Ces femmes qui ont marqué l’histoire du Saint-Siège
Une religieuse agente 007 du pape Jean Paul II… une journaliste féministe au Vatican… Dans Femmes de papes (Ed. du Cerf), la journaliste française Bénédicte Lutaud met en lumière le destin hors-normes de cinq femmes qui ont marqué l’histoire du Saint-Siège.
Hermine Speier, Pascalina Lehnert, Wanda Poltawska, Mère Tekla Famiglietti et Lucetta Scaraffia: elles ont toutes influencé l’Église catholique et développé une relation particulière avec le pape de leur époque, que ce soit Pie XI, Pie XII, Jean Paul II, Benoît XVI ou le pape François. Eux les admirent, les consultent et les protègent.
Intellectuelles, fines diplomates ou muses spirituelles, elles relisent leur discours, inspirent leurs plus grands textes et déterminent certaines de leurs plus grandes décisions. Laïques ou religieuses, c’est au contact de ces femmes d’exception que les héritiers du trône de Pierre ont changé leur regard sur le «sexe faible», et défendu, chacun à leur manière, leur rôle au cœur de la société.
Comment a germé l’idée de ce livre?
Bénédicte Lutaud: je travaille au Figaro, mais entre 2014 et 2016, j’ai couvert l’actualité du Vatican pour l’agence romaine francophone Imedia. Mes articles rendaient alors compte du nouvel élan que le pape François donnait à la place des femmes dans l’Église. Après quatre ans d’investigations et d’entretiens avec de nombreux acteurs et actrices du Vatican, j’en ai fait un livre. Il se lit comme cinq mini-romans sur le parcours exceptionnel de ces femmes.
Qu’est-ce qui vous a motivé au départ?
L’envie de montrer comment des femmes ont pu influencer l’Église, en allant même jusqu’à conseiller le pape. C’est une manière d’illustrer à quel point elles ont un rôle à jouer dans l’Église catholique, à quel point aussi ce rôle-là leur a été nié, puisque chacune d’elles a dû affronter des résistances très fortes de la part de la Curie romaine. Celle-ci s’est en effet montrée misogyne et hostile à leur égard et a voulu délégitimer leur rôle. Leur parcours illustre bien ce qui peut se passer, aujourd’hui encore, au sein de l’Église catholique.
Parmi les femmes que vous mettez en avant, il y a Mère Tekla Famiglietti, que vous surnommez la diplomate de l’ombre de Jean Paul II. Pour quelle raison?
C’est en discutant au Vatican avec le cardinal Paul Poupard que j’ai fait appris son existence. Il m’a dit: «Vous ne connaissez pas Mère Tekla? Elle était incroyable! On dit qu’elle déjeunait à la table du pape Jean Paul II.» Et au fil de mes recherches, je suis tombée sur une photo d’elle avec Fidel Castro. Je me suis alors demandé comment une religieuse conservatrice, amie de Jean Paul II, pouvait se retrouver dans l’intimité de ce révolutionnaire et homme d’État cubain.
Et… qu’avez-vous découvert ?
Un parcours extraordinairement romanesque! D’abord, cette Napolitaine née en 1936 s’engage à treize ans dans l’ordre religieux de Sainte Brigitte (voir encadré), avant d’en prendre la tête jusqu’en 2016. Elle noue petit à petit des relations diplomatiques très importantes avec les grands et les puissants de ce monde, à Rome, puis à l’étranger. En plus de trois décennies, elle va ainsi faire grandir son ordre, en instituant des couvents partout dans le monde. Au Mexique, où les Brigittines sont établies depuis les années 1970, elle va jouer sur la force de ses relations, son audace et la puissance financière de son ordre pour se rapprocher notamment de José Maria Guardia.
Mais… qui est-il?
C’est le seigneur des casinos du Mexique! En bonne femme d’affaires, Mère Tekla a rapidement vu en lui un potentiel donateur pour son ordre. Elle qui, en 37 ans, a fait doubler le nombre de couvents de sa congrégation, a réussi à transformer son ordre en vaste empire financier. Car aux nouveaux couvents sont presque toujours associés hôtels et restaurants, financés par de généraux donateurs, tel ce baron louche des casinos mexicains. Leur rapprochement date de la visite de Jean Paul II à Cuba, en janvier 1998, et José Maria Guardia aurait, lui aussi, joué un rôle clé dans ses préparatifs.
Mais comment a-t-elle fait pour l’approcher?
Elle a nommé Guardia, par ailleurs proche de l’Église, Commandeur de l’ordre de Sainte Brigitte. Mais si elle a voulu flatter son orgueil, c’est en raison de son accès privilégié à Fidel Castro. Elle s’est donc servie de lui pour s’en rapprocher dans le but de favoriser la reprise du dialogue entre le Saint-Siège et Cuba et de rétablir la liberté religieuse dans l’île. Sans perdre de vue, bien sûr, ses propres intérêts, car elle a profité de ses relations et du succès de la visite du pape pour implanter dès 2003 son ordre religieux à Cuba… et se faire offrir par l’athée révolutionnaire qu’est Fidel Castro une demeure du XVIIIᵉ siècle pour abriter un premier couvent à La Havane!
Mais pourquoi Fidel Castro l’a-t-il aidée?
Cela fait des décennies que Cuba est boudé par les États-Unis et par l’Occident et que l’île est isolée, financièrement notamment. Fidel Castro a intérêt à renouer ses relations avec l’Occident. Il a concrètement besoin d’aide et va chercher à obtenir celle, diplomatique, du Saint-Siège pour redorer son blason.
«Mère Tekla est bien plus qu’une religieuse: elle a ses entrées à Cuba, elle rencontre régulièrement Fidel Castro»
Vous parlez d’elle comme de l’agent 007 de Jean Paul II, comme la Mère supérieure la plus surveillée des services secrets américains…
On est dans l’ère post-guerre froide, donc Cuba et les États-Unis se regardent en chiens de faïence. Les services secrets américains surveillent de près ce qui se passe à Cuba et aussi la santé de Fidel Castro qui, à l’époque, décline. Ils vont vite se rendre compte que Mère Tekla est bien plus qu’une religieuse: elle a ses entrées à Cuba, elle rencontre régulièrement Fidel Castro et connaît toutes les personnes influentes de son entourage.
On lit que la démarche de Mère Tekla se fait avec la bénédiction de Jean Paul II. Pourquoi ce choix, qui n’a pas manqué de froisser le cardinal Ortega, le principal acteur diplomatique officiel du rapprochement entre le Saint-Siège et Cuba?
C’est toute la complexité des relations diplomatiques. Le cardinal Ortega est fâché avec le régime castriste, vu la répression très dure qu’il exerce dans l’île contre les religieux et les catholiques. Beaucoup d’ordre religieux étrangers ont en effet été expulsés de Cuba pendant des décennies. Mère Tekla, elle, est beaucoup plus dans la realpolitik.
Une semaine après l’inauguration du premier couvent de l’ordre des Brigittines à Cuba, Fidel Castro fait arrêter de nombreux catholiques. Le cardinal Ortega voit alors dans l’aide que sollicite Mère Tekla auprès de Fidel Castro une trahison envers le Vatican. Pourtant, ce dernier étouffe l’affaire…
Oui, car Mère Tekla a le soutien de Jean Paul II, qui a aussi tout intérêt à se rapprocher de Fidel Castro pouvoir renouer diplomatiquement avec Cuba, afin d’y réimplanter des congrégations religieuses. Mère Tekla est quelque part beaucoup plus efficace que le cardinal Ortega. Évidemment, une partie de la Curie romaine est de son côté, mais c’est elle, finalement, qui va gagner. (cath.ch/cp)
Femmes de papes, de Bénédicte Lutaud, Ed. du Cerf, 2021, 400 p.
Retrouvez l’entretien Babel* consacré à Mère Tekla, et découvrez aussi le parcours de Lucetta Scaraffia, la première qui a dévoilé le scandale de l’exploitation des religieuses.
«La papesse» Maria Tekla Famiglietti
Fervente traditionnaliste, Maria Tekla Famiglietti (1936 – 2020) est l’abbesse générale de l’ordre international des Brigittines de 1981 à 2016. En 35 ans, elle en fera un véritable empire financier, en encourageant ses bienfaiteurs riches et puissants. Elle supervisera des hôtels, maisons d’hôtes et restaurants dans plusieurs pays, dont Israël, l’Inde, Cuba, les États-Unis et l’Italie. Elle nouera aussi avec le pape Jean Paul II une longue relation de confiance. Les médias lui ont reproché d’exploiter certaines religieuses, mais son ordre a aussi été salué pour son initiative audacieuse et mondiale contre la traite des femmes. «Nous avions l’habitude de l’appeler la papesse», avait déclaré James Nicholson, ancien ambassadeur des États-Unis auprès du Saint-Siège. CP
L’ordre religieux de Sainte Brigitte
Fondé en Suède en 1344, cet ordre monastique catholique, aussi appelé l’ordre du Très Saint-Sauveur ou des Brigittines, suit la règle des chanoines de Saint Augustin. Connu pour avoir honoré sainte Marie Madeleine, il comprenait alors un grand nombre d’anciennes prostituées. Aujourd’hui, quatre branches de la famille brigittine ont subsisté: la branche ancienne (Pays-Bas et Suède); le rameau espagnol (Espagne, Mexique et Venezuela); celle qu’a dirigée Mère Tekla, dont la maison-mère est à Rome, et qui est compte une cinquantaine de monastères en Europe, Asie et Amérique du Nord; enfin une branche aux Etats-Unis. CP