Le président Poutine s’est petit à petit acquis le soutien total du Patriarcat de Moscou | © EPA/MIKHAIL METZEL / KREMLIN / POOL MANDATORY CREDIT/Keystone
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Cyrille et Poutine, les 'pires amis'

Dans un roman à suspens, Sergeï Jirnov, un ancien espion du KGB réfugié en France, dévoile les relations troubles entre le président russe Vladimir Poutine et le patriarche Cyrille de Moscou. Loin de l’image trompeuse d’une alliance entre la foi et le pouvoir, il dépeint deux hommes engagés en réalité dans une rivalité à mort pour le pouvoir.

Christine Mo Costabella / Adaptation Carole Pirker

Plus connu pour ses ouvrages sur la Russie, le spécialiste en relations internationales Sergueï Jirnov choisit pour la première fois la fiction pour raconter cette lutte fratricide. Durant les quarante premières années de sa vie (voir encadré), il a observé de près ses protagonistes. L’un a fait carrière au sein de l’Église orthodoxe, en goûtant au passage à l’opulence de l’Occident. L’autre, qu’il a croisé dans sa vie, a raté sa carrière d’espion du KGB, avant d’être projeté à la tête du plus vaste État du monde.

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Au cœur du récit, la guerre sourde que se livrent les deux hommes, nés durant la guerre froide dans le même système communiste. Selon Sergeï Jirnov, leur rivalité est montée en puissance depuis l’invasion russe de l’Ukraine, le 24 février 2022. Car si le chef de l’Église orthodoxe russe soutient le Kremlin, ses déclarations, elles, sont souvent à double sens…

En novembre dernier, le patriarche Cyrille de Moscou a qualifié d’«arme fantastique» le nouveau missile intercontinental Oreshnik, capable d’atteindre n’importe quelle cible en Europe avec une charge nucléaire. Il soutient Vladimir Poutine, en tout cas en apparence…
Sergeï Jirnov: Oui, mais il dit aussi qu’aggraver le danger nucléaire sert le diable et n’est pas très chrétien. Et juste après, que les orthodoxes russes se fichent, en fait, de l’apocalypse et qu’ils n’en ont pas peur, car Dieu a tout prévu. Il y a donc toujours une dichotomie. D’un côté, le patriarche soutient Poutine, et de l’autre, il multiplie les déclarations ambiguës. 

Vu d’Occident, on a l’impression d’une alliance très solide entre les deux. Mais vous affirmez dans votre roman que le Kremlin et le patriarcat de Moscou s’espionnent mutuellement. Chacun établit des dossiers compromettants sur l’autre, pour le faire tomber, si nécessaire. C’est une drôle d’amitié…
Effectivement, mais ce type de relation existe depuis l’époque des tsars. Les patriarches et les tsars formaient déjà des couples assez compliqués. Le patriarche voulait se hisser au-dessus du tsar, parce que c’est lui qui le bénissait lors de son intronisation, comme le fait le pape avec certains rois européens. Mais cette lutte s’est aggravée parce qu’en 1917, après la révolution d’Octobre, l’orthodoxie a disparu. Enfin, le patriarcat a disparu et Staline l’a fait renaître en 1943 parce qu’il en avait besoin pour unir le peuple et lutter contre les nazis. Or en même temps, il s’en méfiait car la religion représentait à ses yeux un concurrent pour le parti communiste. Staline a donc fait surveiller l’Église par les services de sécurité du KGB et l’Église surveillait le KGB et le parti communiste. C’est une habitude qui persiste depuis des années.

Vous allez jusqu’à dire que depuis l’époque communiste, chaque prêtre était potentiellement un agent du KGB…
Je l’affirme, chaque prêtre était un agent du KGB. Vu qu’ils étaient considérés comme des ennemis idéologiques du régime, ils étaient recrutés par le KGB pour être surveillés. Je viens du KGB et je peux vous l’affirmer, il y avait un département idéologique chargé de la surveillance de l’Eglise orthodoxe russe. Elle a été utilisée comme un service d’espionnage. La direction des relations internationales du Patriarcat de Moscou est un service de renseignement, y compris à l’étranger.

«Je l’affirme, chaque prêtre était un agent du KGB.»

Vous parlez notamment de Cyrille, qui a été en poste dans les années septante au Conseil œcuménique des Églises à Genève… un Conseil décrit comme un berceau de recrutement «d’idiots utiles»…
Cette expression remonte à l’entre-deux guerres. Lorsque les bolchéviks ont essayé de trouver des soutiens à l’étranger, après la révolution d’Octobre, ils ont créé le Komintern, l’Internationale communiste. L’organisation recrutait en Europe ceux qu’elle appelait des idiots utiles, c’est-à-dire des sympathisants de l’Union Soviétique qui n’étaient pas forcément des communistes. Quand Cyrille est venu en 1962 représenter le Patriarcat de Moscou au Conseil œcuménique, il a lui aussi recherché des gens qui s’intéressaient à l’Union soviétique, à la culture slave, à l’Église orthodoxe. Et ça a très bien marché…

Vous écrivez qu’entre Cyrille et Poutine, un duel implacable se joue pour le pouvoir. Roman ou réalité?
Comme beaucoup de choses dans ce livre, c’est vrai. Il y a une lutte implacable, puisque le patriarche Cyrille voudrait que l’Église orthodoxe devienne l’Église d’État, comme c’était le cas sous Pierre le Grand ou avec les tsars, mais Poutine n’en veut pas. La Russie est selon lui un pays multiconfessionnel, même si 70 % de la population se dit orthodoxe. Or dans les réunions officielles, le patriarche en habits religieux apparaît toujours au premier rang, contrairement à d’autres représentants des Églises russes, et comme la sixième personne de l’État, alors que c’est contraire à la Constitution, puisque la Russie est un État laïc.

«Il y a une lutte implacable, puisque le patriarche Cyrille voudrait que l’Église orthodoxe devienne l’Église d’État.»

À quand remonte cette rivalité?
Leur duo se forme après la chute de l’URSS (ndlr. le 26 décembre 1991), alors qu’il n’y a plus d’idéologie d’État. Donc l’idéologie de Poutine, c’est lui, c’est son régime! Cyrille, qui voudrait que la religion devienne l’idéologie de ce régime, incite Poutine à devenir un peu plus chrétien, ce que Poutine ne veut pas. Il a vécu la première moitié de sa vie comme officier du KGB. Il a prêté serment, tout comme au parti communiste, qui considérait l’Église comme son ennemie. Donc un homme qui a combattu l’Église et qui se proclame ensuite un fervent orthodoxe, pour moi, cela pose un problème. En fait, il n’est pas croyant.

Il y a encore cette fascination pour des valeurs que défendrait Vladimir Poutine, même si on peut douter parfois de sa moralité personnelle…
En fait, Poutine n’a pas de valeurs. Comme Cyrille, il est passionné par trois choses : l’argent, le pouvoir et les services spéciaux. C’est évidemment assez compliqué par rapport au christianisme, car Poutine est aussi ami avec Kadyrov, le président de la Tchétchénie, qui a instauré un califat islamique en violation des lois russes. Il est l’ami des talibans en Afghanistan, des mollahs en Iran, et il était aussi l’ami de Bachar al Assad, en Syrie. Et à qui fait-il la guerre? À la Géorgie orthodoxe. Il a aussi lâché l’Arménie chrétienne contre les musulmans d’Azerbaïdjan et il fait la guerre aux orthodoxes d’Ukraine. Il passe pour le grand protecteur de la paix et de la foi chrétienne orthodoxe, alors qu’il fait la guerre à ses frères en foi.

Vous montrez aussi un patriarche cynique, dont on ignore s’il croit vraiment en Dieu. Est-ce que vous forcez le trait ou est-ce votre conviction?
C’est ma conviction. Selon moi, Cyril n’est pas un croyant. Un patriarche qui prêche la guerre contre ses frères en foi et les frères ethniques, n’est selon moi ni un croyant, ni un prêtre.

Retrouvez l’entretien complet mené par Christine Mo Costabella, dans l’émission radio «Babel»,
en podcast sur rts.ch/religion/babel, ou via l’App Play RTS, sur smartphone.

Et vous décrivez Poutine comme fasciné par le chamanisme…
Poutine est païen, comme beaucoup de Russes, et il est superstitieux. Il s’est rapproché du chamanisme et de ses croyances païennes et ésotériques, parce qu’il cherche, non la foi, mais un ange-gardien qui le protégerait des malheurs. C’est Sergueï Choïgou, l’ancien ministre de la Défense, qui l’a converti aux pratiques chamaniques. Selon lui, Poutine a suivi pendant des années des rites chamaniques en Sibérie, c’est aujourd’hui bien documenté. Pour la guerre contre l’Ukraine, par exemple, il a suivi une cérémonie lors de laquelle quatre chamans l’ont béni. Ceux-ci lui ont dit que le prince Vladimir vaincra. Poutine a été rassuré parce qu’il s’appelle Vladimir. Or c’est aussi le prénom du président ukrainien… Et comme la guerre s’est enlisée, il en a tenu rigueur à ces chamans. (cath.ch/cp/cmb/bh)

Les pires amis, de Sergueï Jirnov, Paris, Ed. Istya&cie, 2024, 350 p.

Un ex-espion du KGB devenu consultant des chaînes de télévision
Né le 17 avril 1961 à Moscou et installé depuis 25 ans en France, Sergei Jirnov est un ancien officier supérieur du KGB, responsable d’un des services d’espionnage les plus secrets du monde, celui des illégaux du KGB. Comme Vladimir Poutine, il est un ancien élève de l’Institut du drapeau rouge, une école secrète du KGB, qui forme l’élite des Renseignements. Jusqu’en 1992, Sergueï Jirnov était un espion russe, un «illégal» vivant sous couverture en France. Il est le premier espion russe à infiltrer en 1991 l’ENA, l’École nationale d’administration à Paris. Mais en 1991, le KGB d’abord, puis le parti communiste, et enfin l’URSS, disparaissent coup sur coup. Après un an au SVR, l’entité chargée du renseignement extérieur de la nouvelle Russie, il démissionne et devient consultant dans le privé. En 2001, poursuivi en Russie pour la divulgation de secrets d’Etats dans des articles sur internet, il se dit victime d’un « empoisonnement aux métaux lourds » de son ex-employeur et s’exile en France, où il obtient le statut de réfugié. Il est depuis consultant sur les chaînes françaises et décrypte, dans la presse et ses livres, l’évolution du régime russe et de son président. Pourchassé par le FSB, l’héritier du KGB, il est un opposant farouche à Vladimir Poutine. CP

Le président Poutine s’est petit à petit acquis le soutien total du Patriarcat de Moscou | © EPA/MIKHAIL METZEL / KREMLIN / POOL MANDATORY CREDIT/Keystone
11 mars 2025 | 17:00
par Rédaction
Temps de lecture : env. 7  min.
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