Grégory Solari: «Newman devrait être nommé docteur de la conscience»
Le pape Léon XIV se prépare à désigner un nouveau docteur de l’Église en la personne de saint John Henry Newman (1801-1890). «Un immense théologien» à qui on doit la définition moderne de la conscience, indique Grégory Solari, spécialiste de Newman.
L’annonce a été faite par le Saint-Siège le 31 juillet 2025: le cardinal Newman, théologien anglican du 19e siècle devenu catholique, sera fait prochainement 38e docteur de l’Église catholique. Traducteur et éditeur de ce théologien anglais, auteur d’une thèse en philosophie sur sa pensée, Le Cogito newmanien. Essai sur le Journal philosophique de John Henry Newman (2021), le diacre permanent Grégory Solari a appris avec une grande joie la nouvelle.
En tant que spécialiste du cardinal Newman, comment avez-vous reçu cette annonce?
Grégory Solari: Même si elle était attendue depuis sa canonisation dans les milieux newmaniens, j’en suis évidemment très heureux. C’est une importante marque de reconnaissance pour ce que cet immense théologien a apporté dans la compréhension de ce qu’est l’Église, du dogme et de son développement ou encore de l’appropriation de la foi par toute la personne humaine. En déclarant quelqu’un docteur de l’Église, le Vatican indique qu’il reconnaît le caractère de référence, d’autorité de sa pensée, mais surtout que cette pensée a apporté du nouveau pour l’Église.
On ne sait pas encore sous quel titre, pour quel point spécifique de la doctrine chrétienne, Newman sera nommé docteur. Mais pour moi, selon toute logique, il devrait être nommé docteur de la conscience.

Tout docteur de l’Église a préalablement été déclaré ‘saint’, car le développement d’une pensée théologique répond à une trajectoire de vie. Newman est passé du calvinisme anglais, à l’anglicanisme, puis au catholicisme. Peut-on dire que sa nomination est une façon de saluer l’unité de l’Église ou du moins de valoriser l’œcuménisme?
La question est délicate. Tout dépendra de la façon dont le pape Léon XIV présentera la chose. Newman a vécu 45 ans en tant qu’anglican et 45 ans comme catholique. Il a été un grand théologien anglican et prêtre à Oxford, le principal centre de formation du clergé anglican. Son passage au catholicisme a laissé des traces dans l’Église de son pays, qui, en 1841, a condamné sa tentative de concilier l’Église de Rome et l’Église d’Angleterre.
Cela étant, cette recherche d’unité traverse sa pensée. Quand il est anglican, il veut catholiciser l’anglicanisme, quand il est catholique, il veut ramener au cœur du catholicisme ce qui est le cœur de la réforme, c’est-à-dire le rapport direct, immédiat, privilégié avec Dieu et avec sa parole.
Newman est inclassable. Il a laissé une œuvre immense, un peu comme saint Augustin. Sa pensée est vaste et ne peut être prise en un seul bloc. C’est un penseur, et en tant que tel il vit dans un espace liminal, toujours entre deux mondes ou à leurs frontières. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que les jésuites l’aient toujours défendu ou s’en soient inspirés. Je pense en particulier à Henri de Lubac et Teilhard de Chardin.
«Newman est un penseur, et en tant que tel il vit dans un espace liminal, toujours entre deux mondes ou à leurs frontières.»
En même temps, ce qui mène Newman au catholicisme, c’est la lecture des Pères de l’Église, donc une inscription dans un héritage traditionnel.
Oui, si on distingue la tradition du traditionalisme. Je dirais que Newman est un théologien humaniste, au sens où pour lui l’humain ne se comprend pas sinon dans son rapport avec Dieu et avec autrui. La découverte des Pères de l’Église, ou plutôt de l’Église des Pères, a laissé une trace indélébile en lui. Il a cru trouver cette Église des Pères dans le catholicisme, mais il a un peu déchanté par la suite, parce que l’Église catholique du XIXe siècle, c’était l’Église post-tridentine de Pie IX, avec ses positions de repli par rapport au développement de la société, aux révolutions politiques, etc. Il reviendra à lui-même, à son ADN humaniste, dix ans plus tard.
Newman est reconnu comme un penseur de la primauté de la conscience. Pourtant il intègre une Église qui adoptera quelques années plus tard le dogme de l’infaillibilité pontificale lors du concile Vatican I. N’y a t-il pas là une contradiction?
De fait, au départ, Newman estime que le dogme de l’infaillibilité est inutile. Il estime que les catholiques recourent déjà trop rapidement à l’autorité romaine. En 1859, il publiera d’ailleurs un article où il défend la consultation des fidèles, ce que l’on appelle aujourd’hui le principe de synodalité, avec le sensus fidei (sens de la foi) qui l’accompagne.
Il redoute aussi que le Concile donne l’occasion à la partie conservatrice de l’Église d’imposer sa conception ultra monarchique du pouvoir. Mais le fait que les actes du Concile aient été ensuite adoptés par les évêques du monde entier, et donc par le peuple de Dieu, validera finalement à ses yeux ses définitions. Il va notamment découvrir à ce propos la note que les évêques de Suisse publient en 1871 et qui donne une interprétation modérée de l’infaillibilité.
Quelques années plus tard, en 1874, face aux accusations de traîtrise – politique et théologique, puisque l’Église d’Angleterre est une Église d’État – portées par le Premier ministre britannique, William Gladstone, formulées contre les catholiques anglais qui reconnaissent le dogme de l’infaillibilité pontificale, Newman écrit une lettre au Duc de Norfolk. Il montre en quoi l’acceptation de ce dogme n’est pas contradictoire avec la primauté de la conscience.
Sa lettre est un chef-d’œuvre! La conscience n’est pas un phénomène psychologique, indique-t-il, mais la parole de Dieu, ou son écho, qui résonne en nous et nous permet de discerner le vrai du faux, le bien du mal, etc. Or l’autorité du pape repose sur la parole de Dieu, donc sur la conscience. Ainsi les catholiques anglais ne sont pas des traîtres quand ils obéissent à leur conscience en écoutant ce que le pape leur dit.
Le fait que Newman va devenir docteur de l’Église catholique alors que celle-ci vit un tournant synodal peut-il être vu comme un signe de cette évolution?
Cela tombe bien en tout cas… Il y a une certaine tentation dans l’Église catholique et dans le monde politique de revenir à des ismes. De passer de l’autorité, à l’autoritarisme, du rite vivant au ritualisme… L’autorité nouvelle donnée à la pensée de Newman va peut-être aider les chrétiens à échapper à cette tentation du formalisme. Newman n’était pas un formaliste mais un homme de la vie, désireux que chacun apprenne à penser et agir. Ne pas être passif, devenir responsable de son Église, c’est exigeant. Et c’est ce que montre le processus synodal actuel. (cath.ch/lb)