Des Palestiniens constatent les dégâts après un bombardement israélien sur Rafah, dans la bande de Gaza, le 15 novembre | © Keystone/AP Photo/Hatem Ali
Suisse

Israël peut-il être inculpé de crimes de guerre ou de génocide?

Peut-on accuser Israël de crimes de guerre, voire de crime de génocide à l’encontre de la population de Gaza? Une plainte collective a été déposée en ce sens, le 9 novembre 2023, à la Cour pénale internationale (CPI). Décryptage avec l’avocat Philippe Currat, conseil à la CPI, et à la lumière de la doctrine de l’Église sur la guerre.

Quelle est la nature morale et juridique de la riposte israélienne aux atrocités commises par le Hamas, qui ont conduit à la mort de 1033 civils et à la prise d’otages de 200 civils et militaires, presque tous encore détenus et dont on est sans nouvelles? Pour y répondre, cath.ch revisite la vision de la guerre du magistère romain et certains principes fondamentaux du droit international, avec le pénaliste international genevois Philippe Currat.

La légitime défense, une juste cause

«On ne saurait dénier aux gouvernements, une fois épuisées toutes les possibilités de règlement pacifique, le droit de légitime défense… ce n’est pas parce que la guerre est malheureusement engagée que tout devient, par le fait même, licite entre parties adverses» (Gaudium et Spes, 1965, 79,4).

Ce principe général à propos de ce que serait une guerre juste, évoqué par les Pères du Concile Vatican II, trouve ses origines dans des textes d’importants théologiens chrétiens, tels Augustin d’Hippone, Francisco de Vitoria ou Thomas d’Aquin. À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, parallèlement à l’élaboration du Droit international de la guerre et du Droit humanitaire, ces théories ont été revisitées par le magistère de l’Église et explicitées plus particulièrement dans Gaudium et Spes (GS).

Au cœur des deux systèmes de pensées, on trouve le concept de «la juste cause», à laquelle seule la légitime défense répond aujourd’hui, associé à des limites morales ou juridiques dans laquelle elle peut se déployer.

Un ultime recours pour désarmer l’agresseur

Schématiquement, pour l’Église, la guerre est a priori un mal. La guerre, même «juste», ne peut donc être envisagée qu’en ultime recours. Ensuite, le remède ne peut être pire que le mal. Le 12 janvier 1991, alors que la première guerre du Golfe battait son plein, le pape Jean-Paul II rappelait aux ambassadeurs accrédités auprès du Saint-Siège que «le recours à la force pour une cause juste n’est admissible que si celui-ci est proportionnel au résultat que l’on veut obtenir et en soupesant bien les conséquences de l’action militaire», sur le plan humain et écologique notamment.

Il s’agit de «désarmer l’agresseur» et non de poursuivre d’autres objectifs, comme abattre un régime totalitaire, saisir des territoires ou des ressources, étendre une zone d’influence, développe encore Jean-Paul II en 1993 lors du conflit bosniaque, à propos d’une possible intervention extérieure.

Frapper les innocents, un crime de guerre

Les principaux crimes de guerre retenus par l’Église et le droit international consistent à faire des victimes «inutiles» et à s’attaquer à des «innocents», c’est-à-dire à ceux qui, dans le camp adverse, ne jouent aucun rôle dans l’agression contre laquelle on se défend. Ce principe joue un rôle essentiel dans la condamnation par le Concile Vatican II de tout recours aux armes de destruction massive. «Tout acte de guerre qui tend indistinctement à la destruction de villes entières ou de vastes régions avec leurs habitants est un crime contre Dieu et contre l’homme lui-même, qui doit être condamné fermement et sans hésitation» (GS, 80,4).


À la lumière de ces quelques principes humanitaires devenus force de loi, tant pour l’Église que pour la communauté internationale, Philippe Currat, spécialiste de droit humanitaire et du droit international pénal (voir encadré), décrypte l’actualité de la guerre entre Israël et le Hamas.

Depuis l’attaque du Hamas, Israël invoque son droit à se défendre pour légitimer ses actions militaires contre Gaza. Est-ce que cela se tient sur le plan juridique?
Philippe Currat: Absolument pas. Les frappes contre Gaza répondent certes à celle du Hamas du 7 octobre, mais son déploiement disproportionné ne relève pas de la logique d’une défense visant uniquement à faire cesser l’attaque dont la population israélienne a été victime. S’il s’agissait pour Israël d’identifier, de contrer ou d’éliminer les commandos qui ont participé à l’attaque du 7 octobre, ce serait parfaitement légitime.

Philippe Currat sur le plateau du TJ, octobre 2023 | Capture-écran

Le fait par contre de garder enfermés plus de deux millions de personnes, tout en les bombardant et en rasant des quartiers entiers, de les pousser à fuir vers le sud de la bande de Gaza (un million et demi de Gazaouis ont été déplacés, ndlr), de couper l’accès à l’eau, à l’électricité et au carburant et d’empêcher ainsi le bon fonctionnement des hôpitaux ainsi que l’entrée et l’acheminement de l’aide humanitaire, de mettre en péril des médecins, des journalistes et le personnel humanitaire, ce n’est plus viser le Hamas. C’est une punition collective contre tous les habitants de la bande de Gaza, comme l’a déclaré le 8 novembre Volker Türk, Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’Homme.*

Aucune négociation, semble-t-il, n’a été tentée pour éviter la guerre. On est loin d’une guerre comme ultime recours…
La Charte des Nations Unies vise à réglementer des relations pacifiques entre les États, que ce soit par la diplomatie ou l’arbitrage. Ce qui présuppose que l’on donne un crédit de bonne foi à la partie adverse. Ce n’est le cas ni pour Israël ni pour le Hamas.

Israël du reste ne reconnaît pas l’État de Palestine et ne considère pas le Hamas comme un interlocuteur. Le Hamas pourtant dirige le gouvernement de Gaza, avec ses différents ministères comme celui de la santé. Ce n’est pas seulement une branche armée organisée, qualifiée parfois de terroriste. Sa structure se rapproche de celle de groupes de libération nationale assimilés par le Droit international à des gouvernements en devenir d’État une fois l’indépendance acquise.

«Il n’y a plus de dialogue politique entre ces deux belligérants aux positions extrêmes, qui appellent à la destruction de l’autre.»

Il faut souligner aussi que la doctrine d’intervention de l’armée israélienne, revendiquée par son gouvernement, repose depuis une vingtaine d’années sur une logique punitive, marquée notamment par des frappes surdimensionnées et massives contre les civils. Elle vise à décourager le Hamas de tenter quoique ce soit. Il n’y a plus de dialogue politique entre ces deux belligérants aux positions extrêmes, qui appellent à la destruction de l’autre.

La poursuite d’une guerre sans merci serait donc inéluctable?
Régler un conflit de manière non-violente implique de parler avec l’autre. Il faut lui reconnaître la légitimité de s’exprimer et de venir à la table des négociations. Pour Israël, le Hamas est un groupe terroriste, et on ne parle pas avec les terroristes. Le gouvernement Netanyahou s’emploie à disqualifier le Hamas en tant qu’interlocuteur sur le plan international. Une pression a été exercée sur le gouvernement Suisse pour qu’il déclare à son tour le Hamas comme terroriste. C’est un indicateur de plus d’une démarche militaire et politique jusqu’au-boutiste. On se prive des moyens de la diplomatie et on fait du recours à la force le seul enjeu politique possible.

Le ministre de la Défense Yoav Gallan a d’ailleurs déclaré il y a quelques jours: «Ce que nous pouvons faire à Gaza, nous pouvons aussi le faire à Beyrouth.» La menace est claire. Si le Hezbollah libanais s’implique dans le conflit, les citoyens libanais en payeront le prix.

Un seuil a donc été franchi, qui permet de parler de crimes de guerre?
Oui, on n’est plus dans des actes de guerre, mais bien dans des crimes de guerre puisque l’armée israélienne ne fait pas la distinction entre combattants et non-combattants, soit entre les membres de la branche armée du Hamas et la population civile.

Cent-dix-sept organisations et 298 avocats de plusieurs pays, emmenés par l’avocat français Gilles Devers, ont saisi le 9 novembre 2023 la CPI pour lui demander de se pencher sur le «génocide» en cours à Gaza. Cette demande a-t-elle des chances d’aboutir?
Il faut se garder d’utiliser le mot de génocide à tort et à travers, pour préserver sa spécificité et sa gravité. Ce terme désigne l’intention de détruire, en tout ou partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux en tant que tel, notamment en lui imposant des conditions de vie devant entraîner sa disparition partielle ou totale. Il vise, historiquement parlant, l’extermination des juifs d’Europe par l’Allemagne nazie.

Champ d’action de la Cour pénale internationale
La CPI a été fondée en 1998 par le Statut de Rome. Son champ d’action est celui des crimes contre l’humanité, crimes de guerre et génocide. Elle est compétente pour les actes commis sur le territoire des États partis signataires du Statut de Rome ou par leurs ressortissants n’importe où dans le monde.
Complémentaire des juridictions nationales, la CPI n’entre en matière que si celles-ci n’affichent aucune bonne volonté à monter de vrais procès judiciaires ou si leur système judiciaire a été mis à bas par une guerre ou une crise généralisée par exemple. LB

L’impact politique de ce terme est donc important. Personne ne s’intéressait au Darfour (Soudan) avant que le secrétaire d’État américain Colin Powell ne parle de génocide à son propos en 2004. Dans le cas qui nous intéresse, de nombreux indices justifient le dépôt de cette plainte et l’ouverture d’une enquête.

Quels sont-ils?
Les Gazaouis entrent à l’évidence dans au moins une des catégories définies par le droit en ce qui concerne les crimes des génocide, soit d’être un groupe national, ethnique, racial ou religieux. Ils sont majoritairement Palestiniens, arabes et musulmans. Mais il faut encore que ce groupe soit visé en tant que tel.

Comme je l’ai évoqué, l’ampleur de la riposte israélienne à l’attaque du 7 octobre indique que l’objectif du gouvernement Netanyahou ne vise pas uniquement l’élimination des combattants du Hamas. Israël a créé autour de la bande de Gaza des barrières, supposées infranchissables, pour empêcher la population palestinienne d’en sortir sans son contrôle. En confinant les Gazaouis sur un territoire trop restreint par rapport à leur nombre, Israël leur impose, déjà en temps ordinaire, des conditions d’existence difficiles. À partir du moment où il leur coupe tout accès à l’eau et à la nourriture, tout en faisant crouler l’ensemble de la bande de Gaza sous les bombes, on peut dire qu’il impose à la population civile des conditions de vie aptes à provoquer sa destruction.

Suite au massacre commis par le Hamas, le ministre de la Défense israélien Yoav Gallan a déclaré le 9 octobre: «J’ai ordonné un siège complet de Gaza. Nous combattons les animaux humains et agissons en conséquence.» Ce procédé de déshumanisation de l’ennemi n’est-il pas un classique en matière de génocide?
Il faut bien sûr s’assurer du propos au niveau de la traduction, et se demander si ce terme visait les membres du commando du Hamas ou toute la population gazaoui, ce qui ne ressort pas du discours tel qu’il nous a été retransmis.

Reste que ce procédé de déshumanisation préalable de l’autre est, en effet, une dimension classique des crimes de génocide. Dans l’Allemagne nazie, les juifs étaient qualifiés de vermine, au Rwanda les Tutsis étaient vus comme des cafards par les Hutus.

On peut dire que la déshumanisation des Palestiniens est présente en Israël depuis un certain nombre d’années déjà, mais en particulier depuis le dernier gouvernement Netanyahou, le plus extrême que le pays n’ait jamais connu. Il y a une volonté claire de séparer les citoyens juifs de la population arabe ou palestinienne, évoquée de plus en plus souvent comme une forme d’apartheid. Écarter l’autre permet de le distinguer plus facilement, de le rendre identifiable et donc de le désigner comme une cible potentielle. Alors, oui, tous ces indices me poussent à dire que la plainte pour génocide contre Israël a des chances d’être reçue par le CPI.

«Reste que ce procédé de déshumanisation préalable de l’autre est, en effet, une dimension classique des crimes de génocide.»

Même si Israël n’a pas adhéré au Statut de Rome?
Oui, car la Palestine l’a fait en 2015, après avoir été admise comme État observateur aux Nations Unies. La délimitation de son territoire sur lequel la CPI peut assurer sa juridiction a été définie comme comprenant la Cisjordanie, y compris Jérusalem Est, et la bande de Gaza. Tous les actes commis sur ce territoire, par qui que ce soit, sont du ressort de la Cour. Les actes commis par les Palestiniens, ressortissants d’un État partie, entrent également dans la juridiction de la Cour, où qu’ils soient commis, même en dehors de ce territoire.

Si la plainte aboutit et que le Bureau du procureur de la CPI considère avoir récolté suffisamment d’éléments de preuves pour incriminer des personnes précises, du simple soldat jusqu’au plus hauts échelons de la chaîne de commandement, que ce soit pour des crimes de guerre, humanitaires ou de génocide, il peut demander à la Cour de délivrer des mandats d’arrêts internationaux contre ces personnes. C’est ce qu’il a fait à l’encontre de Poutine et qu’il pourrait éventuellement faire contre Netanyahou. (cath.ch/lb)

Les droits humains au centre de l’engagement de Philippe Currat
L’avocat genevois Philippe Currat figure sur la liste des conseils admis à plaider devant la Cour pénale internationale (CPI). Secrétaire général du Barreau pénal international (BPI) de 2012 à 2017, il est l’un des co-fondateurs du Barreau de la CPI en 2016.
Philippe Currat a publié sa thèse de doctorat sous le titre Les crimes contre l’humanité dans le Statut de la Cour pénale internationale (Schulthless 2006). Il enseigne le droit international pénal à l’Université de Lille et intervient régulièrement à l’Université protestante de Kinshasa notamment.
Rattaché un temps au Département fédéral des Affaires étrangères (DFAE), en tant que membre du Pool d’experts suisse pour la promotion civile de la paix, il a aussi été en 2005 conseiller juridique du Procureur du Tribunal spécial pour la Sierra Léone.
Son engagement envers les réfugiés menacés vient d’être récompensé par le Prix suisse des droits humains 2023 de la Société internationale des droits humains (ISHR Suisse). LB

*Dans le cadre de la Semaine des droits humains, Volker Türk donnera une conférence à l’Université de Genève, intitulée Les droits humains face à une humanité en crise, le 21 novembre 2023, à 16h30.

Des Palestiniens constatent les dégâts après un bombardement israélien sur Rafah, dans la bande de Gaza, le 15 novembre | © Keystone/AP Photo/Hatem Ali
17 novembre 2023 | 10:00
par Lucienne Bittar
Temps de lecture: env. 10 min.
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