Bab Kissan, avec la chapelle de Saint-Paul, dans les remparts de la vielle ville de Damas | © Jacques Berset
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Damas: les chrétiens dans la tourmente de la crise syrienne

Plus de 80% de la population syrienne vit désormais sous le seuil de pauvreté et le taux de chômage dépasse les 55 %, conséquence du conflit sanglant qui déchire le pays depuis 2011. Les mesures punitives, censées viser le régime de Bachar al-Assad, prises par les puissances occidentales ont aggravé la crise économique et sociale.

Jacques Berset pour cath.ch

Sœur Georgina Habach, religieuse du Bon Pasteur – une congrégation présente au Liban et en Syrie depuis 1893 – nous reçoit en ce début août dans le «Quartier des Chrétiens» (Maḥallat al-Naṣârâ), à Damas. La religieuse est active dans la vieille ville, notamment dans un foyer qui accueille les femmes et les filles vulnérables et maltraitées dans une société qui, après une décennie de conflits sanglants, se délite.

Les religieuses sont présentes également dans d’autres quartiers où de nombreux chrétiens vivent dans la plus profonde pauvreté, en particulier dans les districts de Jaramana et de Dwelaa.

Une économie en ruines

Ces deux districts abritent d’importantes populations chrétiennes réfugiées internes, venant de territoires syriens dévastés par la guerre et également d’Irak. Etant donné la flambée des coûts des loyers, des médicaments – difficiles à obtenir – et de la nourriture, de nombreux ménages ne peuvent plus payer leurs dépenses de base.

Sœur Georgina Habach, religieuse du Bon Pasteur, est engagée dans le quartier majoritairement chrétien de Bab Touma | © Jacques Berset

L’économie s’est effondrée et a reculé de plus de 70% entre 2010 et 2017, et la situation s’est encore aggravée avec l’imposition, par l’administration Trump, de la loi «César» (Caesar Syria Civilian Protection Act), en juin 2020.

«Ce sont les pauvres qui paient la facture…»

«Dites en Occident que cette loi, qui pénalise les entreprises étrangères commerçant avec la Syrie, aggrave la situation déjà précaire de la population», martèle sa Béatitude Joseph Absi, patriarche de l’Eglise grecque-melkite catholique, qui nous reçoit au patriarcat à Damas.

Le ‘Caesar Act’ ne touche pas l’establishment, une petite couche des privilégiés s’en sort, des commerçants spéculent sur les marchandises et s’enrichissent de façon éhontée. Dans la vieille ville de Damas, les meilleurs restaurants affichent complet! «Ce sont les pauvres qui paient la facture…».

Une action d’aide «pour survivre»

L’archimandrite Youssef Lajin, doyen de la toute nouvelle Faculté de théologie du diocèse patriarcal de Damas anime dans sa demeure de la vieille ville de Damas un petit cercle de chrétiens engagés dans l’aide sociale. «On a commencé à aider mensuellement une cinquantaine de familles vulnérables avec des colis d’aliments et de produits hygiéniques, mais très rapidement, nous avons été sollicités par d’autres familles. C’est ce qui nous a incité à lancer une action d’aide ‘pour survivre’ depuis juin 2020, mais en un an, la pauvreté s’est grandement accrue».

En août la distribution du groupe de soutien du Père Lajin a concerné 300 familles avec, outre les colis de vivres, la prise en charge d’une partie des frais de scolarité pour la rentrée scolaire. «Les bienfaiteurs qui nous aident à assurer cette action sont des amis locaux, en petit nombre, et des associations de solidarité de divers pays étrangers, surtout des organisations suisses, allemandes et canadiennes, ecclésiastiques ou civiles».

La «cupidité des commerçants»

Un curé de paroisse, un instituteur ou un administrateur touchent environ 50 euros mensuels, d’autres, employés de services publics, touchent de 25 à 30 euros. «On se demande comment un père de famille avec sa femme et ses quatre ou cinq enfants peuvent survivre et payer les frais de scolarité ou d’université de leurs enfants. En plus, la cupidité des commerçants les amène à faire des gains démesurés. Ainsi se forment deux couches dans la population, 20% vivent à l’aise aux dépens des 80% qui vivent dans la misère, sous la ligne rouge de la pauvreté!»

Le Père Youssef Lajin (2e depuis la g.) et son groupe de solidarité viennent en aide à de nombreuses familles grâce à des dons d’oeuvres d’entraides étrangères | © Jacques Berset

«Pendant la guerre, on vivait mieux»

«Pendant la guerre, on vivait mieux. Maintenant, avec la ›loi César’, c’est devenu insupportable: on ne peut pas recevoir de l’argent de l’étranger, seulement s’il est apporté par des visiteurs. Avant, on travaillait avec des banques au Liban, ce n’est plus possible!», note Juliette, du groupe d’entraide constitué autour du Père Lajin.

Avant la guerre, le gouvernement offrait gratuitement les médicaments à l’hôpital, mais maintenant les malades, les nombreux blessés de guerre et les handicapés doivent participer aux frais de traitement. Avant la crise, on ne payait pas non plus pour les opérations.

«Certains médecins soignent gratuitement les pauvres, mais c’est rare!», relèvent nos interlocuteurs. De plus, alors que plus de la moitié de la population n’a pas de travail fixe, il n’y a ni assurance chômage ni aide sociale publique. «L’État s’occupe de l’enseignement et l’hôpital est encore partiellement gratuit, mais il est absent dans le domaine social…»

Les chrétiens peuvent pratiquer leur religion

Le Père Lajin, qui a fait une partie de ses études théologiques en Allemagne et y a travaillé plusieurs années, cherche des donateurs à l’étranger, notamment des Syriens de la diaspora, pour financer le traitement des cancéreux. «De plus en plus de familles nous téléphonent: nous n’avons plus rien à manger! Il y a des gens qui n’ont pas de chaise pour nous recevoir», poursuite Juliette.

Vieille ville de Damas, dans les rues du quartier chrétien | © Jacques Berset

En Syrie, les chrétiens peuvent pratiquer leur religion, faire des processions dans la rue, célébrer librement leurs fêtes. «Mais désormais ils ont peur de tout, de l’islam, de l’avenir… Mais ce ne sont pas que les chrétiens qui cherchent à émigrer, de nombreux musulmans choisissent aussi de quitter le pays», relève de son côté sœur Georgina.

«On vit avec les musulmans et nous travaillons ensemble»

«Le peuple est bon, on vit avec les musulmans et nous travaillons ensemble, nous sommes des ponts de paix entre toutes les communautés, on a des employés musulmans, et nombreux sont ceux qui n’acceptent pas ce qui s’est passé!», assure la religieuse du Bon Pasteur, qui souligne que les hostilités avaient été préparées longtemps avant que n’éclate le soulèvement de 2011 contre le gouvernement.

Certaines mosquées en effet appelaient ouvertement au jihad, des slogans haineux avaient été peints sur des églises dans différentes villes. À Lattaquié, des manifestants hurlaient: «mort aux Alaouites [la communauté minoritaire dont est issue le président Bachar al-Assad], les chrétiens à Beyrouth!» De l’argent récolté dans la Péninsule arabique, notamment en Arabie saoudite, a été distribué dans certains quartiers pour inciter les jeunes à aller manifester contre le régime, nous confient plusieurs interlocuteurs dans la paroisse Saint-Cyrille.

La peur des rebelles

Dans le quartier de Kassa’a, le jeune Alaa, responsable du groupe de scouts catholiques de la paroisse melkite de Saint-Cyrille, nous confie qu’il s’est battu contre les djihadistes quand le quartier a été attaqué. «Les rebelles étaient dans le quartier de Jobar, la ligne de front était à environ un kilomètre de notre église. Le 17 mars 2012, pendant que le Père Georges Aboud célébrait la messe, une voiture piégée, qui visait les forces de sécurité, a explosé près de l’église. Quatre soldats ont été tués, et il y a eu de nombreux blessés. Les vitraux ont éclaté, mais la messe a continué…»

Un premier missile a touché le centre paroissial le 3 juillet 2013, le 11 novembre un autre a percé le toit de l’église, le 22 novembre un tir des rebelles a détruit le chauffage de l’église, et cela a continué les années suivantes. Nombre de passants dans la rue, des paroissiens aussi, ont été tués ou mutilés lors de ces bombardements aveugles.

En février 2018, encore 150 missiles et obus de mortier sont tombés sur différents quartiers chrétiens et musulmans de Damas, touchant notamment des édifices religieux catholiques et orthodoxes.

Forte émigration des chrétiens

La paroisse d’Alaa, qui comptait 15’000 grecs-catholiques, a perdu un tiers de ses fidèles. Un peu plus loin dans la rue, Mgr Youhanna Jihad Mtanos Battah, archevêque syriaque-catholique de Damas, nous confie qu’avant la guerre, il était en charge de 1’000 familles, mais 200 d’entre elles sont déjà parties.

«S’il n’y avait pas tant d’obstacles, la moitié des chrétiens, peut-être plus, quitteraient le pays», relève, fataliste, le Père Georges, ancien curé de Saint-Cyrille. (cath.ch/jb/bh)

La ‘Loi César’
La ‘Loi César’, qui avait pour but d’affaiblir le régime de Bachar al-Assad, pénalise les entreprises étrangères qui commercent avec la Syrie. «A l’état de siège dans lequel nous nous trouvons, explique le Père Lajin, et davantage encore que l’embargo qui enchaîne notre pays, s’ajoute la ‘Loi César’ qui nous impose des sanctions supplémentaires. Sous prétexte d’agenouiller le régime, cet acte a affecté toute la population. Il soumet notre existence à des difficultés ahurissantes. D’un coup l’inflation de la monnaie nationale syrienne a fait grimper le coût d’un dollar américain de 2’000 à 5’000 Livres syriennes (SYP), avant que cette inflation s’établisse à 3’500 SYP. Le prix de la nourriture et des produits de première nécessité a triplé, des articles ont quintuplé, le prix des médicaments a été multiplié par sept et celui de quelques médicaments par dix…». JB

Bab Kissan, avec la chapelle de Saint-Paul, dans les remparts de la vielle ville de Damas | © Jacques Berset
26 septembre 2021 | 17:00
par Rédaction
Temps de lecture: env. 6 min.
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