Fribourg: interview du Père Jean-Marie Vincent, prêtre haïtien (041090)

«Les critiques envers mon Eglise veulent construire

un nouveau chemin d’espérance dans mon pays»

Par Bernard Bavaud/APIC

Fribourg, 4octobre(APIC) Dans une interview accordée à l’agence APIC, le

Père Jean-Marie Vincent, prêtre haïtien de la Congrégation des Monfortains,

est plein d’espérance pour la libération de son peuple, tout en restant lucide sur les difficultés politiques et économiques de son pays. Directeur

de la Caritas des diocèses Cap-Haïtien et de Fort-Liberté dans le Nord et

le Nord-Ouest d’Haïti, il ose aborder avec franchise les divisions qui existent au sein de l’Eglise catholique, spécialement entre ceux et celles qui

s’inspirent de la théologie de la libération et un épiscopat à ses yeux

trop peu engagé dans ce processus et qui ces dernières années a pris des

mesures disciplinaires aux conséquences douloureuses.

Le Père Jean-Marie Vincent, comme d’ailleurs beaucoup de prêtres et de

religieux qui se sont engagés avec le peuple, se plaint de l’attitude de

l’épiscopat haïtien: «il est beaucoup trop absent, parfois hostile au travail de conscientisation entrepris par les communautés ecclésiales de base.

En outre, il était peu préparé à vivre la période qui a suivi la chute du

dictateur Duvalier». Il poursuit: «des laïcs et des prêtres de valeur ont

été dénoncés comme sympathisants ’communistes’ et éjectés de leurs postes

par de fausses accusations. Ceux qui avaient préparé le vaste programme

d’alphabétisation «Mission Alpha» ou les animateurs de l’ancienne équipe de

«Radio Soleil» en savent quelque chose. «La reprise en main» par le nonce

et l’épiscopat à l’occasion de ces deux événements a profondément marqué

l’Eglise catholique en Haïti. Des prêtres et des chrétiens engagés souffrent de l’attitude de cette Eglise autoritaire et s’en éloignent. Le grand

souffle qui avait traversé une Eglise d’Haïti unie pour renverser le didacteur fait place actuellement à une grande désillusion. Le Père Jean-Marie

Vincent, à la fois lucide et triste, emploie cette formule: «Les évêques

d’Haïti, mis à part Mgr Willy Romélus, évêque de Jérémie, ont mis l’éteignoir sur l’Eglise de la base».

L’arrêt de la «Mission Alpha»

Le Directeur de la Caritas est bien placé pour parler du choc reçu quand

les évêques ont brusquement décidé d’interrompre la «Mission Alpha». Il

était l’un des principaux animateurs de la préparation et de l’organisation

de cette campagne d’alphabétisation dans tout le pays. Des fausses rumeurs,

divulguées amplement dans le pays et à l’extérieur – comme par exemple, que

des fonds prévus pour la campagne d’aphabétisation avaient été utilisés

pour l’achat d’armes – ont été reprises par la hiérarchie catholique. Les

évêques, pour des motifs politiques ou par crainte réelle, mais infondée,

d’une conspiration communiste, ont décidé de tout stopper. Des oeuvres

d’entraide internationale étaient pourtant prêtes à investir beaucoup d’argent dans cette campagne d’alphabétisation. Le Père Vincent cite le cas du

Canada où Etat et oeuvres d’entraide non gouvernementales s’étaient unis

pour financer une partie du programme d’alphabétisation. Une somme de 2,5

millions de dollars avait été trouvée. Le coût d’arrêt décidé par l’épiscopat, ajoute-t-il, a éte ressenti «comme un camouflet vexatoire de tout ce

travail de préparation sur un projet considéré comme sérieux et prometteur

pour le développement de tout le pays. En Suisse aussi, la déception a été

grande, spécialement pour l’Action de Carême, qui avait décidé de s’investir sérieusement dans ce projet.»

Au sujet de «l’affaire de Radio Soleil», le Père Jean-Marie Vincent ne

mâche pas ses mots: «La décision de l’épiscopat d’éjecter les anciens animateurs a été désastreuse». La qualité de la nouvelle formule de «Radio Soleil», a fortement diminué à ses yeux. Le taux d’écoute a d’ailleurs baissé

de 50%. Autrefois, on se pressait dans les escaliers et les locaux de «Radio Soleil» où beaucoup de personnes avaient droit à la parole. Le Père

Vincent regrette spécialement la célèbre émission «Honneur-respect» où tant

de personnes de la base, paysans , ouvriers, mères de famille, exprimaient,

dans leur langage simple et imagé, leurs besoins concrets et leur espérance

d’une société nouvelle et d’une Eglise libératrice.

Les prochaines élections

Quant aux prochaines élections prévues pour le 16 décembre, le Père Vincent

rejoint l’analyse qu’avait fait pour notre agence, en juin dernier, lors de

son passage à Fribourg, le Père Jean-Bertrand Aristide, prêtre haïtien exclu de la Congrégation des Salésiens en raison de ses prises de positions

révolutionnaires et prophétiques.

«Le peuple va-t-il s’inscrire en masse sur les listes électorales qui

seront ouvertes du 5 au 22 novembre ou au contraire, découragé par l’expérience tragique des élections interrompues en novemnbre 1987, prendra-t-il

le parti de s’abstenir»? Le directeur de la Caritas souhaite que le peuple

s’inscrive. Encore faut-il que les forces populaires s’unissent pour trouver un candidat charismatique qui pourrait mobiliser les gens pour une alternative démocratique. Mais les Etats-Unis veillent et veulent à tout prix

que les élections aient lieu et que leur candidat passe.

Pour le Père Vincent, la présence économique et politique des Etats-Unis

est omniprésente en Haïti. Parfois la présence du puissant voisin du Nord

se fait arrogante. Personne n’a oublié la manière dont s’est comporté, lors

de sa dernière visite, le vice-président des Etats-Unis, Dan Quayle. A cette occasion il a choqué toute l’opinion publique du pays (pour une fois les

partisans du gouvernement et de l’opposition étaient d’accord) en donnant

des directives politiques concrètes comme s’il se trouvait en campagne

électorale dans son propre pays.

Le Père Jean-Marie Vincent, malgré son franc-parler, aime l’Eglise qu’il

sert, mais la voudrait plus proche de son peuple. Il craint que ce regain

d’autoritarisme de la part de la hiérarchie, ne continue à engendrer une

perte grave de crédibilité auprès des chétiens engagés politiquement pour

un changement de société, comme auprès des jeunes. Mais il garde le sens de

l’espèrance et croit, à longue échéance, que les forces vives de son pays,

dans l’Eglise aussi, vivront le sel de l’Evangile. Comme le Père Aristide,

il pense que «la fidélité à Dieu, c’est d’abord la fidélité au pauvre» .

(apic/ba)

4 octobre 1990 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 4  min.
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