L'on ignore parfois que le droit européen moderne puise ses racines dans le droit canonique du Moyen Âge | image d'illustration/ domaine public
Dossier

Gratien, le moine grâce auquel vous aurez un procès équitable

2

Si l’on ne peut pas vous mettre en prison sur la simple accusation que vous avez tué le chien de votre voisin, c’est également grâce à Gratien. Ce moine juriste du 12e siècle a construit les bases du droit moderne européen, qui fonde notamment la présomption d’innocence.

La Concorde des canons discordants. Il ne s’agit nullement d’un ouvrage sur le bruit des engins balistiques militaires. Ce livre peu connu n’est ni plus ni moins que la pierre angulaire de la science juridique occidentale. On le doit à Gratien (1139-1197), un moine italien, dont la vie est largement ignorée. Les Bolonais sont tout au plus persuadés qu’il a terminé sa vie dans leur ville.

Quand les canons chantent d’une même voix

La Concorde des canons discordants, aussi appelée le Décret de Gratien, est une compilation de plus de 3800 textes de nature juridique. On y trouve des canons dits «apostoliques», des textes patristiques, des décrets conciliaires, des lois romaines et franques, et bien d’autres écrits plutôt éculés et rébarbatifs pour le commun des mortels. Mais qui, pour beaucoup, trouvent encore une résonance dans notre vie quotidienne.

Gratien ne s’en est pas tenu à rassembler cette somme de documents. Il a classé, commenté et tenté de résoudre les contradictions entre eux (d’où le titre: concorde des canons discordants). Son travail a fondé une véritable méthodologie juridique reposant sur la recherche de cohérence et l’usage raisonné des sources.

Redressement du droit

Le travail de Gratien est en fait tombé à pic. Entre le 5e et le 11e siècle, la législation laïque faisait face à un important déclin. Elle a été reprise en main dans le sillage de la grande réforme de l’Église entreprise par le pape Grégoire VIIII (1105-1187). Le droit canonique est alors devenu un modèle pour le droit laïc. Et une véritable renaissance de la science juridique s’est progressivement élaborée en Europe.

Dans ce chantier général, l’outillage exceptionnel de Gratien a été dûment reconnu par ses pairs et s’est rapidement répandu dans toute l’Europe. Bien que dépourvu de tout caractère ou autorité officielle, le livre s’est retrouvé enseigné par tous les grands juristes et universités médiévales d’Italie, d’Espagne, de France et de Navarre. La somme transformait radicalement la teneur des études juridiques. En particulier par sa pédagogie juridique scholastique comprenant la glose, la discussion, ou encore l’analyse de cas pratiques.

Mariage du droit romain et canonique

Gratien appliqua notamment sa méthode à la question de la peine de mort. Il regroupa 45 règles en deux camps: celles posant le principe du respect de la vie et celles légitimant les exceptions à l’interdiction de la peine capitale. Ce système de pensée permit de comparer les thèses et d’aboutir à une conclusion raisonnée et juste.

Le droit canonique ainsi systématisé par le moine a profondément influencé les systèmes juridiques de son époque, dans des domaines tels que le mariage, les contrats, l’organisation judiciaire… En parlant de mariage, l’union du droit romain (redécouvert à cette époque) et du droit canonique a produit un rejeton dénommé ius commune, un «droit commun» bientôt appliqué à travers toute l’Europe.

Le crépuscule de la tyrannie

Nombre de nos contemporains pensent que le droit de l’Église et le droit étatique n’ont rien à voir et qu’ils se sont formés de manière tout à fait parallèle. Alors qu’au contraire les juristes de l’Église ont occupé une place centrale dans la formation et la formulation des grands principes du droit, dont beaucoup ont été rassemblés et synthétisés par Gratien.

Le «Décret de Gratien» a été la pierre angulaire de la science juridique occidentale | archive.org

Le moine a entre autres fait resurgir l’idée de saint Augustin et Isidore de Séville selon laquelle le titulaire du pouvoir doit respecter la justice, ou celle de Thomas d’Aquin d’une société politique faite pour le bien commun des hommes, privant ainsi la tyrannie de toute légitimité. Des principes qui gagneraient encore à être rappelés.

La base de nos lois

La méthode de Gratien a fondé nombre de concepts qui se retrouvent aujourd’hui dans les droits civils européens, dont la notion de jurisprudence, le principe d’équité, le consentement dans le mariage ou encore la présomption d’innocence. Lorsque les nations européennes ont élaboré de façon progressive leur propre législation, cette base canonique est demeurée, relève le Livre des Merveilles.

Ainsi donc, si votre voisin vous accuse d’avoir tué son chien – que vous y soyez pour quelque chose ou non, et que vous soyez sans domicile fixe ou conseiller fédéral – vous pouvez aujourd’hui espérer un jugement équitable. Et la vision de Gratien d’un droit commun dépassant les particularismes y est pour beaucoup. (cath.ch/livredesmerveilles/arch/rz)

Source: Le Livre des Merveilles (1999) Mame/Plon, Paris

Suite
L'on ignore parfois que le droit européen moderne puise ses racines dans le droit canonique du Moyen Âge | image d'illustration/ domaine public
28 septembre 2025 | 17:00
par Raphaël Zbinden

Au cours de l’histoire, de nombreuses personnalités catholiques, certaines méconnues, ont contribué à la civilisation dans divers domaines. cath.ch propose d’en mettre certaines en lumière à travers une série bimensuelle.

Articles