Fribourg le 13 octobre 2017. La philosophe française Chantal Delsol. | © B. Hallet
Suisse

Chantal Delsol: «La société occidentale va vers une sorte de suicide collectif»

Chantal Delsol dépeint avec pessimisme une société occidentale matérialiste et individualiste qui ne veut plus d’enfants. Cette société est donc vouée à disparaître dans une sorte de suicide collectif et social, estime la philosophe lors du colloque sur le suicide organisé à Fribourg les 12 et 13 octobre 2017.

«Le taux de fécondité des pays occidentaux est au plus bas et va inéluctablement entraîner la disparition de la société occidentale», relève Chantal Delsol. Devant une centaine de personnes, principalement des étudiants, la philosophe française s’exprimait sur le thème «Sociétés infécondes ou la fatigue de vivre». Elle a dressé avec pessimisme le portrait d’une société où l’individualisme, engendré par une société matérialiste et du confort, qui selon elle l’emporte sur le désir d’enfants et s’engage dans une sorte de suicide collectif et social.

L’enfant, porteur d’éternité

Or, précise la philosophe, les enfants portent en eux l’éternité que nous interdit notre condition humaine. «L’enfant nous engage dans la durée: il est le passage de ce que nous sommes en tant qu’individus limités, à l’éternité de ce que nous sommes», c’est à dire que les enfants portent en eux la suite de la société et de la communauté humaine, «parce que la société et la culture doivent vivre au-delà de l’homme limité dans le temps». Citant Cicéron, Chantal Delsol relève qu’un Etat doit être considéré de sorte qu’il vive toujours.

En contradiction avec la procréation, l’amour des biens matériels met à portée de main ce qui suffit à vivre et dispense de faire enfants, estime-t-elle évoquant la dénatalité qui sévit en Grèce en -2 av. J.C.

La science-fiction de Jules Verne était progressiste, celle d’aujourd’hui est apocalyptique

Une société qui envisage sa fin

«Beaucoup regrettent d’être nés, il est vrai qu’ils n’ont pas choisi de naître, et ne veulent pas d’enfants pour ne pas leur infliger ce qu’ils vivent eux-mêmes», constate Chantal Delsol. Les individus ne parviennent plus à se projeter dans l’avenir, ne voient pas de raison d’exister dans un monde où ils ne trouvent pas leur place et où ils ne voient rien d’autre que le mal. »La science-fiction de Jules Verne était progressiste, celle d’aujourd’hui est apocalyptique», explique-t-elle. La société, qui entretient le dégoût de soi envisage sa fin, influencée par l’émiettement du lien, de ses projets et du temps.

Recul du religieux

Autre facteur qui mènerait la société à sa disparition: les phénomènes conjoints du recul de la croyance religieuse et de la contraception. «La spiritualité fait place à la science, contribuant à la suppression de la volonté d’avoir des enfants». Il y a une désespérance devant la fragilité de l’homme. «Le religieux confère à l’homme une capacité à aimer le monde pauvre et médiocre dans lequel il vit mais, sans le religieux, nous n’en sommes pas capables».

Avec la mort de la société, personne ne sera là pour raconter que nous avons existé

«Nous sommes responsables de l’idée même de l’homme», avance la philosophe. Avec la mort de la société, personne ne sera là pour raconter que nous avons existé. Il faut, selon Chantal Delsol, avoir le courage des arguments religieux pour ne pas suicider une société et il faut aimer le monde tel qu’il est. «Nous avons une dette envers la société qui nous précède et un devoir pour celle qui suit».


Chantal Delsol intervenait dans le cadre du colloque, organisé par l’Université de Fribourg, qui a tenté une approche interdisciplinaire sur le thème du suicide. Se sont notamment exprimés François-Xavier Putallaz, André Comte-Sponville, Fabrice Hadjadj et Thierry Collaud. Les conférences ont été enregistrées et seront publiées en février 2018. (cath.ch/bh)

Née en 1947, Chantal Delsol est une philosophe française, historienne des idées politiques, et romancière française. Elle a fondé l’institut Annah Arendt en 1993 et est devenue membre de l’académie des Sciences morales et politiques en 2007. Elle a dernièrement publié La haine du monde. Totalitarismes et postmodernité (éd. Cerf, 2016).


La directrice de l’Institut Hannah Arendt voit dans le suicide assisté une idéologisation à travers le fait que les gens se mettent en scène afin de légitimer un acte aux yeux de tous.

Est ce qu’on ne va pas finir par banaliser la mort en faisant du suicide assisté un traitement comme un autre pour supprimer la souffrance?
Il y a quelque chose de cela mais je crois profondément qu’on n’arrivera jamais à banaliser la mort. C’est trop difficile pour l’individu que nous sommes de cesser d’exister. On peut dire en revanche qu’il y a, avec le suicide assisté, une sorte d’idéologisation: les gens se mettent en scène et on met en scène le suicide, ce qui prouve qu’il y a une volonté d’idéologiser cet acte et de le légitimer devant tout le monde, pour mieux donner la preuve que c’est une bonne chose.

En optant pour le suicide, certains individus ne subissent-ils pas une forte pression de la part d’une société qui a banni la souffrance, la vieillesse et la mort qu’elle ne veut plus voir?
Tout cela va ensemble. Nous vivons dans une société qui s’est crue pour toujours belle, riche et heureuse et qui croyait éradiquer totalement la souffrance. On a en partie éliminé la souffrance avec le progrès médical. Puis malheureusement, on a extrapolé un monde sans souffrance.

Le suicide est-il une conséquence d’une société tournée vers une jeunesse que l’on souhaiterait éternelle?
Ce sont les conséquences des sociétés matérialistes. C’est dur à dire mais c’est ainsi que le nazisme a commencé: avec l’euthanasie douce, les vies qui ne valent pas d’être vécues et le fait de rendre service à la personne en la tuant. Le suicide assisté découle sur l’euthanasie. L’euthanasie va de plus en plus loin et l’on arrive finalement à tuer n’importe comment.

La société matérialiste ne va-t-elle pas devenir une société du suicide?
Effectivement une société matérialiste, et j’ajouterais du confort, comme la nôtre est une société où l’on finit par ne plus supporter grand-chose. Nous pourrions effectivement en arriver à un taux de suicide plus élevé à cause du matérialisme. D’ailleurs, Fabrice Hadjadj l’a dit dans sa conférence: c’est dans les sociétés les plus riches que l’on se suicide le plus.

Le suicide, assisté ou non, ne nous confronte-t-il pas à la fragilité de notre humanité?
Oui bien sûr, nous sommes confrontés au refus de voir que notre condition est fragile et tragique et qu’on ne peut pas donner une réponse à toutes nos interrogations. On a voulu croire que toutes les questions allaient être définitivement solutionnées. C’est le cas des totalitarismes du 20e siècle qui ont voulu faire croire qu’on allait déboucher sur une société parfaite, où le tragique serait aboli. Cela ne s’est pas réalisé et une grande déception a suivi. On se retrouve dans le monde fini, avec toutes les questions liées à notre humanité qui restent. Il y a dans la société une incapacité à accepter cette situation.

Le totalitarisme qui prétendait amener l’homme vers l’éternité…
Oui. Le nazisme et le communisme ont été, chacun à leur manière et avec des moyens différents, désespérants d’une société parfaite, où la justice serait pleinement réalisée. La société s’est retrouvée dans une hypnose de la perfection. Le retour sur terre a été très difficile, d’autant plus que les religions supprimées par les systèmes totalitaires ne renaissent pas toutes seules. On s’est retrouvé ensuite sur une terre brûlée.

L’augmentation du suicide est-elle concomitante au recul du religieux?
Cela va de pair. Les religions sont très importantes pour nous aider à accepter le monde imparfait dans lequel nous vivons. Le suicide reflète en grande partie le fait de refuser cette imperfection. (Propos recueillis par B. Hallet)

Fribourg le 13 octobre 2017. La philosophe française Chantal Delsol. | © B. Hallet
15 octobre 2017 | 09:05
par Bernard Hallet
Temps de lecture: env. 5 min.
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