«Je ne crois pas que l’ONU sauve le monde. Je crois que Dieu sauve le monde»
Fribourg: Interview du frère Olivier Poquillon, délégué permanent à l’ONU
Fribourg, 12 décembre 2011 (Apic) Que vont faire des religieux dans une institution politique censée gouverner le monde? Eclaircissements avec le frère Olivier Poquillon, délégué permanent de l’Ordre dominicain et auprès de l’Organisation des Nations unies (ONU), à Genève.
Depuis 1995, le frère Olivier Poquillon participe aux activités de l’ONU et se rend régulièrement sur le terrain. Juriste spécialisé du droit international public, homme de terrain, discret et réfléchi, le délégué permanent présente le rôle joué par l’Ordre dominicain et d’autres chrétiens auprès de l’ONU. Interview au couvent Saint Hyacinthe, lors d’une visite du frère dominicain à Fribourg.
Apic: Frère Olivier Poquillon, comment pouvez-vous influencer les décisions politiques, ne disposant que d’une voix consultative à l’ONU?
Frère Olivier Poquillon: Il est vrai que l’Ordre dominicain ne dispose que d’un statut d’observateur à l’ONU.
Les Nations Unies sont une sorte de club d’Etats. Pour en être membre, il faut être un Etat souverain. Ce sont les 193 membres du club qui prennent les décisions. Il y a aussi les employés du club qui forment l’exécutif. Ça va du secrétaire général aux casques bleus ou à l’humanitaire sur le terrain. Enfin, il y a les invités du club, dont nous faisons partie. Comme dans tout club, on attend des invités qu’ils respectent les usages internes. Nous ne cherchons donc pas l’épreuve de force mais le consensus. Nous ne ferions pas le poids face à des Etats si nous cherchions la confrontation. Nous essayons donc de les convaincre qu’il est dans leur intérêt d’infléchir leur politique dans le sens que nous proposons.
Apic: Cela veut dire que vous passez vos journées à arpenter les couloirs de l’ONU, sachant que les décisions s’y prennent?
Frère Olivier Poquillon: Effectivement, la diplomatie multilatérale se prépare surtout dans les couloirs, puisqu’il s’agit de convaincre en amont un nombre suffisant de partenaires, et non de régler une différent bilatéral lors d’un face à face médiatisé.
Avant, on rencontrait les gens entre deux portes. On présentait un document, une information, pour essayer d’emporter la décision. Aujourd’hui, les Nations Unies fonctionnent de plus en plus par internet, avec des coalitions internationales dans un monde globalisé. Les gens, parfois à l’autre bout de la planète, échangent l’information en temps réel, s’allient, ou s’opposent ’online’ pour infléchir une politique ou faire prévaloir une approche particulière.
Pour nous, il ne s’agit pas d’être un ’lobby’, mais de faire de l’’advocacy’, du ’plaidoyer’. Le ’lobby’, c’est la défense d’intérêts particuliers. Nous ne sommes pas un ’lobby’ catho. Nous sommes une organisation, catholique, qui travaille au service du bien commun.
Apic: A propos du bien commun, les décisions le respectent peu tout comme l’esprit évangélique. Comment le vivez-vous?
Frère Olivier Poquillon: Cela peut être très frustrant pour tout le monde. De l’extérieur, on reçoit souvent des remarques assez hostiles vis-à-vis de l’organisation. Quand vous discutez avec les gens des Nations Unies ou quand vous y servez, vous partagez les mêmes frustrations. Car l’ONU ne peut faire que ce que prévoit le mandat que lui donnent ses membres. Or, il y a toujours un décalage entre une décision prise par 193 Etats et la réalité du terrain.
Autre source d’incompréhension, le citoyen souhaite qu’une décision soit prise et appliquée, vite. Pour le diplomate, en revanche, tant que le processus est en cours, on peut toujours espérer une avancée. Il ne faut pas s’attendre à ce que l’ONU sauve le monde. Je crois que c’est Dieu qui sauve le monde. L’ONU n’est pas la panacée universelle. «C’est le pire des systèmes à l’exception de tous les autres», comme le disait Churchill à propos de la démocratie. Tous les acteurs des Nations Unies sont conscients des faiblesses de l’organisation, mais c’est le moins mauvais des systèmes dont nous disposons.
Apic: Comment faites-vous pour garder un regard plein d’espérance et toujours encourager les bonnes pratiques?
Frère Olivier Poquillon: (Long silence…) La première raison d’espérer, c’est qu’on n’agit pas pour soi-même. Savoir que quelqu’un, sans voix, compte sur vous pour porter un message vaut la peine. Ne serait-ce que pour sauver une seule vie!
En tant que catholiques, nous croyons que tout homme est créé à l’image de Dieu et à sa ressemblance. Nous avons donc le devoir de nous battre pacifiquement au côté de cet homme, parce qu’il a du prix aux yeux de Dieu.
Les dominicains ne sont pas à l’ONU pour défendre les intérêts des chrétiens contres d’autres. Catholiques, nous sommes des promoteurs de l’universalité. La terre est ronde et l’humanité partage une même destinée. Elle est condamnée à s’entendre, quels que soient les appartenances communautaires, ethniques, la condition sociale ou la religion. Ce qui touche l’un aura un impact sur l’autre. Lorsque nous promouvons certaines bonnes pratiques ou luttons contre un mécanisme injuste, notre action ne profite pas seulement aux chrétiens mais contribue au bien commun, y compris des hommes et des femmes d’autres confessions.
Apic: Mais la discrimination n’est pas la même!
Frère Olivier Poquillon: De fait, personne ne défend actuellement les chrétiens persécutés. Ils sont doublement discriminés. Une première fois par un certain nombre de systèmes, qui leur interdisent l’accès au gouvernement, à la fonction publique, à certains emplois, à l’éducation ou à la transmission de leur foi à leurs propres enfants, qui les privent d’un accès équitable à la justice de leur pays, leur interdisent de construire ou de réparer leurs églises, de vivre librement leur foi sur la terre de leurs ancêtres….
La deuxième discrimination, c’est que personne n’en parle. L’Occident considère tous les chrétiens comme des Occidentaux. Il oublie que le christianisme est d’abord une religion orientale, importée en Occident. A ce titre, les chrétiens d’Orient, par exemple, ne sont pas des étrangers dans leurs pays. Ce sont des autochtones. Ils étaient chrétiens alors que nos ancêtres les Gaulois grimpaient encore aux branches des chênes pour y couper du gui. Les chrétiens d’Orient ne sont pas venus de l’étranger, leur mère patrie est là-bas.
Apic: Que dire de l’approche communautariste?
Frère Olivier Poquillon: Quand on défend les intérêts des minorités, il est très important de trouver des partenaires qui n’appartiennent pas à cette minorité. On montre ainsi que ce n’est pas une question de défense d’intérêts particuliers, mais de droits de l’Homme. Et ces droits sont universels. Aujourd’hui, c’est un défi majeur de se battre pour cette universalité des droits, mise en péril par toutes sortes de revendications communautaristes.
Apic: La prière ou/et le jeûne sont-ils votre meilleure arme pour déjouer les stratégies d’obstruction de certains Etats?
Frère Olivier Poquillon: Oui (catégorique, suivi d’un long silence). Pour être diplomate ou dans une ONG, il n’est pas nécessaire d’être dominicain ou chrétien. Notre spécificité, c’est que nous essayons de le faire dans une foi en Dieu. La foi, c’est quelque chose qui m’est donnée, quelque chose de plus grand que moi. Nous essayons d’encourager l’humanité à avancer parce que Dieu a foi en l’homme.
La prière aide aussi à relativiser les oppositions, à toujours faire la distinction entre l’adversaire, celui qui s’oppose à vous, tue ou met vos gens en prison, et le diplomate avec qui il va falloir travailler, comme à faire la distinction entre les actes et leurs auteurs. Si vous n’avancez pas vers votre adversaire, il n’y a pas d’issue. C’est la haine puis la mort qui triomphent.
On entend dire: «Encore des curés qui font de la politique!» Oui… Le christianisme n’est pas une philosophie abstraite, c’est une religion de l’incarnation. Parce que Dieu nous rejoint dans notre chair, rien de ce qui concerne l’homme n’est étranger à Dieu. La politique, dans le bon sens du terme, c’est l’organisation des règles qui régissent le comportement des hommes entre eux. Nous sommes l’Ordre des Prêcheurs. Or, prêcher, c’est appeler les gens à tourner leur âme vers Dieu. Un Etat n’est pas une personne humaine et, de ce fait, n’a pas d’âme. En revanche, il a des intérêts qui s’expriment par des politiques publiques. Notre mission est donc d’essayer d’orienter, sans esprit partisan, ces politiques publiques dans le sens de l’Evangile.
L’ONU n’est qu’une étape. C’est un peu comme la place du marché. On vient de partout avec des intérêts, des cultures, des opinions différentes et on essaye, à travers des échanges, de contribuer, ensemble, au règlement pacifique des différents qui opposent les hommes. (apic/ggc)
Encadré
«Dominicans for Justice and Peace» a été créé en 1998 par l’Ordre des prêcheurs, les dominicains, comme une présence permanente aux Nations Unies. Sa mission est surtout centrée autour de la question des droits de l’Homme, en essayant de toujours remettre la personne humaine au centre des préoccupations des Etats.
Actuellement, la délégation compte une demi-douzaine de personnes. Elle travaille un peu comme une petite ambassade. L’essentiel se fait sur le terrain, par les 350’000 membres de la famille dominicaine dans le monde, frères, sœurs et laïcs.
Le frère Olivier Poquillon o.p., juriste de formation, spécialiste en droit international public, est délégué permanent de l’Ordre. Il dépend directement du Maître général de l’Ordre, le frère Bruno Cadoré. La Délégation est un service de la curie, non rattaché à une province. Pour être membre de l’ONG c’est simple, lance le frère Poquillon: «Rejoignez l’Ordre, ou les amis de l’Ordre». (apic/ggc)