera, après l’avoir réaménagée. Aujourd’hui les choses ont changé, entre la nature, le village – classé site historique – et lui. Chaque jour qui passe est chargé de la même émotion. Imprégnée aussi des mêmes fragrances des champs de fleurs sans cesse cultivés.

Les premières jeunes religieuses aymaras sont arrivées peu après son installation. Sur le terrain acheté par l’archevêché juste en-dessous de la cure, le Père Queloz a construit la maison des sœurs sur deux étages, la chapelle dans le prolongement de la salle à manger, l’atelier et une salle pour les cours. Il a encore aménagé le terrain de jeu et aménagé le jardin potager. Le tout grâce à des plans que le rédemptoriste jurassien a dessiné lui-même et qui ne doivent rien à personne. Il faut savoir tout faire: «Ne pas être bricoleur est un signe de non vocation dans des régions comme celle-ci», lâche-t-il, visiblement amusé de notre étonnement, devant l’œuvre inaugurée le 10 juillet 1997. Avec le four àà pain en plein air, encore chaud de la dernière fournée, retirée un peu plus tôt par Pasquale, professe depuis 1994.

Du certificat d’étude primaire à l’Université

Vingt-cinq ans à peine, le regard plein d’une assurance qui tranche avec les gens de son ethnie, elle est entrée en 1989 dans la congrégation. «Nous ne voulons pas seulement être témoins, mais aussi porter notre culture. Et pour cela, il convient de se relever, de se «battre». Beaucoup n’ont pas conscience de leur appartenance. Ils la nient ou s’en moquent, parce qu’ils portent encore les marques indélébiles du rejet et du mépris. Promouvoir la femme aymara et aider l’enfant à s’épanouir, c’est aussi promouvoir la famille, aider mon peuple. Voilà pourquoi j’ai choisi ce chemin, pour lequel le Seigneur m’a appelée».

Lorsqu’elle est entrée dans la Congrégation des Sœurs missionnaires aymaras, Pasquale n’avait pour toute formation qu’un certificat d’étude primaire. Quelques années d’école, sans plus. Son ambition aujourd’hui? Entrer à l’Université, our se donner une formation dans l’éducation des enfants. Et prononcer ses vœux perpétuels. Quand? «Lorsque je me sentirai prête». Une question de temps, qui ne compte pas. L’un des seuls trésors que le peuple aymara a su conserver, à l’instar de ses frères d’ethnie quechua.

Pour remédier aux lacunes de l’éducation, les jeunes religieuses ont l’obligation de poursuivre des études secondaires, de passer le «bachillerato» (bac). Un travail qu’elles accomplissent dans leur maison de Yanacachi, avec un ou deux professeurs engagés par la communauté, mais aussi grâce à des cours accélérés par correspondance.

En plus des études, les religieuses aymaras reçoivent en atelier des cours de tissage, de jardinage, de puériculture et de tous types de travaux pratiques propres aux campagnes. Sans parler bien entendu de la formation religieuse. Et du rythme monastique adapté: la prière à 6 heures, l’enseignement biblique à 10 heures, la célébration de la messe à 12 heures à la chapelle, l’oraison de 18 heures. Sans oublier non plus les loisirs: la lecture, les jeux de balle, y compris le football, la TV. «Je dois parfois intervenir pour qu’elles aillent se coucher, sinon elles resteraient jusqu’à minuit à discuter», commente, mi-sévère mi-amusé le Père Pedro.

Les mélopées dédiées à «taita pichu»

Du haut du clocher jauni, une jeune religieuse tire pour la seconde fois la corde qui actionne l’immense cloche. Le dernier appel avant la messe de 10 heures en ce dimanche matin. Par le sentier de l’Inca qui relie Yanacachi à La Paz, sentier qu’empruntaient autrefois les «chaskis» (facteurs) de l’Empire inca qui domina les Aymaras, les campesinos arrivent en ordre dispersé. Dans l’église, aux larges murs blancs crépis à la chaux, qui surplombe la place du village, les religieuses animent la célébration de leurs chants. Leurs voix claires, stridentes même s’élèvent, en autant de mélopées qui parlent de «taita pichu», du nom familier et plein d’affection avec lequel elles désignent le Seigneur.

Souvent convertis de force, les peuples aymara et quechua ont accepté une bonne partie de l’Evangile. Parce qu’il correspond à leur sensibilité, à leur vision d’un Dieu bon. Religiosité populaire oblige, ils conservent encore bien des pratiques ancestrales, des rites, des superstitions. Avec les religieuses aymaras, on ne fait pas de la théologie sur Dieu, ce qui est abstrait, on fait de la théologie avec Dieu, en priant. L’Indien est naturellement relié à Dieu, à la nature, à la communauté.

Le Aymara vit une relation intense avec la nature, la «Pachamama», la Mère terre. Dieu est présent partout et prévoit tout. La terre? Elle est porteuse de vie, d’espérance. Le ciel, c’est comme un «awayu» (tissu coloré avec lequel les Indiennes font leurs vêtements), plein, rempli d’autres mondes. Pour le peuple aymara, il existe un ordre établi: le Créateur de l’univers, le Seigneur, le Père éternel. Quant à la «Pachamama», elle est la mère féconde. D’elle éclôt la vie animale et végétale. La vie. Le Aymara la vénère, la protège, et l’appelle la créatrice, la nourricière. La terre prend soin de sa créature – la «wawa». La terre est un temple sacré… la détruire c’est se détruire. La perdre, c’est perdre ses coutumes, sa langue.

Pour les Aymaras, c’est du Père éternel que dépend l’ordre cosmique, mais aussi social. C’est un Dieu proche, qui ne châtie pas. L’image d’un Dieu vengeur amenée par les colonisateurs espagnols vient de ceux qui punissent. Et si parfois Dieu doit punir, ce n’est pas pour détruire, mais pour avertir. On est loin du syncrétisme ou du Dieu des religions naturelles: le Christ, pour les Aymaras, est présent dans la vie quotidienne et dans la religiosité surtout par la croix. Fils du Père, crucifié, mort et ressuscité. Dans la «conquista», la croix brandie par les Espagnols était signe de domination et d’exploitation. Peu à peu, les vaincus saisirent le sens protecteur du Christ. De symbole d’oppression, la croix s’est ainsi transformée en un symbole de libération, de justice.

La réalité, loin du centralisme

Tout cela, le Père Queloz l’a compris. Et bien compris, avec ses 33 ans de Bolivie derrière lui. Avant, commente Sœur Mary, une religieuse d’une autre Congrégation venue en renfort pour entourer les jeunes religieuses aymaras, «nous avions un autre conseiller spirituel. Il voulait tout réglementer, diriger, «académiser»…, comme un Européen pas sorti de sa vision préconciliaire. D’une époque où le terme inculturation était aussi inconnu que la notion de nouvelle évangélisation. On est sans doute loin des directives romaines. Mais ici on vit la réalité, loin du centralisme. Pour ces jeunes postulantes ou novices, une vie religieuse trop rigide serait un pas en arrière. En se valorisant de cette manière, elles valorisent les gens de leur ethnie. Il s’agit là d’une promotion intégrale de ce qui est chrétien».

A cause de ce qu’il a vécu dans le passé, et qu’il continue à vivre, le peuple aymara est devenu fermé et méfiant (de 28,8% de la population bolivienne en 1976, les Aymaras ne représentaient guère plus de 23,5% en 1995). Il fallait sortir des sentiers battus pour aller à sa rencontre. Aujourd’hui, les religieuses sont acceptées par leur communauté. Elles parlent de Dieu, de Jésus et de la vie en aymara, dans leur langue, au moyen de leurs symboles.

Timide, rougissante de son «audace», la plus jeune postulante confirme. «Ma langue maternelle est le aymara. Je prie et pense dans cette langue. C’est aussi dans cette langue que je communique avec mes compagnes». Lucia a 16 ans, et espère devenir novice dans un an. Lorsqu’elle s’adresse à Dieu, à Jésus, elle le fait en aymara. «J’arrive mieux à leur parler, à leur dire les choses les plus intimes, à dire mes peines ou mes joies…Je suis plus vraie dans ma langue. C’est aussi cela que je veux partager avec mon peuple».

Des moments privilégiés, pour un même but

Entre elles et lui, le courant passe. Une relation de confiance et de partage s’est tissée, basée sur le respect et l’amour pour un but poursuivi ensemble: la valorisation d’une culture, d’un peuple différent, la recherche de ses racines. Et peut-être retrouver deux notions érigées en règle de vie par des ancêtres qui ne connaissaient à l’époque pas la misère: le partage et l’entraide. (apic/pr)

19 avril 2001 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 10  min.
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