De nouvelles lumières sur le «silence» de Pie XII 1/2

À l’occasion d’une importante conférence internationale sur les archives de Pie XII qui s’est tenue à Rome du 9 au 11 octobre 2023, I.Media propose d’en rapporter les principaux enseignements en deux volets. Le premier porte sur le silence du pape italien concernant l’Holocauste pendant la guerre, une position toujours sujette à débats mais éclairée par la découverte de nouveaux documents historiques.
Le 2 mars 2020, le pape François avait officiellement déclassifié les archives secrètes du pontificat de Pie XII (1939-1958), affirmant que l’Église n’avait «pas peur de l’histoire». Trois ans et demi après, la conférence internationale «Nouveaux documents du pontificat du pape Pie XII et leur signification pour les relations judéo-chrétiennes: un dialogue entre historiens et théologiens», hébergée par l’Université pontificale grégorienne, apparaît comme le premier grand point d’étape pour la communauté scientifique depuis l’ouverture des archives.
L’étude des 6 millions de documents rendus accessibles par le pape François il y a trois ans, permet d’aborder avec une «vision beaucoup plus large» ce pontificat, s’est réjoui Mgr Étienne Vetö, évêque auxiliaire de Reims et co-organisateur de l’événement. Soutenue par d’importantes organisations telles que l’institut international Yad Vashem, ou le musée américain du mémorial de l’Holocauste, la conférence a donné lieu à la présentation des travaux d’une trentaine de chercheurs et de leurs équipes venant des États-Unis, d’Allemagne, de France, du Royaume-Uni, d’Italie, d’Israël et de Belgique.
Singularité de l’événement: des théologiens juifs et catholiques avaient été conviés pour apporter un éclairage religieux sur les différences de perception au sein des deux communautés sur cette période historique. Le cardinal Pietro Parolin, secrétaire d’État du Saint-Siège, et le grand rabbin de Rome Riccardo Di Segni, ont ouvert la conférence, réservant chacun un mot à l’actualité tragique.
Manipulation et teshuvà
Dans son discours le cardinal italien s’en est pris très vivement aux «interprétations subjectives décontextualisées» qui ont pu être diffusées dans l’après-guerre sur le pontificat de Pie XII. Il a estimé que l’ouverture des archives montrait comment «les documents historiques ont été manipulés» pendant cette période, ce qui avait conduit à ce que «les catholiques soient peu ou pas du tout mentionnés dans les mouvements de résistance». Une référence implicite aux accusations émises contre le pontife par certains historiens proche du bloc soviétique qui lui reprochaient d’avoir été inactif voire complaisant vis-à-vis des exactions des régimes fasciste et nazi.
«Il est devenu plus évident que le pape Pie XII a suivi à la fois la voie de la diplomatie et celle de la résistance clandestine», a notamment considéré le secrétaire d’État, réfutant la théorie selon laquelle le silence du pontife italien sur la question juive pendant la Seconde Guerre mondiale relevait d’une «inaction apathique».
À l’opposé, le grand rabbin de Rome n’a pas prononcé le nom de Pie XII, ni évoqué l’action des personnes venues en aide aux Juifs pendant la guerre, mais a insisté sur l’«antijudaïsme enraciné depuis des siècles» au sein de l’Église catholique. Il a émis le souhait que les recherches en cours sur le pontificat de Pie XII soient une occasion pour l’Église catholique de continuer à «faire teshuvà» – soit «revenir d’un mauvais chemin», en hébreu.
La dimension historique – qui appelle à une contextualisation – doit être distinguée de la question morale, a-t-il insisté. «Le silence de l’homme (…) nous interroge, nous interpelle et n’échappe pas au jugement», a-t-il enfin affirmé, citant le discours de Benoît XVI prononcé à la synagogue de Rome en 2010.
Une lettre cruciale
Une des interventions les plus attendues était celle de l’archiviste du Vatican Giovanni Coco, à qui on doit la découverte récente, parmi les archives personnelles de Pie XII, d’une lettre envoyée en 1942 par un jésuite allemand dont il est proche, le Père Lothar König. La lettre a échappé au sort de la plus grande partie des archives personnelles du pape, brûlées par sa secrétaire, la religieuse Pascalina Lenhert, en 1958. Elle montre sans équivoque que le pontife était au courant des crimes commis par les nazis contre les Juifs et les Polonais dans certains camps d’extermination, notamment à Auschwitz.
Dans le courrier, dont on sait qu’il est parvenu au pontife italien, le Père König apporte de nombreux détails, affirmant que ses informations ont été «obtenues au prix du plus grand risque». «Ce n’est pas seulement ma tête qui est en danger, mais aussi celles des autres si elles ne sont pas utilisées avec la plus grande prudence et le plus grand soin», insiste cet anti-nazi et philosémite convaincu, demandant à Rome de ne pas mettre en danger «l’Église allemande».

Dix jours après la réception de cette lettre, le pape Pie XII prononce son célèbre message radiophonique de Noël dans lequel il fait implicitement allusion à l’extermination des Juifs, évoquant des «centaines de milliers de personnes, qui, sans aucune faute de leur part, et parfois pour le seul fait de leur nationalité ou de leur race, ont été vouées à la mort ou à une extermination progressive». Selon Giovanni Coco, un lien entre la lettre et ce discours ne peut pas être prouvé mais ne doit pas non plus être exclu.
Le rôle de la Curie romaine
L’archiviste italien, à qui on doit le catalogage méticuleux de plusieurs fonds de documents parvenus à Pie XII, a souligné le rôle problématique de Mgr Angelo Dell’Acqua, official en charge des questions liées aux juifs au sein de la Curie romaine, et qui a traité les nombreuses requêtes envoyées par les juifs au pontife. Les documents rédigés par cet «excellent bureaucrate» révèle son antijudaïsme, et même son antisémitisme lorsqu’il emploie les dénominations racialistes telles que «non-aryens» pour parler des juifs.

Giovanni Coco a montré comment la Curie, où les préjugés anti-juifs étaient «diffus», n’a jamais employé le mot «extermination» pour parler des camps, et ce non seulement jusqu’à la mort de Pie XII, mais aussi pendant les pontificats de Jean XXIII et Paul VI. Le premier pontife à parler d’extermination est Jean-Paul II, lors de sa visite historique à Auschwitz en 1979.
«Le pape dépendait des remontées de son entourage», a insisté Hubert Wolf, historien allemand de l’université de Münster qui a présenté son travail de compilation des près de 1’700 lettres d’appel à l’aide envoyées par des juifs à Pie XII. «La question n’est pas Pie XII et l’Holocauste mais la Curie Romaine et l’Holocauste», a-t-il estimé, considérant que le pontife était «limité dans ses décisions». Il a décrit une Curie où l’information circulait très mal et dominée par la volonté de faire «bella figura» – «bonne impression», en italien.
Les juifs baptisés privilégiés?
Aux regards des nouvelles sources, l’historien allemand a aussi affirmé que si un certain antijudaïsme voire un antisémitisme apparaît nettement dans la Curie, il n’y a pour autant pas eu de «différence fondamentale» de traitement entre les lettres des juifs baptisés et celles des juifs non baptisés, et donc pas de traitement de faveur pour les seuls catholiques.
Une position que n’a pas partagé pas un autre intervenant de cette conférence, l’universitaire et prix Pulitzer David Kertzer, qui s’était montré très critique vis-à-vis de Pie XII dans ses dernières publications – et pourrait être une des cibles des critiques inaugurales du cardinal Parolin. Selon l’Américain, qui travaille pour l’université de Brown aux États-Unis, l’administration de Mgr Dell’Acqua faisait une distinction entre les «juifs aryens», qui étaient de descendance mixte, et les juifs «non aryens».
L’Américain a aussi souligné comment Mgr Dell’Acqua avait clairement déconseillé au pape de dénoncer les importantes rafles survenues à Rome et dans le reste de l’Italie. Selon une note de l’official, «une intervention officielle du Saint-Siège [aurait pu] conforter les dirigeants nazis dans l’idée fausse» que le Vatican soutenait «la destruction du peuple allemand». Pour David Kertzer, si Pie XII «déplorait personnellement» les actions des nazis et fascistes contre les juifs, son désir était en premier lieu de «maintenir de bonnes relations avec les forces d’occupation». (cath.ch/imedia/cd/bh)
Le 13 octobre, nous publierons la seconde partie de cette série: «Sauvetage des juifs, réseaux sud-américains et reconstruction de l’Allemagne: l’Église de Pie XII face à ses archives».
À l’occasion d’une importante conférence internationale sur les archives de Pie XII qui s’est tenue à Rome du 9 au 11 octobre 2023, I.Media propose d’en rapporter les principaux enseignements en deux volets. Le premier porte sur le silence du pape italien concernant l’Holocauste pendant la guerre, une position toujours sujette à débats mais éclairée par la découverte de nouveaux documents historiques.