Pour une religiosité non incompatible avec la modernité

Fribourg: L’islam modéré face à la sécularisation en Turquie

Fribourg, 16 novembre 2007 (Apic) Le christianisme aujourd’hui, dans les sociétés occidentales, est dans une situation inconfortable. Il se trouve en effet pris en étau entre la sécularisation de la culture et la montée de nouvelles formes religieuses fondamentalistes, comme on le voit avec l’intégrisme musulman. Pour en parler, le Père dominicain Claudio Monge est venu tout exprès d’Istanbul, où il réside.

C’est pour réfléchir aux défis auxquels doit faire face le christianisme dans nos sociétés que le Centre Interdiocésain de formation théologique des diocèses romands (CIFT) et la Faculté de théologie de l’Université de Fribourg ont mis sur pied le 16 novembre une journée d’étude au séminaire diocésain de Villars-sur-Glâne, près de Fribourg.

Vendredi, en ouverture, le Père Jean-Blaise Fellay, directeur du CIFT, a salué cette première initiative commune entre la Faculté de théologie et le CIFT, entre étudiants à l’IFM et à l’Université, séminaristes, agents pastoraux, prêtres, professeurs, chercheurs. Il s’est étonné de l’immense intérêt qu’a suscité cette journée, puisqu’il a fallu bloquer les inscriptions, les 120 places disponibles étant rapidement occupées.

Doyen de la Faculté de théologie, Max Küchler s’est également réjoui du développement de cette collaboration, rappelant le passé pas si lointain où les tensions entre les milieux de l’Eglise et la Faculté étaient vives. «Les suites de mai 68. et cela s’est prolongé longtemps encore!» Mais, a-t-il relevé, la Faculté ne peut pas s’isoler du reste de l’Eglise et l’Eglise a besoin d’une Faculté de théologie, car elle ne peut pas se confiner dans les séminaires. «Aujourd’hui, on peut fêter un rapprochement, c’est l’aboutissement d’un long parcours», ajoute-t-il. Et de souligner qu’il est nécessaire de sortir du monde académique, «car il est important de savoir à quoi nous servons!»

La «provocation turque»

Spécialiste de l’islam le Père Claudio Monge, âgé de 39 ans, réside dans la communauté dominicaine d’Istanbul, en Turquie, depuis quatre ans. Outre son doctorat en théologie, il a également un master en langue turco-ottomane. Dans une approche nuancée et fine de l’islam dans l’empire ottoman, le religieux italien a développé, en parlant de la «provocation turque», le concept d’une religiosité «non incompatible avec la modernité».

Relevant qu’historiquement l’Empire ottoman n’était pas un Etat islamique au sens classique du terme, le Père Monge décèle dans le passé déjà une certaine tendance à la monopolisation de l’islam par l’Etat, «ce qui est en contradiction avec le principe islamique de fusion des pouvoirs». Autrement dit, souligne-t-il, l’emprise du politique sur le religieux est sinon une spécificité, du moins une caractéristique du système ottoman.

Sans vouloir refaire toute l’histoire ottomane, de l’expansion jusqu’à l’apogée correspondant au sultanat de Soliman le Magnifique, et jusqu’à la perte des territoires et le déclin de l’Empire, il note toutefois qu’une caractéristique domine tous ces siècles: l’emprise de la religion musulmane. Elle occupe en effet une place centrale dans la définition et la légitimation du pouvoir, mais elle n’en constitue que l’un des piliers.

En islam, comme on le voit dans l’exemple iranien – une situation extrême! – c’est la religion qui domine normalement le politique. Mais dans l’Empire ottoman, on peut parler d’une complémentarité entre les registre politiques et religieux et non pas de la subordination du premier au second, relève le Père Monge. «On ne peut pas présenter la Turquie comme un Etat banalement musulman, réduit à utiliser la seule charia, le droit islamique. D’ailleurs, la Turquie est méprisée par certains pays musulmans, car c’est pour eux un pays islamique dégénéré!».

En proie à de grandes difficultés, avec la perte d’importants territoires, en pleine crise existentielle, l’Empire ottoman se tourne au XIXe siècle vers l’Occident et cherche à assurer son salut en l’imitant, notamment dans les domaines techniques et scientifiques. Tout en cherchant à les détacher de leurs présupposés culturels occidentaux, considérés comme contestables, la civilisation occidentale étant qualifiée paradoxalement, elle aussi, de «dégénérée».

Un lien paradoxal entre nation et religion

Ainsi, quand l’intelligentsia ottomane commence à se pencher davantage vers les prophéties scientifiques occidentales plutôt que vers l’héritage ottoman et musulman, le pouvoir en place initie une politique de réislamisation. «Dès lors, de simple référence de légitimation du pouvoir et de l’ordre social existants, la religion en Turquie est désormais chargée de nouvelles missions». Ainsi la religion devient un critère de classification des sujets musulmans, et permet la distinction entre «nous» et «les autres». L’islamisme émerge ainsi dans le sillage du nationalisme turc, mais il entretient avec lui un rapport de complémentarité et d’hostilité, note le Père Monge. «Ce lien paradoxal entre nation et religion est renforcé à la fin de l’Empire ottoman, notamment avec la proclamation en 1923 de la République laïque turque par Mustafa Kemal Atatürk».

Accepter l’islam dans la nouvelle République, qui se définit paradoxalement comme «laïque», revient à accepter la «turcité» (*). Mais les membres des minorités vivant depuis des temps immémoriaux en Turquie – Grecs, Arméniens et Juifs, des minorités juridiquement reconnues par le Traité de Lausanne de 1923 – sont certes considérés comme des citoyens turcs, mais ils ne font pas pour autant partie de la «nation turque», laquelle est définie par l’appartenance à l’islam.

Ainsi, pour être clair, note le dominicain, toute activité missionnaire susceptible de convertir au christianisme les musulmans, à savoir les Turcs, les pervertirait en les transformant en «intrus» dans la famille turque. «Voilà pourquoi le prosélytisme et les activités assimilées sont formellement interdits en Turquie!»

Le Père Monge relève que dans la République turque, le concept de laïcité ne signifie pas l’autonomisation mutuelle des champs religieux et politique et encore moins la neutralité de l’Etat dans le domaine de la conscience et des pratiques du culte. «Au contraire, l’islamisation est posée comme condition sine qua non du passage à la laïcité. Le programme est clair: légitimer la nation comme musulmane, donc turque, intégrer par conséquent l’islamité comme condition d’appartenance à la ’turcité’, justifier la gestion directe du domaine religieux par l’Etat et supprimer ainsi toute autorité interne de la sphère religieuse subordonnée». C’est pourquoi, dès le lendemain de l’abolition du califat en Turquie, le 3 mars 1924, Mustafa Kemal crée une Direction des affaires religieuses, le Diyanet.

Le projet kémaliste: une modernité et une laïcité sans aucune base sociale

Il s’agit dans le projet kémaliste d’imposer une modernité et une laïcité sans aucune base sociale. Le deuxième problème – et de taille! – est d’ignorer la diversité confessionnelle, non seulement envers les minorités chrétiennes et juives, mais également envers les divers courants musulmans. Il impose le sunnisme hanéfite, qui n’a certes guère à voir avec le salafisme ou le wahhabisme. Mais ce courant n’en ignore pas moins les tendances plus progressistes des alévis, tenus pour quasi hérétiques par les puritains intransigeants qui se sont rangés dès le début derrière la laïcité républicaine.

Au-delà de cet islam «officialiste», note Claudio Monge, l’islam turc intègre également des éléments d’un fonds préislamique qui se manifeste aujourd’hui encore sous forme de religion populaire. On voit ainsi des foules énormes fréquenter les «ziyaretler», qui sont des lieux de pèlerinage – souvent des mausolées, mais aussi des monastères et des lieux de culte chrétiens ! – pour soigner certaines maladies ou faire des voeux. La présence de nombreuses confréries soufies (tarikat), originaires d’Asie centrale ou d’Anatolie, représente également une dimension incontournable de l’islam turc, si singulier et divers. Mais ces confréries tendent également vers l’hétérodoxie.

En observateur privilégié du monde turc, le Père Monge parle de présence agonisante et émiettée d’Eglises enfermées dans leurs rites respectifs et qui semblent être parfois «comme des coquilles vides enfermant une religiosité identitaire, peu évangélique et sans futur». Mais lui-même dit vivre, au coeur de l’infime minorité chrétienne présente dans ce pays, une certaine «solitude dans la foi», qui l’a paradoxalement fortement ouvert à une forte expérience de l’immanence de Dieu. JB

(*) Pour défendre la «turcité», définition officielle de la citoyenneté en Turquie, les autres ethnies ou les autres identités culturelles sont devenues «l’Autre». Cette insistance pour incorporer les Kurdes à la «turcité», au lieu de les unifier dans le cadre global de la citoyenneté, a créé ainsi deux nationalismes en conflit l’un avec l’autre. (apic/be)

16 novembre 2007 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 6  min.
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