Comme le souhaitait Frédy Kunz, elle reste «petite et mal fichue»

La Fraternité du Serviteur souffrant en pèlerinage au Brésil

Genève, 25 novembre 2009 (Apic) Frédy Kunz est né à Berne en 1920, puis sa famille a émigré à Arbois, dans le Jura français. Après avoir été prisonnier de guerre, il est devenu prêtre, Fils de la Charité. Il a exercé son ministère au Québec, puis dans le Nordeste du Brésil où s’est fondée, autour de lui, la Fraternité du Serviteur souffrant. «Petite et mal fichue», celle-ci met sur pied, tous les six ans, un pèlerinage d’un style bien particulier. Le prochain a lieu en janvier dans l’État brésilien de la Paraíba.

Frédy Kunz avait coutume de dire qu’on n’entre pas dans la Fraternité du Serviteur souffrant pour souffrir, mais pour être heureux. L’appellation vient des quatre «chants du serviteur» du prophète Isaïe, repris durant la Semaine sainte, puisque c’est à travers ces textes que les premiers chrétiens ont interprété la passion de Jésus. Pour Frédy, ils ont été la clé de lecture de la souffrance qu’il a rencontrée dans son camp de prisonniers, en Autriche, dans sa paroisse populaire de Montréal ou dans le diocèse de Crateús, au Nordeste du Brésil.

Un Nordeste frappé, de 1979 à 1983, par une terrible sécheresse. Le régime militaire, alors au pouvoir (plus pour longtemps), créa des «chantiers d’urgence» pour empêcher les «flagelados», victimes de cette sécheresse et, surtout, de l’injustice, de mourir de faim. Frédy s’engagea sur l’un de ces chantiers et, pendant onze mois, poussa sa brouette sur une retenue d’eau en construction. Certains de ses camarades de travail rejoignirent un petit groupe qui approfondissait, depuis 1977, les chants du serviteur et c’est ainsi que naquit la Fraternité, appuyée par Dom Fragoso, un évêque dans la ligne de Dom Helder Camara.

En 1988, Frédy, appelé affectueusement «Alfredinho» au Brésil, se rapprocha d’une équipe des Fils de la Charité implantée à Santo André, banlieue ouvrière de São Paulo. Il s’installa dans une baraque de la favela Lamartine qui, malgré sa taille – à peine quatre mètre sur six – devint à la fois «presbytère», chapelle et lieu de réunion. Pour son 75ème anniversaire, il demanda à son évêque sa bénédiction pour aller vivre aux côtés des SDF, les «souffrants de la rue». Ce qu’il fit durant quelques mois, avant que sa santé ne décline. Il est décédé le 12 août 2000.

Chiffonnière et être humain

Peu avant sa mort, Frédy donnait cette consigne: «La Fraternité est petite et mal fichue, que nul ne corrige cet état de fait!» «Petite», elle l’est restée, même si elle avait déjà essaimé du vivant de Frédy. Il existe aujourd’hui de modestes implantations dans près de la moitié des États du Brésil, ailleurs en Amérique latine, au Québec, aux États-Unis, à Madagascar et dans quelques pays d’Europe. Parmi lesquels la Suisse, où elle compte une poignée de membres, dont des sœurs protestantes de Grandchamp. Des contemplatives, des malades, des personnes âgées font partie des «permanents de la prière».

«Mal fichue», car elle cherche à rassembler les plus humbles et les plus fragiles, ceux qui apparaissent comme inefficaces. Cependant, croyant en «la force des faibles», elle affirme que les pauvres et les souffrants ont une mission et sont «lumière du monde». Pour cela, il s’agit d’abord qu’ils reconnaissent eux-mêmes leur propre dignité. On cite souvent cette parole de Terezinha, de Curitiba: «Avant d’entrer dans la Fraternité, j’étais une chiffonnière. Aujourd’hui, je suis une chiffonnière et un être humain».

Personne n’étant rémunéré, cette Fraternité fonctionne sur la base du volontariat. Chacun de ses groupes mène ses activités d’une manière autonome. Cependant, tous les trois ans, une rencontre, au Brésil, est destinée à l’ensemble de ses membres, même si seulement une partie d’entre eux peuvent effectuer le déplacement. Il s’agit, alternativement, d’une retraite et d’un pèlerinage d’un style particulier : tous les services – cuisine, vaisselle, nettoyage, animation, liturgie… – sont assurés par les participants eux-mêmes, répartis en équipes. Le prochain pèlerinage a lieu en janvier 2010, dans un sanctuaire dédié au Père Ibiapina, non loin de la ville de João Pessoa, dans l’État de la Paraíba. Au 19ème siècle, le Père Ibiapina a renoncé à une brillante carrière, civile d’abord puis ecclésiastique, pour sillonner le Nordeste, à pied ou à cheval, et répondre aux besoins des populations, en mobilisant celles-ci.

Non-violence et austérité

Les groupes se préparent depuis des mois à ce pèlerinage, gagnant, surtout au Brésil d’où viendront la plupart des participants, une partie de l’argent du voyage par des travaux d’artisanat, des «bazars» de vêtements usagés, etc. Et approfondissant son thème: «Nous, pauvres, sommes l’avenir du monde si nous choisissons le chemin de la non-vengeance».

La non-violence est l’une des options fondamentales de la Fraternité. Face à l’urgence de la question écologique, l’on met l’accent, cette année, sur la violence faite à la création et le danger que sa «vengeance» nous fait courir. Frédy Kunz nous disait déjà que «seule une civilisation de l’austérité est en mesure de garantir le futur de l’humanité». Et les pauvres, habitués à vivre de peu, sont, sans doute, parmi les mieux à même d’indiquer un tel chemin. À condition de ne pas chercher à imiter les riches et d’opter non pas pour la misère – qu’il s’agit toujours de combattre – mais pour une «pauvreté digne».

Non-violence et austérité, mais ni passivité ni tristesse. Frédy Kunz – Alfredinho – a lutté, à sa manière et en particulier par le jeûne, contre les injustices. S’il avait adopté un mode de vie simple, il n’y avait pas trace de misérabilisme chez lui. Il ne mangeait jamais de viande, mais, bon cuisinier – c’est le métier qu’il avait pratiqué avant d’entrer au séminaire – il vous préparait volontiers un poulet. Il récusait tout fanatisme envers sa personne et il aimait plaisanter, faire le clown. Même si des tiraillements peuvent se produire au sein de la Fraternité, comme dans tout groupe humain, le pèlerinage est aussi l’occasion de belles retrouvailles dans l’amitié et d’explosions de joie .

Encadré

Un homme couché par terre

Cela se passe dans la favela Lamartine, un samedi. Rentrant de son travail de femme de ménage, Nara va rapidement déposer ses affaires chez elle, car elle est invitée pour le repas de midi. Chez elle, c’est la «chapelle» où elle a vécu auprès d’Alfredinho pendant les dernières années de sa vie, quand sa santé ne lui permettait plus de rester seul. Elle voit un homme couché sur le sentier. Elle le reconnaît: c’est José Carlos, de la Communauté des souffrants de la rue de São Paulo. Fatigué par un long chemin et trouvant porte close, il s’est étendu à même le sol.

Sans le réveiller, Nara entre dans la chapelle, mais il la suit. Il lui dit: «Je suis venu participer à l’eucharistie de cet après-midi, mais je me suis endormi. Dans mon sommeil, j’ai entendu une voix douce, une voix d’enfant murmurant ’Hé, vous voyez cet homme par terre? On ne peut pas lui jeter de l’eau, ni froide ni chaude, ni des pierres, ni du sable, parce que c’est Jésus’».

Nara emmène José Carlos dans la famille où elle doit manger. Puis elle retourne à la chapelle et, avec lui, se met à installer l’autel – quatre bancs d’un mètre de longueur placés côte à côte sur lesquels on étend une nappe – ainsi que la collation qui suit toujours la célébration. Cependant, José Carlos ne tient plus debout. Alors Nara sort d’un bahut un matelas, des draps et des couvertures et improvise un lit. Pour lui faire de la place, elle réduit l’autel à deux bancs. Et elle tire des rideaux qui l’isolent.

Les fidèles arrivent. Puis le célébrant. Il est frappé par le silence qui règne dans la pièce. Pendant la messe entre Suélen, une fillette de 7 ans. Elle aperçoit José Carlos derrière les rideaux. Et elle dit à Nara: «Tu sais, cet homme-là était couché par terre. Alors j’ai dit aux autres enfants ’On ne peut pas lui jeter de l’eau, ni froide, ni chaude, ni des pierres, ni du sable, parce que c’est Jésus. J’ai appris ça dans la chapelle’».

Cette histoire, récente, fait écho à une autre histoire qui remonte au temps où Alfredinho vivait à Crateús. Sortant de l’église, Dona Juliana, une militante du Nid (mouvement de lutte contre la prostitution) passa par le marché où un homme était au sol, entouré de gens qui lui jetaient des pierres en lui criant: «Va travailler, vagabond, paresseux!». Juliana appela ses amies, leur disant: «C’est le Christ! On ne peut pas le laisser comme ça.» Elles le relevèrent et prirent soin de lui. Lors d’un précédent pèlerinage, ce geste fut déclaré «acte de fondation de la Fraternité». (apic/mba/bb)

25 novembre 2009 | 10:23
par webmaster@kath.ch
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