Jean Grob, directeur de Caritas Genève, prend sa retraite: Bilan après 37 ans d’activités

«A Caritas, on fait ou des ingrats ou des mécontents»

Pierre Rottet, Agence APIC

Entré à Caritas Genève en 1964, il y a 37 ans, Jean Grob prendra sa retraite cette année, à l’âge de 65 ans. Directeur de l’œuvre d’entraide genevoise ces 20 dernières années, ce Genevois au charisme bien trempé a vu «sa maison» prendre de plus en plus d’importance dans le paysage social de la ville et du canton. La Genève opulente laisse sur le carreau nombre de personnes. Jean Grob le sait mieux que quiconque. Anecdotes et réflexions d’un homme engagé dans la diaconie.

APIC: Qu’est-ce qui vous a poussé à travailler pour Caritas, à «faire du social»?

Jean Grob: Le choix de Caritas? C’était en 1964, j’avais 28 ans. C’est vraiment une rencontre providentielle. A l’époque j’étais très engagé dans les mouvements de jeunesse et Caritas Genève cherchait quelqu’un, ayant le sens de l’organisation. Je suis arrivé là et j’y suis toujours. Une sorte d’appel auquel j’ai répondu spontanément et instantanément. En quelques heures, mon choix a été fait, instinctivement. Je n’ai plus quitté Caritas. Il ne s’agit pas d’un boulot que vous abandonnez à 18 heures. L’engagement vous prend, même s’il faut garder la distance nécessaire.

APIC: En 37 ans à Caritas, dont les 17 premiers en qualité de secrétaire général, beaucoup de choses ont changé, tout en apportant de nouvelles précarités…

Jean Grob: Les prestations se sont améliorées, mais la précarité, elle, n’a pas diminué. Au contraire. Le phénomène de la solitude constitue un autre grand problème de notre société. Car il n’y a pas que les pépins matériels. Nombre de personnes ont de la peine à faire face à l’existence quotidienne et cumulent les handicaps: chômage, maladie, séparation, rupture familiale. Les choses s’enchaînent, et avec elles la déchéance des individus, de plus en plus paumés au sein d’une société de plus en plus exigeante. Autre constat: les personnes doivent faire face à de nombreuses démarches administratives. Elles sont parfois perdues et viennent dans nos locaux pour que nous fassions les démarches à leur place. Pour certains, la complexité administrative est telle qu’elles ne savent pas comment se débrouiller.

APIC: En raison du décalage de plus en plus grand entre ce qui est demandé au citoyen et certaines formations lacunaires?

Jean Grob: Oui, absolument. Corollaire: une catégorie de citoyens n’est plus en mesure d’accomplir les démarches nécessaires, ne serait-ce que pour obtenir les aides voulues. Des gens dans le besoin sont d’ailleurs prêt à renoncer à ces aides, parce que tout est devenu trop compliqué. Nous avons là aussi un rôle à jouer: être le porte-parole des démunis auprès de l’Etat ou des services sociaux. La nouvelle pauvreté atteint aussi des personnes de plus en plus jeune, des gens soumis à des difficultés d’existence, à une intégration dans la vie moderne, qui laisse de côté les individus qui n’arrivent pas à suivre.

APIC: L’opulente cité internationale s’accommode pourtant de la pauvreté cachée…

Jean Grob: La pauvreté cachée, on la connaît. Le CARE, autre institution de Caritas, nous la restitue. Y viennent ceux qui rencontrent des difficultés à s’adapter au niveau de vie de Genève, où ils habitent, sans accès aucun à ce que d’autres ont facilement. Beaucoup de gens – je suis effaré par ce qu’on voit ici – vivent avec des sommes dérisoires. Et s’y résignent, tel cet homme à l’AVS, avec 1’600 et quelques francs par mois pour vivre. Il a des dettes bien entendu et ne paye pas d’impôts parce qu’exonéré. Il n’en reste pas moins qu’il ne peut rien faire. Une fois payés sa caisse maladie et le logement, il lui reste 200 francs par mois pour vivre, manger et s’habiller. C’est la réalité. Et ces cas sont plus nombreux qu’on ne l’imagine.

APIC Une fatalité trop facilement acceptée par les gens?

Jean Grob: Oui. Je suis étonné de voir dans mes activités le nombre de gens qui vivent sans se révolter ni s’indigner. Et sans même jamais faire appel aux possibilités qui s’offrent à elles. Il y a sans doute de l’ignorance quelque part, mais souvent une absence de persévérance et un découragement.

APIC: En 37 ans d’activités, je suppose qu’il y a quelques anecdotes…

Jean Grob: Il y a un an, j’ai trouvé dans un lieu que je ne nommerai pas par sécurité la somme de 50’000 francs dans une enveloppe anonyme. Plus exactement, il y avait 48 billets de 1000 francs, et trois intentions griffonnées à la main sur un bout de papier. Nous n’avons jamais su qui était l’auteur de ce don. Autre anecdote: un monsieur versait chaque jour 2,20 francs pendant des mois. Nous l’avons contacté pour lui dire qu’à chaque montant de 2,20 francs, la poste retenait un peu plus d’un franc de frais. Il n’a pas voulu entendre raison. Nous lui avons alors suggéré de grouper ses versements. Non. Et un jour cela s’est arrêté. Mais cela a duré peut-être 4 mois. Pourquoi? On n’en sait rien.

APIC: On peut imaginer que le travail de Caritas fait des heureux. Mais aussi des gens déçus. Et que la violence ne vous éépargne pas…

Jean Grob: C’est quelque chose qui se développe malheureusement beaucoup. Quelqu’un disait: «A Caritas, on fait ou des ingrats ou des mécontents». Il faut l’accepter. Nos assistants sociaux doivent faire face maintenant à beaucoup plus de violence verbale, voire physique, à des menaces aussi. Ce phénomène est plus présent que par le passé. Les consultants sont plus agressifs et plus exigeants, en imaginent par exemple qu’en arrivant chez nous, ils vont en ressortir avec un travail. Et tout le reste. Ces moments sont pénibles, principalement lorsqu’en plus on vous insulte, parce que vous n’avez pas pu leur donner ce qu’ils attendaient. Ces moments ne sont pas simples à gérer. On se sent parfois impuissant à résoudre un cas difficile, on se heurte à l’impossibilité d’agir, ou dans l’obligation d’éconduire quelqu’un, en dépit du fait que nous faisons de l’accueil une priorité.

APIC: Pas toujours possible…

Jean Grob: Quelqu’un nous a écrit de Chine pour nous demander de l’embauche. Pendant une priode, une trentaine de lettres d’un pays africain nous sont parvenues. Je suppose qu’ils s’étaient donné le mot. Sans doute quelqu’un leur avait-il dit d’écrire à Caritas pour obtenir un emploi. Peut-être même leur a-t-on vendu notre adresse.

APIC: Un souvenir marquant?

Jean Grob: La première campagne sur l’avortement, il y a une vingtaine d’années. Les évêques avaient demandé à Caritas de prendre position. Contre bien entendu. Nous avions fait des affiches dont le texte disait: «Le Non qui engage». En d’autres termes, on vote non, mais on se sent responsable. Peu de temps après le placardage de ces affiches, j’ai reçu la visite d’une jeune femme. «J’avais l’intention d’avorter, mais après avoir lu votre affiche, je ne le ferai pas si vous m’aidez, m’a-t-elle lancé…. Nous avons pu l’aider. Cela m’a beaucoup marqué: une simple affiche avait fait une trajectoire. (apic/pr)

5 juin 2001 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 5  min.
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