Neuf jeunes passés par les armes sans jugement

Cameroun: Le commandement opérationnel enlève, torture et tue sans discernement

Douala, 20 mars 2001 (APIC) Une femme qui pleure ses deux enfants disparus, des famille éprouvées par des cas d’enlèvements, de tortures et de morts dont les cadavres restent toujours introuvables, des réactions d’émoi dans la population de Douala, des protestations d’Amnesty International et de l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture: le Cameroun est sous le choc. Le commandement opérationnel, une force gouvernementale composée de militaires, gendarmes et policiers, mise sur pied pour combattre la grande criminalité à Douala multiplie les exactions. Cette force a récemment enlevé neuf jeunes garçons dans un quartier populaire de Douala. De sources concordantes, ils ont été passés par les armes sans jugement.

L’histoire tragique et rocambolesque de ces neuf jeunes garçons pleins de vie, sortis de leur lit manu militari au petit matin du 23 janvier 2001 et amenés dans un lieu de détention puis passés par les armes, a ému le Cameroun et fait de vagues dans la communauté internationale.

L’affaire commence le 23 janvier 2001 par une banale histoire de disparition d’une bouteille de gaz. Ce qui aboutira à l’arrestation intempestive à leur domicile au quartier Bépanda (un quartier populaire de Douala) de neuf jeunes garçons. Tchiwan Jean Roger, Kuaté Fabrice, Kuété Charly, Etaba Marc, Kouatou Elisée, Koundjou Kouatou Charles II, Ngouffo Frédéric, Chia Eric et Chia Eficain sont depuis lors portés disparus. A leur arrestation, ils avaient été conduits au quartier administratif Bonanjo, où se trouve le siège de la légion de gendarmerie du Littoral, puis au très sinistre Commandement Opérationnel situé à la deuxième région militaire, toujours au quartier Bonanjo, d’où ils n’en sont jamais revenus.

«Kosovo’’, le couloir de la mort.

La seule évocation du nom «Kosovo» fait frémir les populations de Douala. C’est un lieu devenu sinistre où l’on torture, viole et tue. Policiers, militaires et gendarmes se livrent à toutes sortes d’exactions, en toute impunité. «Kosovo» est devenu un véritable couloir de la mort, le dernier rempart avant l’exécution. Pour ceux qui l’empruntent, c’est un chemin sans retour. Il faut être né sous une bonne étoile pour en sortir sain et sauf. Le nom «Kosovo» rappelle les événements récents dans les Balkans, marqués par des carnages, exécutions sommaires et exactions des militaires sur les populations civiles.

Les neuf jeunes gens arrêtés le 23 janvier sont passés par ce lieu maudit de détention. Amenés d’abord à la brigade anti-gang de Bonanjo, ils ont été conduits au «Kosovo», sur ordre du capitaine Jean-Jacques Aba qui dirigeait les opérations lors de leur arrestation. A en croire la note écrite par l’un d’entre eux depuis leur lieu de détention, jamais ils n’ont été questionnés sur l’affaire de la bouteille de gaz qui les a conduits dans ce lieu. En lieu et place des interrogatoires, ils n’ont eu droit qu’à des bastonnades et ont subi la torture.

Recherches dans les prisons

Les demandes des parents pour rencontrer leurs enfants se sont d’abord buttées au refus des geôliers. Sans se décourager, ils reviennent à la charge en soudoyant un gardien, qui les rassure partiellement en affirmant que les enfants sont encore en vie mais se trouvent dans un état pitoyable. Encouragés par l’espoir de les retrouver, les parents multiplient les démarches auprès des autorités du Commandement Opérationnel, en vain.

Les parents se rendent alors sur une base navale, auprès l’Etat Major de la marine. Un soldat rencontré sur les lieux leur fait savoir que la base navale est la deuxième étape avant l’exécution des personnes détenues par le Commandement Opérationnel: «N’arrivent là-bas que ceux qui ont été condamnés à la peine capitale. En ce moment, il n’y a personne en attente d’être exécuté dans le sous-sol de la base navale», leur a-t-il révélé.

Funérailles sans cercueils

De retour au «Kosovo» pour arracher des informations, un soldat va alors affirmer ce qu’ils redoutaient: «Les jeunes gens ont été exécutés près d’Edéa (petite localité située à plus de 60 km de Douala), dans un endroit inaccessible, parce que hautement gardé par les militaires». Cette nouvelle qui est tombée comme un couperet, a fini par convaincre les familles que leurs enfants ne n’étaient plus en vie. Elles ont même organisé des funérailles sans cercueils.

Depuis cet instant, les ombres des disparus de Bépanda hantent toute la ville de Douala et donnent des insomnies aux autorités militaires et administratives. Les familles des victimes ont décidé de ne pas laisser tomber l’affaire. C’est ainsi qu’elles ont porté plainte contre le capitaine Jean-Jacques Aba, au tribunal militaire de Douala. L’Eglise catholique à travers le Cardinal Christian Tumi, archevêque de Douala, crie au scandale et interpelle le président du Cameroun, Paul Biya, qui a mis sur pied cette force pour combattre la grande criminalité. Dans les milieux militaires, on parle de «bandits de grand chemin» qui ont été arrêtés et passés aux armes pour ne plus nuire à la sécurité des populations. Mais les familles des victimes exigent que lumière et justice soient faites sur ces exécutions.

Manifestation des «mères des disparus»

Par solidarité, des femmes du quartier Bépanda et d’ailleurs se sont jointes aux mères des enfants disparus pour manifester dans les rues de Douala, à travers une marche populaire. Le 8 mars, lors de la journée mondiale de la femme, elles ont fait irruption sur la place du défilé avec des pancartes sur lesquelles on pouvait lire «Rendez-nous nos enfants et nos maris». Comme d’habitude, les autorités ont envoyé la police pour les disperser.

Certains politiciens ont également emboîté le pas aux femmes pour manifester pacifiquement dans les rues de Douala. Mais la réaction des forces de l’ordre a été brutale. Plusieurs blessés sont à déplorer, dont Ekane Anicet, homme politique et M. Kouatou, frère de deux disparus. Leur mère, pour sa part, a été copieusement bastonnée par des hommes de main du gouvernement.

Réactions d’Amnesty International et de l’ACAT

Depuis Londres, Amnesty International somme le gouvernement camerounais de clarifier la situation des neuf disparus de Bépanda. En épinglant le gouvernement sur la situation des neuf jeunes gens, l’organisation de défense des droits de l’homme rappelle que depuis sa création en février 2000, le Commandement opérationnel ne cesse de violer les droits des citoyens camerounais à Douala. Amnesty International souligne que ce commandement s’illustre par de multiples exécutions extrajudiciaires. Elle rappelle aussi qu’après la découverte en novembre 2000 d’un charnier au cimetière du Bois des singes à Douala, elle s’était insurgée contre l’impunité et les violations des droits de l’homme au Cameroun.

Dans un communiqué rendu public le 2 mars, l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT) affirme que les jeunes garçons enlevés ont été tués à l’acide, en compagnie de 41 autres. L’ACAT affirme de sources diverses et concordantes provenant des services de sécurité à Douala, que les neuf jeunes gens ont été extraits du «Kosovo» au titre du dossier «affaire Souki-bouteille de gaz contre la bande de neuf» avec 41 autres personnes, puis déshabillés et ligotés avant d’être transportés à leur lieu d’exécution où ils auraient été froidement exécutés et leurs corps incinérés avec de l’acide. Ceci s’est passé entre le 31 janvier et le 8 février 2001 durant la nuit.

L’ACAT rappelle que l’enlèvement et l’exécution sommaire de ces jeunes, ainsi que le silence des autorités civiles sur le fait, constituent une violation flagrante des articles 10 et 11 de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, de l’article 6 du Pacte international relatif aux droits civils, et des articles 1 et 2 du code de conduite des responsables de l’application des lois. Ces textes relatifs aux droits des accusés, à la présomption d’innocence et à la protection de la vie sont repris dans la constitution des lois du Cameroun. (apic/mbt/com/bb)

20 mars 2001 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 5  min.
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