L’agronome Souleymane Bassoum, coordinateur du programme d’Action de Carême au Sénégal, se bat contre le fléau de l’endettement
Faire face à l’émigration des hommes des campagnes vers les villes
Berne, 10 mars 2010 (Apic) Chaque année au Sénégal, à l’époque de la «soudure» (*) – quand il n’y a plus rien dans les greniers -, les hommes quittent en masse les campagnes, momentanément, pour tenter de trouver des ressources en ville… «Ils pensent d’abord que c’est transitoire, puis après un certain temps, ils s’installent et ne reviennent pas, laissant femmes et enfants se débrouiller seuls dans les villages», témoigne Souleymane Bassoum, coordinateur du programme d’Action de Carême au Sénégal. Cet agronome sénégalais, âgé de 47 ans et père de huit enfants, était l’un des invités de la campagne de carême 2010.
Plus d’un milliard de personnes souffrent de la faim dans le monde. En Afrique sub-saharienne, ce chiffre est estimé à 300 millions. Le Sénégal n’est pas épargné. Pays de l’Afrique de l’Ouest, le Sénégal s’étend sur une superficie de 197’161 km2 et compte une population estimée à 12 millions d’habitants. L’agriculture y occupe 70% de la population et contribue à hauteur de 10% à la formation du Produit Intérieur Brut (PIB).
80% de l’agriculture sénégalaise dépend de la pluie, et s’il n’y a pas de pluie, c’est la catastrophe, déclare cet habitant de Thiès, qui a étudié l’agronomie à Uppsala, en Suède, et à Montpellier, en France. «La soudure peut durer de 1 à 9 mois, selon les régions. Quand il n’y a plus rien dans les greniers, les paysans, pour pouvoir nourrir leur famille, s’endettent auprès de prêteurs usuriers, à des taux de 150 à 200%. Les taux des micro-crédits que l’on trouve auprès des ONG peuvent atteindre 24%… Les paysans vendent leur bétail et leurs terres pour survivre, mais la personne qui n’a ensuite plus rien s’auto-exclut de la société».
Apic: Vous dressez un constat plutôt sombre de la situation des agriculteurs au Sénégal!
Souleymane Bassoum: Prenons l’exemple du riz, qui est l’une des céréales les plus courantes dans l’alimentation des Sénégalais: il représente 54% des céréales consommées en milieu urbain et 24% en milieu rural. Deux régions sont spécialisées dans sa production: la Casamance, au sud du pays, et la vallée du fleuve Sénégal, au Nord. Chaque année, la production indigène, qui ne représente que 10% du marché national, a de plus en plus de difficultés à s’écouler. En cause: la concurrence déloyale des pays asiatiques qui importent au Sénégal du riz à volonté (voir encadré), meilleur marché. Les importations de riz ont augmenté de 300’000 à 600’000 tonnes entre 1999 et 2008. Chaque année, l’Etat sénégalais dépense près de 100 milliards de francs CFA, soit 250 millions de francs suisses, pour l’importation de riz asiatique, de Thaïlande et d’Inde notamment. Et puis il y a la difficulté de survivre pendant la «soudure» (*).
Notre pays compte quelque 70% de ruraux, mais 10 à 12% sont contraints chaque année d’aller en ville pour trouver de quoi se nourrir pendant cette période. La capitale, Dakar, compte avec son agglomération près de 3 millions d’habitants, le quart de la population du pays… Depuis trois décennies, on voit bien qu’il y a des changements climatiques.
Lors de la grande sécheresse de 1973, on parlait déjà de dégradation de l’environnement, mais beaucoup croyaient encore que l’absence de pluie était une punition de Dieu pour nos fautes. On a démystifié cette «punition divine», car la sécheresse revient désormais tous les dix ans. On commence à voir que le nombre de jours de pluie se modifie et que les précipitations atteignent leur maximum en fin de saison. Elles sont décalées et moins prévisibles.
Apic: Quelles conséquences en tirez-vous ?
Souleymane Bassoum: On voit que les semences utilisées ne sont plus adaptées, il faut changer les pratiques. Les paysans doivent être plus stratégiques, ils doivent diversifier la production, échelonner les semis. Nous donnons des cours de vulgarisation agricole. Les ONG locales sont plus sensibles à ces changements climatiques que l’ANCAR, l’Agence Nationale de Conseil Agricole et Rural (ANCAR).
L’Action de Carême accompagne les partenaires locaux – des associations villageoises et des unions de paysans – dans 8 régions du pays, du Fleuve Sénégal à la Casamance. Cela concerne plus de 300 villages, et au moins 300’000 habitants, à 80% des femmes. Ce sont elles qui doivent assurer la subsistance de la famille quand les hommes abandonnent les villages durant la période de soudure.
Apic: Les hommes abandonnent leur famille en cas de famine ?
Souleymane Bassoum: Les hommes partent en ville pour chercher quelque chose… ils ne peuvent pas revenir les mains vides. En général, ils ne reviennent pas et les femmes doivent se débrouiller toutes seules. Quand les hommes sont endettés, ils perdent alors leur fierté, abandonnent leur dignité; ils partent du village.
Nous essayons de leur faire prendre conscience des risques que présente l’endettement. Il y a un grand gaspillage lors des cérémonies traditionnelles. Les gens dépensent sans compter. C’est un problème de mentalité: ils pensent qu’ils doivent le faire pour une question d’honneur. Ils ont beau ne pas avoir d’argent, ils empruntent pour payer de grandes fêtes, mettent en gage leur charrue, par exemple. Comme ils ne sont pas en mesure de rembourser, ils ne peuvent plus récupérer ce qu’ils ont mis en gage. Nous essayons de leur montrer jusqu’où cette façon de faire peut mener…
Nous avons de bons succès dans la lutte contre l’endettement auprès des usuriers, le «cancer des campagnes», en mettant sur pied des caisses de solidarité. Ces caisses, qui prêtent sans intérêt, servent en cas d’urgence pour secourir des familles qui ont des problèmes de santé, de scolarisation des enfants, d’achat de nourriture en cas de pénurie…
Apic: Même l’école est payante ?
Souleymane Bassoum: Les enfants doivent avoir des cahiers, un stylo, sinon ils sont renvoyés à la maison… Payer les fournitures scolaires, c’est déjà trop pour des parents qui n’ont plus d’argent à l’époque où commence l’école, en octobre. Ils doivent alors emprunter, car les premières récoltes sont en novembre ou décembre. Au Sénégal, on peut déjà faire beaucoup dans la lutte contre la pauvreté si on prend des mesures pour éviter l’endettement des paysans. JB
Encadré
Le Sénégal, comme nombre de pays du Sud, souffre des effets de la mondialisation
Comme bon nombre de pays au sud du Sahara, le Sénégal n’échappe pas aux effets du commerce international. Principal problème: l’arrivée massive de produits du Nord subventionnés qui inondent le pays à des prix inférieurs aux coûts de production. Ils cassent les prix pratiqués au détriment des producteurs locaux. Les paysans n’arrivent alors plus à vendre leurs propres productions, comme le riz. Et pourtant, le pays pourrait couvrir l’ensemble de ses besoins dans les 10 ans à venir: des terres irrigables estimées à 250’000 hectares; de l’eau en suffisance grâce à la présence d’un barrage anti-sel en aval du fleuve Sénégal; des producteurs bien formés aux techniques de production du riz. De l’avis de Souleymane Bassoum, «il ne nous manque que la volonté politique pour réaliser ce rêve».
L’oignon, quant à lui, compte parmi les légumes les plus consommés au Sénégal: dans le budget des ménages, il représente en moyenne 20% des dépenses en légumes. Depuis 1996, les fortes baisses de prix sur les marchés européens ont engendré une croissance rapide des importations, provoquant de la sorte une chute des prix et un impact négatif sur la filière locale, qui n’arrive plus à vendre ses oignons qui pourrissent sur place.
Autre exemple: la culture de l’arachide, qui occupe pratiquement 45% des paysans sénégalais. Pour pouvoir produire cette culture de rente, les populations locales ont déboisé une grande partie des forêts. Avec l’arrivé de l’huile de soja ou de tournesol sur le marché international, l’arachide se vend de moins en moins bien. En 2009, par exemple, sur une production de 1’800’000 tonnes d’arachides, seules 300’000 tonnes ont été vendues aux huileries pour transformation. Les producteurs d’arachide se voient alors contraints de brader leurs productions sur les marchés locaux, avec la complicité d’usuriers sans scrupules.
Pour ce qui concerne le coton, c’est la Société de Développement des Fibres Textiles (SODEFITEX) qui achète la production directement auprès des producteurs. Mais le prix d’achat est tellement bas que ceux-ci se retrouvent endettés. Principalement parce que les coûts de production du coton (engrais et pesticides) sont très élevés. Des producteurs de coton vont jusqu’à vendre leur bétail pour payer leurs dettes. C’est là tout le paradoxe: la culture du coton appauvrit le producteur plutôt qu’elle lui permet d’accéder à un revenu de subsistance suffisant pour nourrir toute sa famille.
Dernier exemple, les cuisses des poulets et les foies congelés importés de l’étranger constituent un frein au développement de la filière avicole locale. Ils arrivent sur le marché à un prix tellement bas (environ 2,50 francs suisses) que le poulet sénégalais (vendu 5 francs) ne peut pas faire le poids: les consommateurs achètent le poulet le moins cher.
«Ces exemples le montrent: au Sénégal, le fonctionnement du commerce international met en péril le droit à l’alimentation des populations locales. Les paysans ne peuvent plus écouler leur production et voient chaque année la période de soudure (période de sécheresse entre deux récoltes) s’allonger. Leurs revenus devenant de plus en plus bas, les frais consacrés à l’alimentation, la santé ou encore la scolarité des enfants deviennent toujours plus difficiles à assumer. Il faut donc trouver des sources de revenus plus stables», constate l’agronome sénégalais. Qui déplore que les campagnes se vident et les villes sont surpeuplées de jeunes sans formation.
«Mais il y a moyen d’agir !» A leur niveau, les petits producteurs se sont organisés pour mieux défendre leurs intérêts. Quant aux partenaires d’Action de Carême au Sénégal, ils ont développés le concept de commerce équitable local: les projets mis sur pied visent à faciliter l’échange de produits agricoles entre zones d’une même région. Un commerce local se met en place entre les régions urbaines qui doivent importer de la nourriture, et celle, rurales, qui veulent exporter leurs récoltes excédentaires. «Des initiatives qui augurent, espérons-le, un avenir meilleur pour les populations rurales du Sénégal !», conclut Souleymane Bassoum, coordinateur du programme d’Action de Carême au Sénégal. JB
(*) La soudure est la période qui sépare la fin de la consommation de la récolte de l’année précédente et l’épuisement des réserves des greniers, de la récolte suivante. (apic/be)