Témoignage du Père Emonet
Il y a cent ans naissait le cardinal Journet (281290)
Fribourg, 28décembre(APIC) Le 26 janvier 1891 naissait à Meyrin (Genève)
celui qui allait devenir en 1965 le cardinal Charles Journet. Le 100e anniversaire de sa naissance est l’occasion de rappeler son souvenir et d’inciter à revisiter son oeuvre, un monument de théologie et de spiritualité au
XXe siècle.
Pour évoquer la mémoire du cardinal Journet, l’abbé Claude Ducarroz a
rencontré le Père Pierre-Marie Emonet, un dominicain suisse, auteur d’un
livre intitulé «Le Cardinal Charles Journet – portrait intérieur» (Ed.
C.L.D. 1983).
Comment avez-vous rencontré Charles Journet pour la première fois?
C’était en 1937, au collège Saint-Michel. Il était venu donner un cours
sur la Trinité. J’avais été séduit par sa capacité de transmettre la plus
haute théologie avec des mots aussi simples, des images aussi. Sa grande
culture nous avait éblouis. Dans la revue «Nova et Vetera», quelques collégiens – dont j’étais – puisaient déjà de quoi éclairer leur refus du
fascisme et du franquisme. Il était pour nous un maître.
Il ne craignit pas de prendre des positions politiques risquées…
Oui, à contre-courant de nombreux ecclésiastiques et hommes politiques
de son temps, y compris chez nous. Pour lui, il ne pouvait y avoir aucune
compromission possible avec les doctrines et les pratiques en vogue en Allemagne et ailleurs. Sur ce point, l’influence du grand philosophe Jacques
Maritain joua à plein. L’abbé Journet nous frappait alors par sa grande liberté prophétique. C’est qu’il avait trouvé auprès de Nicolas de Flüe
l’idée qu’il fallait faire une politique dont la sainteté soit partie prenante. A ses yeux, il y allait de l’avenir de notre civilisation. D’où son
admirable courage. En notre saint patron, il aimait surtout contempler
l’union si pure, dans un même coeur, des choses qui concernent le Royaume
de Dieu d’une part et le royaume de César d’autre part.
Le cardinal le faisait remarquer: lors de la Diète de Stans en 1481, en
conseillant aux représentants des cantons d’élargir l’idée de patrie vers
une Communauté d’Etats souverains, l’ermite du Ranft ouvrait de lointaines
perspectives quant à la possibilité d’une alliance des peuples de l’Europe
fondée sur des bases analogues.
On peut retrouver les idées du cardinal Journet dans l’ouvrage «Exigences chrétiennes en politique», qui vient d’être réédité aux Editions SaintAugustin.
Et le théologien?
Bien sûr, Charles Journet fut avant tout un grand théologien. On pourrait décrire son apport à la théologie par deux énoncés : dès l’âge de 15
ans, Charles Journet a été fasciné par l’Evangile. Or pour lui, l’Eglise
était précisément «l’Evangile continué», le cadeau laissé par Jésus à
l’humanité, comme l’écrivait Catherine de Sienne. Cette intuition imprègne
toute son oeuvre. En Saint Thomas d’Aquin il a trouvé les instruments théologiques pour expliquer et expliciter cette idée de base, venue de son
grand amour pour l’Eglise.
A partir de là, Charles Journet a intégré à sa vision de l’Eglise toutes
les expériences chrétiennes, à savoir les saveurs de la grande mystique,
mais aussi les données de la culture, à commencer par la philosophie évidemment et aussi l’art, la musique, la poésie,…
Il y a certainement peu de théologiens en notre siècle qui aient su, autant que lui, élaborer une théologie aussi évangéLique et, en même temps,
aussi imprégnée de culture humaniste. Tout cela avec une extraordinaire humilité. Un jour que je le remerciais pour son troisième volume de «L’Eglise
du Verbe incarné», consacré à l’histoire du salut, il me répondit : «C’est
un trop grand problème vu par un trop petit coeur». Tout Journet est dans
cette formule.
Et l’oecuménisme, si important après le Concile Vatican II ?
Il est intéressant de noter que, justement après le Concile, le cardinal
Journet a repris et corrigé ses premiers écrits sur ce sujet, qui étaient
beaucoup plus polémiques. Dans un article de 1967, il soulignait, par exemple, l’intensité avec laquelle certains croyants protestants vivaient les
valeurs évangéliques. Mais il faut aussi dire que l’oecuménisme tel qu’il
se manifestait dans le concret provoquait souvent chez lui une réelle angoisse. Il avait peur qu’on dérogeât à la vérité pour se rapprocher des
protestants par exemple. Parmi ces vérités intangibles, il plaçait surtout
l’Eucharistie, Marie et le Pape. Les sentir en danger le faisait réagir
aussitôt.
Vous avez aussi bien connu le prêtre Charles Journet. Que pouvez-vous
nous dire de lui?
Charles Journet avait le sens des âmes. Jusqu’à la fin, tout cardinal
qu’il était, il est resté un prêtre disponible, un conseiller très humble.
Sa nombreuse correspondance en témoigne admirablement.
Justement, à ceux qui voudraient encore profiter de son rayonnement,
quels livres conseillez-vous, en dehors des gros volumes de théologie?
Je propose d’abord «Les sept paroles du Christ en croix», mais aussi
«Notre-Dame des Sept Douleurs» et «Saint Nicolas de Flüe».
N’oublions pas les «petits catéchismes» sur divers sujets comme l’Eglise, la Sainte Vierge, la Création du monde, … (Editions Saint-Augustin,
Saint-Maurice).
Plus difficiles, mais aussi très beaux sont ses livres sur «L’Eglise»,
«La messe» et «Le mal». Et puis, il y a ses retraites, qui devinrent de
plus en plus un commentaire très profond des évangiles, surtout celui de
saint Jean.(apic/cd/ec)
Cette interview est publiée dans le numéro du bulletin des paroisses catholiques romandes «Vie» de janvier 1991.
encadre
Charles Journet est né le 26 janvier 1891 à Meyrin (Genève) dans une famille de petits commerçants. Il commence par travailler dans une banque.
Mais l’appel au sacerdoce le conduit rapidement ailleurs, d’abord au collège de Schwyz, puis dès 1907 au collège Saint-Michel à Fribourg. Il entre au
Grand Séminaire de Fribourg en 1913 et est ordonné prêtre le 15 juillet
1917. Jusqu’en 1924, il exerce un ministère de vicaire à Fribourg et Genève. De 1924 à 1970, il enseigne la théologie dogmatique au Grand Séminaire
de Fribourg. Il fonde en 1926 avec l’abbé François Charrière – futur évêque
du diocèse – la revue «Nova et Vetera», qu’il dirgera jusqu’à sa mort. Dès
lors, il publie de nombreux ouvrages de théologie, parmi lesquels une
véritable somme en trois volumes intitulée «L’Eglise du Verbe incarné». Durant toute sa vie, il ne cesse d’exercer aussi un ministère de prédication,
de retraites et de rencontres personnelles, en Suisse et à l’étranger. En
reconnaissance pour son oeuvre théologique au service de l’Eglise, Paul VI
le crée cardinal le 22 février 1965. C’est à ce titre qu’il participe activement à la dernière session du Concile Vatican II, durant laquelle il intervient, notamment sur la liberté religieuse. En 1961 l’Université de Fribourg et en 1965 l’Université Saint Thomas de Rome lui décernent le titre
de docteur honoris causa. Il meurt le 15 avril 1975 et, selon sa volonté,
il est enterré dans le cimetière de la Chartreuse de la Valsainte, en
Gruyère. (apic/cd/ec/cor)