Le 27 juin 1992, le Père Jorge Bergoglio est ordonné évêque | © Collection privée
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Entre Jean Paul II et le cardinal Bergoglio, une confiance paradoxale?

Le dixième anniversaire de la canonisation de Jean Paul II, présidée par le pape François le 27 avril 2014 sur la place Saint-Pierre, donne l’occasion de se repencher sur la relation entre le pontife polonais et le jésuite argentin, nommé évêque auxiliaire de Buenos Aires par Jean Paul II en 1992, puis promu archevêque de la capitale argentine en 1998 et cardinal en 2001.

Si les relations entre Benoît XVI et François ont suscité une grande curiosité médiatique, la relation entre Jean Paul II et le cardinal Bergoglio reste moins connue. Les rares images les montrant ensemble remontent pour l’essentiel au consistoire et au Synode de 2001. Peu de déclarations publiques attestent d’un dialogue personnel entre les deux hommes.

Le site du Vatican ne recense que deux télégrammes officiels du pape Jean Paul II adressés au cardinal Bergoglio: l’un, daté du 19 novembre 2004, exprime les condoléances du pontife polonais après le décès du cardinal Juan Carlos Aramburu, le très conservateur archevêque de Buenos Aires de 1975 à 1990. Le cardinal Bergoglio avait en réalité une relation distante avec ce prélat qui fut proche du régime militaire, et qui relativisait l’usage de la torture et la réalité des disparitions d’opposants. L’autre télégramme est daté du 31 décembre 2004 à l’occasion de l’incendie d’une discothèque qui fit 194 morts dans la capitale argentine.

Le Père Bergoglio, un jésuite atypique

Mais si peu de traces demeurent de l’étonnante promotion du Père Bergoglio, c’est bien le pontife polonais qui avait fait sortir de son purgatoire en 1992 le jésuite argentin de 55 ans. Jean Paul II fut convaincu par celui qui était alors archevêque de Buenos Aires, le cardinal Antonio Quarracino, venu le rencontrer à Rome pour lui parler de ce jésuite atypique qu’il voulait comme adjoint et successeur potentiel à la tête de ce vaste diocèse. Alors relégué à Cordoba comme simple prédicateur et confesseur, le Père Bergoglio avait été repéré par le cardinal Quarracino comme un «petit saint», témoigne le vaticaniste Gerard O’Connell dans son livre sur Le Conclave de 2013.

Jean Paul II ayant été convaincu, Mgr Jorge Mario Bergoglio sera donc ordonné évêque auxiliaire de Buenos Aires le 27 juin 1992. Pour le journaliste Bernard Lecomte, auteur d’une biographie de référence sur Jean Paul II éditée par Gallimard en 2003, «le pape polonais avait besoin de quelqu’un qui ne soit pas suspect d’être ›gauchiste’ ni ›réac’ dans un contexte de grave polarisation de l’Église en Argentine. Il a donc choisi Bergoglio pour essayer de recoller les morceaux», explique-t-il à I.MEDIA. Le souvenir mitigé laissé par son expérience de provincial dans les années 1970 pesait moins que sa radicalité spirituelle et son intelligence vive.

Le choix contre-intuitif d’un jésuite

La promotion d’un jésuite perçu comme «progressiste» n’allait pas de soi, les relations de Jean Paul II avec la Compagnie de Jésus ayant été difficiles au début de son pontificat. «L’option préférentielle pour les pauvres» choisie sous le généralat du Père Pedro Arrupe (1965-1983) s’était en effet cristallisée, pour de nombreux jésuites, dans une ligne «marxiste» que Jean Paul II considérait comme extrêmement dangereuse. Sa volonté de recadrage des «dérives» de la théologie de la libération fut donc un axe central de son pontificat.

Jean Paul II, un pape «très antimarxiste»

«Il était très antimarxiste et il avait la hantise de voir de voir la lutte des classes se cristalliser à l’intérieur de l’Église, et de voir les prêtres de base retourner leur kalachnikov contre leurs évêques trop proches des régimes. Jean Paul II n’était pas contre les uns et les autres, mais il avait peur que les uns et les autres se détruisent mutuellement», se souvient Bernard Lecomte.

Une Église d’Argentine fracturée

Dans ce contexte, il était difficile de trouver le bon profil pour une Église d’Argentine fracturée. Mais tout comme avec le choix pour Milan du cardinal Martini dont il appréciait l’esprit brillant tout en connaissant ses options critiques vis-à-vis de l’enseignement traditionnel de l’Église, le pape Jean Paul II perçut en Mgr Bergoglio une personnalité capable de réconcilier une communauté catholique encore traumatisée par les blessures de la dictature militaire.

Cet archevêque proche des pauvres et très ferme vis-à-vis des dirigeants politiques se montrera particulièrement actif lors de l’effondrement économique et institutionnel subi par l’Argentine à la fin de l’année 2001. Le désormais cardinal Jorge Mario Bergoglio prend alors une épaisseur continentale et internationale. Dans un contexte romain, toujours en 2001, il fait preuve d’une grande efficacité en tant que rapporteur du Synode sur les évêques, rôle dans lequel il remplace au pied levé l’archevêque de New York retenu dans sa ville en raison des attentats du 11 septembre.

Et après avoir été particulièrement en vue lors du conclave de 2005, le cardinal Bergoglio montrera, rappelle Bernard Lecomte, «un certain génie politique et théologique» lors de la rencontre d’Aparecida, qui réunit en 2007 les évêques d’Amérique latine, en présence de Benoît XVI. L’archevêque de Buenos Aires sera salué par ses pairs comme «l’homme de la synthèse impossible», qui réussira à proposer une ligne pastorale commune entre Rome et l’épiscopat latino-américain, orientée vers le soin des pauvres mais sans lutte des classes. En ce sens, le pari assumé 15 ans plus tôt par Jean Paul II de promouvoir le jésuite argentin s’était donc révélé juste.

Différences sur la famille

Restent toutefois d’évidents points de clivage entre les deux hommes. Leur lecture de l’histoire de l’Europe diverge, comme le prouvent certaines déclarations de François sur la guerre en Ukraine, marquées par un certain prisme «anti-occidental». Mais surtout, leur conception de la pastorale de la famille n’est pas la même.

«Jean Paul II a été un pape génial avec son approche innovante de la sexualité comme don absolu, mais son système philosophique, très cohérent mais idéaliste, était inaudible pour la grande majorité des familles. Le pape François, lui, part de la réalité complexe de la vie des personnes, de leurs blessures. C’est une toute autre approche», explique Bernard Lecomte. Les positions de la papauté sur l’usage du préservatif ou sur la participation des personnes homosexuelles ou divorcées-remariées à la vie de l’Église ont donc évolué.

Mais au-delà de ces différences sur les idéaux à défendre et sur leur diagnostic des défis actuels, Jean Paul II et François se rejoignent sur l’opposition à toutes les formes d’atteinte à la sacralité de la vie, de l’avortement à l’euthanasie en passant par les différentes formes d’exploitation sexuelle. Lors de l’audience générale du 24 avril dernier, François a rappelé que le message de Jean Paul II demeurait d’actualité, en demandant aux catholiques de rester «fidèles à son héritage» et donc de «promouvoir la vie et ne pas se laisser tromper par la culture de la mort». En avril 2025, le 20e anniversaire de la mort de Jean Paul II donnera probablement l’occasion au pape de réinvestir son héritage, entre relecture critique de certaines options et reconnaissance de la valeur prophétique de son magistère. (cath.ch/imedia/cv/be)

Le 27 juin 1992, le Père Jorge Bergoglio est ordonné évêque | © Collection privée
28 avril 2024 | 08:23
par Jacques Berset
Temps de lecture : env. 5  min.
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