Le partage du repas, de l'atelier Dans les rues de Genève, sur les traces du roi Salomon | © Lucienne Bittar
Suisse

Écouter ceux qui demandent justice, sur les traces du roi Salomon

Comment faire justice en dehors des tribunaux? Et d’abord, qu’est-ce que la justice? Une douzaine de personnes ont vécu ce questionnement à Genève, le 27 avril 2024, lors d’une journée «d’enquête» auprès d’acteurs sociaux et de bénéficiaires, organisée dans le cadre du projet culturel et religieux «Salomon 2024». Rien de tel que la rencontre pour déconstruire des idées reçues! cath.ch était de la partie.

Très vivants et multiculturels, les Pâquis et les Grottes, situés autour de la gare de Genève, sont aussi des lieux où se concentrent un nombre important de problèmes sociaux et d’associations de solidarité.

Entraînés par Alain Simonin, sociologue et enseignant retraité à la Haute école sociale, Thomas Blanchot, animateur à la Maison de quartier des Pâquis, Blaise Extermann, professeur au Collège, et Lea Assir, de Dialogue en route, une douzaine de personnes, de 15 à 85 ans révolus, ont eu l’opportunité de s’entretenir, par petits groupes, avec différents acteurs de cette réalité sociale. Animateurs de quartier, policier, visiteur de prison, ancien détenu, éducateurs engagés auprès de sans-abris ou de toxicodépendants, gens de la rue, professeur bénévole à l’Université ouvrière de Genève (UOG) et bénéficiaires des cours ont dévoilé un pan de leur travail ou de leur vie et répondu aux questions de leurs interlocuteurs.

Une journée où l’écoute a eu une place primordiale. Un groupe ici écoute Francis, visiteur de détenus | © Lucienne Bittar

En toile de fond de l’atelier Dans les rues de Genève, sur les traces du roi Salomon, on trouve, comme son titre l’indique, le «Jugement de Salomon». Dans ce récit biblique (1 Rois 3:16–28), deux mères de nouveaux-nés, dont l’un est mort au cours de la nuit, revendiquent chacune la maternité de l’enfant survivant et implorent la justice du roi Salomon, qui tranchera avec sagesse. De l’avis d’Alain Simonin, cette histoire invite à écouter ceux qui demandent justice et à opter pour la vie.

Interroger nos critères de justice

 «L’histoire de ce jugement, c’est aussi celle du cri poussé par une prostituée, une femme méprisée, pour le plus petit du Royaume, un nouveau-né», résume de son côté, pour cath.ch, le pasteur Roland Benz, président du comité de pilotage «Salomon 2024 – Questions de Justice» (voir encadré).

«Salomon a jusqu’ici résolu tous les problèmes par l’épée. Mais là, avec l’aide de Dieu qui lui a donné la sagesse pour guider au mieux son peuple, il écoute cette voix, ce cri. Et cela change son critère de gouvernance basé jusque-là sur la puissance et la force. Sa sagesse se réalise par l’écoute des plus petits, des exclus.» Cette transformation par la rencontre des critères habituels associés à la justice est aussi un des points relevés par les participants à l’atelier Dans les rues de Genève.

La valeur de la rencontre en présentiel

Constance et Talya, étudiantes et post catéchumènes catholique et protestante, reviennent stimulées de leur rencontre avec un animateur burkinabé de l’Espace quartier Pâquis. «Il n’a pu aller à l’école qu’à 15 ans et s’est battu pour arriver en Suisse et étudier.» «Je ne suis pas confrontée dans ma vie à de grands drames. On ne se rend pas compte de la chance qu’on a de faire des études. C’est un acquis pour nous. Ici les enfants n’ont pas besoin de bouger autant qu’au Burkina Faso pour avoir un avenir.»

Constance et Talya | © Lucienne Bittar

La découverte est là, entière, alors même que tant d’informations sur ces «injustices» sociales géographiques sont accessibles sur le web. «A travers un écran, on est passif, on n’a pas la même sensibilité qu’avec une personne qu’on peut voir en réalité, à qui on peut poser des questions», expliquent-elles.

Au-delà du mérite

En dernière année de la Haute école sociale, Luana, 25 ans, s’interroge pour sa part sur la responsabilité collective et sur la notion d’autonomie individuelle. «Cette dernière est présentée dans tous les projets sociaux comme le Saint-Graal, avec le risque d’oublier notre interdépendance et la nécessité de la solidarité. Tout le monde ne veut pas financer des projets d’aide aux sans domicile fixe (SDF), mais demain, une suite d’événements tragique peut me mener dans la rue à mon tour!»

L’hameçon est lancé. Car chez les plus jeunes, la notion de justice sociale croise par moments celle du mérite. Il y aurait d’un côté les battants, ceux qui ont eu moins de chance au départ mais qui se battent pour s’en sortir, et à qui le soutien apporté par les structures d’entraide est légitime. Et de l’autre, ceux qui ne font pas d’efforts, récidivent ou se comportent de manière violente, comme les toxicomanes ou les détenus, pour qui ils ressentent moins d’empathie spontanée.

Le tribunal populaire…

Au fil de la journée et des rencontres, ces lignes bougent. Certains a priori, barrières et craintes tombent. Prendre conscience que l’on ne sait rien de celui que l’on croise dans la rue ou qui nous approche permet d’aborder la situation avec plus d’ouverture. «Être assis à une table du café Thé-Flon (de l’association Carrefour Rue: ndlr) avec Thierry et Guillaume m’a fait réaliser le poids de la stigmatisation, du jugement que l’on pose facilement sur les gens qui vivent en grande précarité», relève Léa, de Dialogue en route.

Le «tribunal populaire» qui juge sans connaître, souvent d’un simple regard, est une forme d’injustice. L’exclu se retrouve encore plus exclu, plus isolé. «Tous les SDF ont une vie derrière eux. Thierry, par exemple, s’est retrouvé dans la rue suite à une grande dépression après que sa femme soit partie du jour au lendemain avec son enfant au Brésil.»

…ou l’observation et l’écoute

Le témoignage de Jathu, de nature très différente, souligne ce même processus. Ce jeune Tamoul, rencontré durant ce samedi à l’Université ouvrière de Genève, a fui le Sri Lanka à 22 ans. Malvoyant, très timide, il avait de la difficulté à entrer en relation avec les autres. Au Sri-Lanka, la différence, «l’altérité», est encore très mal comprise et acceptée, explique-t-il. Jathu a été harcelé et battu par ses camarades, au point de flirter avec l’idée de suicide. C’est l’amour de son frère aîné et de sa mère qui l’a empêché de passer à l’acte et qui lui a donné la force de quitter le pays. «Mes études d’assistant socio-éducatif m’ont permis de mieux me connaître et de comprendre les autres. Quand deux personnes se bagarrent, j’arrive aujourd’hui à les séparer. Je commence toujours par les regarder et par les écouter avant d’intervenir.» La médiation comme processus de justice…

Jathu et Alain Simonin

Des codes très divers

Une autre interrogation encore a surgi au fil des rencontres organisées par Salomon 2024. Comment apaiser le sentiment d’injustice vécu par autrui, sachant que la notion de justice fait écho à des codes individuels, culturels et religieux très variés? Ceux qui ont rencontré Patrice, un ancien détenu qui a pu reconstruire sa vie à sa sortie de prison, ou Francis, visiteur depuis 15 ans de personnes en prison sur le canton de Genève, ont pu toucher du doigt cette difficulté. «Souvent les détenus disent qu’ils n’ont rien fait au début, raconte Francis. J’essaye de les faire parler pour qu’ils fassent le lien entre leur vie, leur passé et l’acte qui les a conduits à l’incarcération. De les aider à donner du sens à leur vie et parcours.»

Animateur socio-éducatif à la Maison de quartier des Pâquis depuis 12 ans, Thomas Blanchot rapporte des expériences similaires avec les adolescents du quartier. «Notre but n’est pas de moraliser nos relations mais de faire émerger une prise de conscience chez les jeunes. Les filles par exemple viennent moins facilement dans nos locaux car elles ont un peu peur des garçons, très physiques dans leur présence. On organise alors des moments que pour elles, qui leur permet d’adopter les lieux. Bien sûr, cela énerve les garçons, puis cela déclenche la discussion.»

Pour l’abbé Philippe Matthey, membre du comité de pilotage de Salomon 2024, contacté à la suite de cette journée, l’expérience vécue par les participants durant cet atelier montre que «le rôle de la justice humaine passe par l’établissement de chacun dans sa dignité, en particulier les plus faibles et les plus négligés, dans toutes les situations particulières. Pour nous, croyants, c’est ainsi que la justice réalise le désir de Dieu pour tout humain.» (cath.ch/lb)

Salomon 2024 – Questions de justice
À l’intersection entre religion et culture, ce projet multiforme est porté par des pasteurs, diacres et prêtre genevois, ainsi que par des enseignants. Il propose d’explorer, en regard avec l’actualité, avec une pièce de théâtre et une vingtaine d’animations et ateliers, le personnage biblique du roi Salomon et son fameux jugement. Le clou du projet consiste en une pièce inédite, Cri! Le jugement de Salomon, écrite et mise en scène par Miguel Fernandez pour le Templ’Oz de Plan-les Ouates, qui sera jouée en septembre.
A partir du récit biblique du jugement de Salomon, divers sujets éthiques, théologiques et spirituels sont abordés au cours d’ateliers: les questions de justice, la place de l’enfant dans la société, le regard sur les exclus, sur les migrants, la sagesse dans les choix politiques et écologiques. LB

Le partage du repas, de l'atelier Dans les rues de Genève, sur les traces du roi Salomon | © Lucienne Bittar
29 avril 2024 | 17:22
par Lucienne Bittar
Temps de lecture: env. 6 min.
aide sociale (14), Bible (151), Genève (389), jugement (6), prison (107), Rencontre (17), SDF (20)
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