Donner la mort, une industrie comme les autres ?
Colombie: Témoignage sur les enfants tueurs à gages de Medellin (100692)
«Prier la Vierge, penser à sa mère et presser sur la gâchette»
Bogota/Fribourg, 10juin(APIC/Jacques Berset) Ils prient la Vierge pour
qu’elle soit favorable à leur «mission», pensent une dernière fois à leur
mère et pressent sur la gâchette. «Ils», ce sont les enfants tueurs à gages
de Medellin, en Colombie. Organisés en bandes, ils ont déjà des centaines
voire des milliers de morts à leur actif. Ils n’agissent pas pour des motifs politiques, mais pour faire vivre leur famille et s’offrir les produits d’une société de consommation agressive et voyante, mais hors de portée pour la grande majorité du peuple colombien.
Engagé dans un programme de réhabilitation soutenu par des oeuvres d’entraide comme l’Action de Carême ou Misereor, un journaliste colombien de 32
ans, Alonso Salazar, connaît bien les jeunes «sicaires», comme on les appelle à Medellin, chef-lieu du département d’Antioquia. Une ville connue
pour son puissant «cartel» de narcotrafiquants, au service desquels
«travaillent» souvent ces bandes de jeunes des quartiers populaires. De
passage en Suisse, il tente d’expliquer les mécanismes socio-économiques,
culturels voire même religieux qui ont poussé ces jeunes à devenir des assassins par métier, des «professionnels» sans remords qui offrent leurs
services aux plus offrants.
Fin avril 1990, Carlos Pizarro, dirigeant de l’ancien mouvement de guérilla M-19 et candidat à la présidence de la Colombie, est abattu par un
tueur à gages; quelques temps plus tard, d’autres «caciques» de la gauche,
comme les dirigeants de l’Union Patriotique José Antequera et Bernardo Jaramillo subissent le même sort. On découvre avec stupéfaction que les auteurs matériels de ces attentats – les commanditaires restent dans l’ombre
– sont à chaque fois des jeunes de Medellin, issus des quartiers populaires.
Les «sicarios» n’ont pourtant aucune idéologie politique particulière,
ils se mettent tour à tour au service du plus offrant. Ils se massacrent
aussi entre eux dans des vrais combats de rue pour le contrôle de certains
quartiers populaires de Medellin. Sur les 5 à 6’000 personnes assassinées à
annuellement à Medellin ces dernières années, 70 % ont moins de 30 ans.
C’est une vraie guerre, informelle, qui ne dit pas son nom…
Aujourd’hui au service de communautés populaires de Medellin, Alonso Salazar est employé par une organisation non gouvernementale, la «Corporacion
Region». Il participe à des programmes de réhabilitation des jeunes «tueurs
à gages». Il a recueilli plusieurs témoignages de ces sicaires dans un livre édité par le CINEP de Bogota, le centre de recherche et d’éducation populaire des jésuites, et qui vient de sortir en français sous le titre «Des
enfants tueurs à gages. Les bandes d’adolescents de Medellin» (Edité par
CETIM et Ramsay, Genève/Paris, 1992).
Non à l’élimination physique de ces jeunes «irrécupérables»
Alonso Salazar veut éviter deux approches fausses: celle qui consiste à
dire que les «sicaires» sont une expression de la révolte sociale et qui a
tendance à les admirer; ceux qui pensent qu’ils sont «nuisibles» et «irrécupérables» et qu’il faut les éliminer physiquement en s’organisant en
groupes paramilitaires d’autodéfense. Le journaliste colombien pense au
contraire que ces enfants sont récupérables, pour peu qu’on les encadre et
qu’on leur offre des moyens de se former et de gagner leur vie de manière
différente.
C’est en 1985 que s’est produite une généralisation des bandes de jeunes
dans tous les coins de la ville, particulièrement dans les zones pauvres.
On y rencontre des jeunes gonflés, sans scrupules, assez décidés à prendre
les armes et à s’affronter à d’autres. Vite prêts également à exécuter des
gens pour de l’argent. Medellin – une ville de près de trois millions d’habitants avec son agglomération – est peu intégrée socialement. Près 50 % de
la population sont des gens qui ont fui dans les années 60 la violence dans
les campagnes, violences meurtrières d’abord entre les partis traditionnels
colombiens – conservateur et libéral – qui ont fait à partir de 1948 des
centaines de milliers de victimes, aggravée ensuite par la naissance de
groupes de guérilla.
Ces quartiers populaires, formés sur les flancs des montagnes entourant
la ville, ont longtemps manqué d’infrastructures, – il y a notamment un
grand déficit au niveau des écoles, mais ont également souffert de l’absence politique de l’Etat. Ce dernier traite ces communautés sous l’angle de
la sécurité, l’angle policier et militaire. De ce fait, les gens de ces zones ne comprennent ni la loi ni la logique de l’Etat comme régulateur des
relations sociales. Ce qui amène, en l’absence de juges et de policiers intègres, à la justice privée et la mise sur pied par les commerçants et les
propriétaires d’escadrons de la mort pour éliminer les délinquants. Des
délinquants attirés par les produits de la société de consommation et
séduits par la vie luxueuse que mènent de tout puissants barons de la drogue qui peuvent s’acheter les juges.
Une culture machiste et violente
Il y a également dans la naissance de ce phénomène social dangereux des
causes culturelles et religieuses: les valeurs mises en avant sont l’argent, l’héroïsme, les valeurs de la guerre, le machisme, le fait d’être un
«baron». Le fond culturel traditionnel a été renforcé par la culture et le
discours des «barons» de la drogue, qui attirent les jeunes et les utilisent pour leur guerre contre l’Etat, pour assassiner des policiers, des juges ou des ministres.
Les secteurs d’extrême-droite et militaristes les utilisent également
pour assassiner les dirigeants d’organisations populaires et les personnalités politiques de l’Union Patriotique, un groupement de gauche qui a déjà
perdu plus d’un millier de ses responsables. Les jeunes sicaires tuent un
«fuerte», une personnalité, peu importe de quel bord, pourvu que cela rapporte. Ils peuvent également exécuter des responsables des partis traditionnels, dont certains secteurs règlent ainsi leurs différends personnels.
Une conscience schizophrénique et une évangélisation déficitaire
Ces jeunes – ils sont plusieurs milliers dans des bandes armées – ont
une conscience schizophrénique, et ont de la difficulté à savoir où est le
bien et le mal. Cela est dû en bonne partie au fait que nombre d’entre eux
ont grandi dans un milieu où la mort et la violence étaient permanentes et
quotidiennes. Les sicaires par ailleurs sont capables de fortes amitiés, de
solidarité et de grand amour pour leur famille. Et s’ils vont prier NotreDame du Bon-Secours ou Notre Seigneur-tombé-de-la-croix, s’ils portent des
scapulaires ou des crucifix, c’est aussi le produit de l’éducation reçue de
l’Eglise catholique.
Ils ont appris que l’on peut exterminer au nom de Dieu et pour chercher
le salut. Durant les années de «la violence» entre libéraux et conservateurs, dans les années 50, note Alonso Salazar, les curés étaient avec le
parti conservateur contre les «libéraux athées» et encourageaient à les
tuer, car il fallait «exterminer le démon». C’est une conscience atavique
qui remplit l’histoire nationale de la Colombie. Ainsi, le type dominant
d’évangélisation insiste sur le fait que les gens se rendent à la messe,
aux processions. Le dicton dit : «Celui qui pèche et prie fait match nul»!
Mais, ajoute A. Salazar, cette évangélisation n’est pas un engagement de
vie pour les postulats et les idéaux de l’Evangile. Cela ne gêne pas les
gens de prier la Vierge pour réussir un négoce qui a pour but de tromper le
voisin. Les sicaires prient de la même façon, les groupes paramilitaires,
les guérilleros aussi… Cela fait partie de la culture nationale. Mais
c’est aussi la preuve que l’Eglise, là, a échoué, même si c’est l’institution qui a gardé le plus de crédibilité. Avec la crise qui secoue Medellin,
conclut Alonso Salazar, l’Eglise a perdu beaucoup de son influence en raison aussi du type de hiérarchie qui a prévalu et qui a empêché toute forme
d’Eglise proche des communautés populaires, arguant du «fantôme de la théologie de la libération». (apic/be)