Interview accordée par le professeur Bénézet Bujo

Fribourg: un théologien zaïrois parle de la théologie africaine (040990)

Fribourg, 4février(APIC) Premier africain nommé professeur de théologie

en Suisse, l’abbé Bénézet Bujo enseigne à l’Université de Fribourg depuis

1989. L’agence de presse APIC l’a rencontré. Celui-ci s’est exprimé sur divers problèmes liés à la théologie africaine. Dans la perspective du Synode

pour l’Afrique, annoncé le 6 janvier 1989 par Jean Paul II, et actuellement

toujours dans sa phase de préparation, l’abbé Pujo aborde librement certaines questions théologiques concrètes en Afrique, liées à l’interrogation

essentielle: Existe-t-il une philosophien africaine qui puisse donner naissance à une pensée théologique africaine originale?

«La théologie comme telle, est une réflexion sur la Révélation qui se

fait dans un contexte culturel déterminé. La théologie que nous avons reçue

est une théol ogie classique occidentale – basée sur la philosophie et la

sagesse européenne – qui a essayé de réfléchir sur les données révélées. En

effet, toute théologie est située. Il n’y a pas de théologie universelle.

Quand on parle de théologie occidentale, il faut toujours se rappeler de la

philosophie sous-jacente au service de cette théologie, que ce soit la philosophie d’Aristote, de Platon, de saint Thomas d’Aquin ou la philosophie

scolastique.

Voilà pourquoi vous n’empécherez pas les Africains de réfléchir aussi

sur la révélation chrétienne à partir de leur contexte spécifique: à partir

de l’homme africain concret, de sa culture, de sa sagesse. Cela nous parait

tout à fait légitime et même un apport précieux à l’Eglise universelle.

Nous nous posons d’ailleurs une question. Est-ce qu’il n’y a pas une rationalité occidentale qu’on a voulu faire passer pour la rationalité universelle tout court? Par contre, s’il y a plusieurs manières façons de réfléchir sur la vie et sur la réalité ambiante, il est normal qu’on retrouve

plusieurs philosophies au sein de l’humanité, toutes dignes de respect. Et

dans ce sens là, il y a aussi une philosophie en Afrique, même si elle n’a

pas été justifiée par des écrits, comme les occidentaux peuvent le faire en

puisant leurs sources dans l’antiquité gréco-latine ou au Moyen-Age.

Deux exemples d’approche culturelle propre à l’Afrique

Pour faire mieux comprendre notre aspiration à puiser aussi dans la culture africaine, quitte à moins tenir compte de certains apports culturels

purement occidentaux, prenons deux exemples: le rite du mariage chrétien et

notre compréhention théologique de Jésus.

En Europe vous avez normalement assimilé le rite cuturel et liturgique

du mariage. Il provient d’ailleurs en partie de la culture germanique. Si

bien que les Européens arrivent à comprendre les cérémonies du mariage avec

beaucoup mieux de facilité que nous en Afrique. L’anneau, signe de l’alliance, que s’offre mutuellement les époux le jour de leurs noces, qu’est-ce

que cela signifie pour un Africain?. Cela ne signifie rien du tout. Ce signe chez vous évoque tout naturellement, -disons le mot «culturellement»l’alliance et la fidélité. Chez nous en Afrique, le même anneau ne signifie

strictement rien.

La théologie africaine ne peut pas aller sans liturgie qui est donc

l’expression de la foi: pour connaître comment le peuple honore Dieu et

comment il comprend Dieu dans la pratique, cela s’exprime par la liturgie,

par exemple par la danse africaine exécutée durant la messe. Mais la liturgie africaine ne pourra pas aller sans la théologie: elle en fait partie

intégrante. Mais il est vrai que les fondements mêmes de la liturgie

devraient se réfléter au niveau d’une théologie plus large, une pensée plus

ample qui puisse fonder une liturgie. A ce niveau, en Afrique, des efforts

dans ce sens se concrétisent.

Jésus ,Ancêtre et Guérisseur?

Par exemple, chez nous quand on chante :»Seigneur prends pitié»…

Qu’est ce que cela signifie «Seigneur» pour un Africain? Le comprend-t-il

comme le Grec l’avait compris? Ou comme un Juif le perçoit? Et à partir de

cette question, qui est Jésus-Christ pour un Africain? Il faut réfléchir et

développer ce grand sujet car notre christianisme est basé sur Jésus-Christ

qui est la révélation totale du Père, de Dieu. C’est à partir de là qu’on

devra comprendre qui est Jésus. En effet la question «qu’est-ce que Dieu»,

je ne crois pas que ce soit seulement le christianisme qui l’ait révélé aux

Africains. La révélation totale de Dieu, son essence, sa compréhention entière et pleine, c’est bien le christianisme, d’accord, qui peut nous donner la vraie direction, Jésus étant la véritable image de Dieu.

Mais quant à savoir qui est le Dieu de la Création ce n’est pas le christianisme qui nous l’a apporté en premier. La spécificité du christianisme,

c’est d’être venu avec Jésus comme révélation finale, totale du Père. Mais

Dieu s’est révélé aussi aux autres peuples avant l’arrivée du christianisme

et pour nous avant l’arrivée des missionnaires. Par exemple, chez nous le

culte des Ancêtre est essentiel. Est-ce que Jésus a une place dans le culte

des Ancêtres? Certains théologiens africains répondent affirmativement, car

Jésus-Christ c’est la vie. «Il est venu pour que nous ayons la vie et que

nous l’ayons en abondance». Les Ancêtres sont justement le fondement de

notre vie après Dieu. Dieu leur donne la vie. Et cette vie-là, ils ne doivent ni la retenir, ni la retourner à Lui, mais la donner aux autres en

abondance: pas seulement la vie liturgique, mais la vie totale. Voilà pourquoi, nous osons affirmer qu’en ce sens, Jésus peut être considéré comme

Ancêtre.

On peut faire aussi la même approche avec la notion de guérisseur, puisque la guérison joue un rôle principal en Afrique. Comment soigner les malades, guérir quelqu’un?…Jésus c’est le médecin par excellence, puisque

même durant sa vie terrestre nous disons qu’il a soigné et guéri les malades.

Mais alors si Jésus est guérisseur, il ne peut pas se limiter uniquement

à la guérison physique des maladies, mais il faut considérer aussi leurs

causes, toute l’incubation et les symptômes, c’est-à -dire les problèmes

économiques qui agitent toute l’Afrique aujourd’hui; les guerres tribales

aussi…Il faut que Jésus puisse déléguer la vie à l’homme africain

d’aujourd’hui en essayant de le libérer de ses maux

physiques, psychologiques économiques et sociaux. Voilà des pistes pour une

authentique théologie africaine et plusieurs essais existent. Cette

théologie

nous oblige aussi à sortir de la prière et de la liturgie, si africanisées

soient-elles.

Une théologie libératrice?

Vous connaissez sans doute cette parole d’un étudiant africain qui a été

rapportée par la revue «Sélect», une revue éditée à Kinshasa par le Père

Louis Mupagasi: «Mon père, si la culture africaine dont vous parlez – votre

culture africaine – est plus importante que les milliers de réfugiés qui

sont abandonnés à eux-mêmes, et qu’on s’occupe de cette culture sans s’occuper des réfugiés, alors votre christianisme ne m’intéresse plus. C’est

pourquoi dans ce cas, je vous remets mon carnet de baptême. Il faut rayer

mon nom de votre registe de baptême». C’est là que l’on peut dire que la

théologie africaine qui s’occupe de l’inculturation doit aller de pair avec

la libération. Mais cette libération est comprise autrement qu’en Amérique

latine, puisque pour nous, la culture ou l’inculturation doivent avoir une

dimention libératrice.

En effet, il ne suffit pas de dire à quelqu’un: «Libére-toi des puissances mondiales économiques qui t’oppriment». Il faut qu’il sache d’abord se

connaître lui-même. Et qu’il puisse s’interroger sur sa dignité. S’il y

parvient, il saura que cette dignité ne vient pas seulement du matériel:

elle provient surtout du fait que sa culture est capitale pour lui. Il

s’est enfin pris lui-même au sérieux. Il devient fier de sa culture sans

pourtant la croire supérieure aux autres.

Par contre quelqu’un qui a perdu confiance en sa culture, qui ne sait

pas à quelle nation il appartient, ni de quel côté il est, va sentir un

grand vide en lui. Il pense alors qu’il doit être rempli d’apports extérieurs. Il va accepter et gober tout ce qu’il voit. Y compris la culture technique comme telle sans rien remettre en question. Il sera encore beaucoup

plus aliéné. C’est ainsi qu’avant de libérer l’homme africain au niveau

économique, donnons-lui d’abord confiance en lui, car il est quelqu’un. En

fait il devrait préfèrer être pauvre matériellement plutôt qu’un esclave

qui n’a pas son identité.

Insistons sur l’identité culturelle africaine, sur la confiance, sur la

vie. Les conséquences suivront: la vie doit être donnée à tous les niveaux,

aussi au niveau économique.

Qu’attendez-vous du Synode pour l’Afrique pour l’Eglise du continent?

Mon souhait serait que ce synode africain ne soit pas une affaire d’experts, ni une affaire abstraite où seuls les théologiens et les évêques

vont parler. Mais en oubliant le peuple. Je trouverai normal qu’on puisse

déléguer les laïcs en grand nombre. Que ceux qui sont mêlés à la foule, qui

connaissent les difficultés de chaque jour, ceux qui vivent les problèmes

existentiels de leurs communautés soient là et qu’ils puissent discuter et

proposer des solutions à ces problèmes de chaque jour.

Que çà ne devienne pas de nouveau une affaire cérébrale où on doit produire des documents qui ne seront même pas connus dans les milieux ruraux.

Chez nous, les conférences épiscopales où l’on prend des décrets et des décisions, ne sont pas connues par le peuple. Alors je crains justement qu’au

niveau du synode, les évêques et les théologhiens restent ensemble faisant

des thèses et des dissertations qui nont rien à voir avec la vie du peuple.

Et puisqu’un synode par définition, cela implique la présence d’évêques

et de théologiens, mon souhait serait que l’on invite en priorité les théologiens et les évêques qui en avaient lancé l’idée d’un Synode vraiment

africain et qui ose aborder toutes les questions spécialement celles qui

sont spécifiques à l’Afrique.

J’aurais souhaité une préparation entre Africains d’abord, au lieu de

nommer seulement quelques évêques qui viennent à Rome pour parler entre eux

et avec le pape. J’aurais aussi préféré qu’avant ce synode, des synodes régionaux aient été organisés dans chaque pays, comme cela s’est fait en Europe, par exemple en Allemagne, en Hollande et en Suisse. Oui, un synode

national de l’Eglise locale. Et chaque pays aurait fait son bilan. Puis

dans le cadre des symposiums des évêques d’Afrique et de Madagascar , on

aurait pu mettre en évidence nos pistes communues et les problèmes les plus

urgents à résoudre. Je regrettre que l’on va parler un peu de tout d’une

manière générale sans que les problèmes concrets des petites communautés

locales soient suffisemment écoutées.

E N C A D R E

L’abbé Bénézet Bujo est né au Zaïre en 1940. Il fréquente le grand Séminaire de Bukavu dès 1961 puis l’Université Lovanium de Kinshasa. L’abbbé

Bujo est ordonné prêtre en 1967. Il obtient sa licence en théologie deux

ans plus tard. Il suit ensuite les cours à l’Université de Würzburg, en Allemagne où il obtient son doctorat. Il retourne en Afrique pour y enseigner

la théologie à Kinshasa et Nairobi puis revient en Allemagne pour donner

des cours successivement à Frankfort et Sarrebruck. En 1989, il est professeur invité à Fribourg: la chaire de théologie morale est vacante depuis

1989». Comme théologien, Bénézet Bujo croit fermement aux valeur culturelles et familiales encore très vivantes en Afrique.

5 février 1991 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 8  min.
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