Niederrickenbach domine la vallée d'Engelberg | Wikimedia commons Friedrich-Karl Mohr CC-BY-3.0
Suisse

Cinq bénédictines des montagnes suisses aux plaines des États-Unis

Le 17 août 1874, cinq sœurs bénédictines quittèrent le couvent Maria Rickenbach (Nidwald) pour émigrer dans le Midwest américain. Sœur Maria Beatrix Renggli (1848-1942) livra un récit détaillé de ce voyage.

Parmi les immigrants qui ont développé les États-Unis à la fin du XIXe siècle, on trouve non seulement le grand-père de Donald Trump ou la grand-mère du pape Léon XIV, mais aussi nombre de missionnaires européens partis à la conquête de nouveaux territoires. Les bénédictines suisses de Maria Rickenbach furent de celles-là. L’historienne Jasmin Gauch retrace, sur le blog du Musée national suisse, l’épopée de ces religieuses qui ont quitté les montagnes suisses pour les plaines centrales des États-Unis.

Face au Kulturkampf

Le couvent bénédictin de Maria Rickenbach est situé à 1200 mètres d’altitude, au cœur de la vallée d’Engelberg, dans le village de pèlerinage de Niederrickenbach (NW), où les premières religieuses fondèrent leur couvent en 1857.

Dans cette deuxième moitié du XIXe siècle, après la guerre du Sonderbund et l’établissement de gouvernements radicaux anticléricaux dans plusieurs cantons, la situation religieuse est assez tendue en Suisse. Le conflit religieux et idéologique entre l’Église catholique et le libéralisme de l’État-nation suisse naissant provoque nombreuses tensions. Le Kulturkampf (combat pour la civilisation) se développa fortement en Suisse. Après une accalmie, le conflit s’aggrava à nouveau au moment de la révision complète de la Constitution fédérale en 1874, en raison de l’ajout d’articles d’exception anti-catholiques interdisant notamment la création ou la restauration de couvents.

Jonesboro a conservé le style typique des petites villes américaines | wikimedia commons CC-BY-SA-2.0

Bénédictins et bénédictines suisses aux États-Unis

Le Nidwaldner Volks-Blatt du 24 avril 1875 publie le rapport de voyage de Soeur Beatrix

Craignant la fermeture de leurs monastères et dans l’élan missionnaire qui traversait alors l’Église, des moines et moniales suisses décidèrent de créer des fondations à l’étranger, en particulier aux États-Unis, susceptibles de servir de lieux de refuge. Ainsi, en 1873, les Pères Frowin Conrad (1833-1923) et Adelhelm Odermatt (1844-1920) quittèrent l’abbaye d’Engelberg pour se rendre aux États-Unis et fondèrent les abbayes bénédictines de Maryville et de Conception dans le nord-est du Missouri. Peu de temps après, ils sollicitèrent l’aide des religieuses de Maria Rickenbach pour mener à bien des missions caritatives, s’occuper des jeunes filles et faire l’école pour les enfants d’immigrés de langue allemande nombreux dans la région.

Les sœurs accueillirent favorablement la demande des bénédictins et Maria Rickenbach devint ainsi le premier couvent féminin de Suisse à œuvrer sur un autre continent. Avec les cinq premières sœurs parties en 1874, le monastère envoya 27 nonnes et une cinquantaine de postulantes aux États-Unis de 1874 à 1891.

Civiliser les indigènes

L’aide des Bénédictines devait permettre de propager et de renforcer la foi chrétienne aux États-Unis et contribuer à un nouvel essor de l’Église catholique. Au-delà de répandre la bonne parole, les missionnaires se font, la plupart du temps, le devoir de «civiliser» les indigènes au risque de détruire leur identité, leur culture et leur spiritualité. Seuls quelques-uns d’entre eux s’intéressèrent aux civilisations locales et firent un vrai travail d’ethnographe comme le capucin fribourgeois Antoine-Marie Gachet.

De Niederrickenbach à Maryville

À Bâle […], nous prîmes congé de notre chère patrie, du pays des alpages, de ce pays si riche de lieux saints, sources d’un inépuisable déferlement de grâce sacrée! Adieu mon beau pays! Adieu ma chère patrie! Adieu ma mère et mes sœurs! Que Dieu protège ce pays que nous ne reverrons probablement jamais, et toutes les personnes qui nous sont chères et dont nous serons sûrement à jamais séparées! Beatrix Renggli 

Le 17 août 1874, les cinq religieuses conduites par Sœur Beatrix Renggli quittèrent donc Maria Rickenbach. Sœur Beatrix fit le récit détaillée de ses adieux à sa patrie et du grand saut dans l’inconnu aux États-Unis dans un journal de voyage publié en feuilleton dans le journal Nidwaldner Volksblatt. Ces récits missionnaires forment à l’époque un genre littéraire très populaire parmi les catholiques.

Les bénédictines se rendirent à Lucerne en carriole pour prendre le train avec d’autres émigrants jusqu’au Havre, en passant par Bâle et Paris. Dans son journal Beatrix Renggli décrit les monuments visités à Paris, notamment le Louvre, l’Arc de Triomphe et quelques autres édifices religieux.

Le 21 août 1874, le groupe embarqua au Havre à bord de l’Oder, un bateau à vapeur de la compagnie maritime Norddeustcher Lloyd. Sœur Beatrix raconte de manière saisissante l’animation qui régnait sur le pont, notamment les nombreuses scènes d’adieu tantôt tristes et mélancoliques, tantôt gaies et joyeuses.

Une traversée mouvementée

Affiche de la compagnie maritime qui transportait les migrants vers les Etats-Unis | Wikimedia commonns

Le journal de voyage laisse une large place à la traversée donnant ainsi un aperçu de la vie en haute mer. En tant que passagères de 2e classe, les religieuses disposent d’un peu plus de confort malgré le mauvais café servi à bord, qu’elle qualifie de «torture pour l’estomac». Toutes les nonnes souffrirent du mal de mer, accentué par de mauvaises conditions météorologiques. La religieuse évoque des vagues ›hautes comme des montagnes’ et un froid cinglant. À la merci des éléments, les voyageuses suisses craignirent de sombrer dans l’Atlantique. Sœur Béatrix décrit aussi la mort d’un soutier ayant pris froid qui fut jeté sans cérémonie par-dessus bord, un événement qui la choqua profondément.

Lorsque le beau temps faisait enfin son retour, les voyageurs se réunissaient sur le pont ouvert pour se distraire en jouant ou bavarder gaiement, ou pour admirer l’horizon et le bleu profond de l’océan avec sa faune variée.

Le 31 août, l’Oder accosta sur la rive de l’Hudson River et les religieuses foulèrent le sol américain pour la première fois. Immédiatement confrontée aux proportions surdimensionnées de la ville, sœur Beatrix se sentit perdue dans le tumulte et le bruit et ressentit une vive nostalgie en pensant au silence et à la sérénité de son couvent.

«Comme nous pensâmes souvent à notre chère Maria Rickenbach! Quel contraste! Là une douce solitude, ici cacophonie et agitation; là la petite église et ses pèlerins en train de prier, ici nulle trace de piété et de recueillement; là le bonheur réjoui d’une vie de renoncement, ici la traque oppressante et incessante du plaisir et de la possession; là le cocon familier de nos sœurs et ici l’inconnu des gens et de la langue!» Beatrix Renggli

Maryville, un simple village

Deux jours plus tard, le groupe de voyageuses quitta New York par le train qui les emmena jusqu’à Maryville (Missouri). Sœur Beatrix décrit Maryville comme un village très simple, où l’église était décrépite et les enfants sauvages et sans éducation. Elle souligne toutefois l’amabilité, la serviabilité et la piété de la population, mentionnant par ailleurs que tout le monde «aimait et respectait l’habit religieux, sans le craindre», dans une allusion assez transparente au climat politico-religieux de la Suisse.

Rapidement les religieuses renoncent à leur objectif d’ouvrir une école germanophone à Maryville pour se concentrer sur l’apprentissage de l’anglais. Sœur Beatrix s’y mis assez aisément et put commencer à enseigner. En raison d’un conflit au sein de leur groupe, elle partit s’installer peu de temps après à Conception, une ville voisine, avec deux de ses consœurs pour y diriger une école.

Déplacement en Arkansas

Sur la demande de l’évêque de Little Rock, les sœurs acceptèrent ensuite de venir enseigner à l’école paroissiale de Pocahontas, en Arkansas, où elles arrivèrent le 13 décembre 1887 ›avec une cagnotte de 83 cents’. Les femmes de la paroisse avaient préparé leur repas, fait leurs lits et tout mis en place dans le modeste couvent en rondins et en bois, baptisé Mariastein en référence au pèlerinage soleurois.

Les sœurs du couvent de Mariastein en 1892 | domaine public

Quelques années plus tard, pendant l’été 1889, Beatrix Renggli, devenue Mère supérieure du couvent retourna brièvement à Niederrickenbach pour y recruter d’autres religieuses.

Du noir au blanc

En 1893, tout en restant sous l’autorité de l’évêque de Little Rock, la communauté fut officiellement affiliée à la Congrégation bénédictine olivétaine et troqua son habit noire pour une tenue blanche.

Face à une épidémie de fièvre typhoïde, la communauté déménagea de Pocahontas à Jonesboro, une soixantaine de kilomètres plus loin, en juillet 1898. La nouvelle maison fut baptisée Holy Angels Convent (couvent des Saints Anges) en signe de gratitude pour la traversée sans encombre de l’Atlantique par l’un des groupes de sœurs et de postulantes.

Fondation d’un hôpital

Un an plus tard, une épidémie de paludisme éclata dans le nord-est de l’Arkansas et les sœurs furent sollicitées pour aider à soigner les malades. Elles achetèrent une grande maison en bois dans le centre-ville de Jonesboro. Six chambres furent aménagées avec des lits de camp, des caisses d’oranges servant de tables de nuit. Le 5 juillet 1900, l’hôpital St Bernard ouvrit ses portes.

L’hôpital St-Bernard a ouvert en 1900 | www.olivben.org

Aujourd’hui, plus de 100 ans plus tard, St Bernard, reste le principal prestataire de soins de santé du nord-est de l’Arkansas. Les sœurs y sont toujours actives tant dans la gestion de l’hôpital que dans la pastorale de la santé.

En 1930, une école pour filles nommée Holy Angels Academy a été ouverte. Elle a fermé ses portes en 1962, mais les sœurs ont poursuivi leur ministère éducatif dans les écoles catholiques de l’Arkansas et des États voisins.

Dernier déménagement en 1974

Le besoin d’espace supplémentaire dans et autour du couvent, ainsi que l’agrandissement de l’hôpital St-Bernard, ont incité la communauté à déménager une nouvelle fois en 1974, au nord de Jonesboro.

La mission de la vingtaine de bénédictines de Jonesboro est resté la même aujourd’hui que lors de leur arrivée en Arkansas. Aux ministères originaux de l’éducation et des soins de santé se sont ajoutés la pastorale hispanique et l’aumônerie des prisons et l’art sacré. (cath.ch/mns/mp)

Niederrickenbach domine la vallée d'Engelberg | Wikimedia commons Friedrich-Karl Mohr CC-BY-3.0
17 août 2025 | 17:00
par Maurice Page
Temps de lecture : env. 7  min.
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