France: 100e anniversaire de la Première Guerre mondiale
L’Alsace-Lorraine, un territoire longtemps déchiré entre France et Allemagne
Strasbourg, 9 juillet 2014 (Apic) Une grande partie de l’Alsace-Lorraine (en allemand Elsass-Lothringen) a été cédée à l’Empire allemand en 1871, après la défaite française. Que va devenir ce territoire durant la Première Guerre mondiale? De quelle loyauté et envers qui les habitants de ce territoire «cédé en butin de guerre» vont-ils faire preuve?
Marc Larchet, directeur du service de communication Alsace Media, revient pour l’Apic sur cette période charnière pour cette région déchirée et annexée tour à tour, au cours des siècles, par les ennemis héréditaires français et germanique.
L’Alsace-Lorraine catholique à l’aube de la guerre 14-18
Le 1er août 1914, l’Allemagne déclare la guerre à la Russie. Le Reichsland Elsass-Lothringen (Alsace-Lorraine) entame la Première guerre mondiale sous l’étendard impérial des Hohenzollern. Le 3 août 1914, la guerre est déclarée à la France, plus de 8’000 Alsaciens-Lorrains se portent volontaires dans l’armée allemande alors que 3’000 incorporables fuient le Reichsland pour s’engager dans l’armée française. Mais des deux côtés leur intégration est emprunte de méfiance: l’armée allemande envoie les Alsaciens-Lorrains sur le front russe par crainte de possibles traîtrises, l’armée française garde un œil suspicieux sur ces anciens germains qui ont fui l’Allemagne et qui seront longtemps affublés du qualificatif de «Boches».
Durant les 4 années de cette terrible guerre, ce sont 18’000 Alsaciens-Lorrains qui s’engagèrent dans l’armée française et 380’000 furent incorporés dans l’armée allemande. L’Alsace-lorraine sort broyée de 50 ans d’histoire où identité et appartenance n’ont cessé d’être interrogées et ont provoqué de profonds désaccords internes.
«L’époque de 1871 à 1918 a longtemps été négligée, voire volontairement oubliée, par les historiens, considérée comme sans intérêt ou trop sensible. Après 1945, tout était amalgamé au nazisme», indique l’historien Gabriel Braeuner, ancien archiviste et directeur des affaires culturelles de la ville de Colmar.
1871, l’intégration de l’Alsace-Lorraine à l’Empire allemand
Après la défaite de la France contre l’Empire allemand en 1870, le traité de Francfort, signé le 10 mai 1871, entérine la cession par la France d’une grande partie des territoires d’Alsace-Lorraine, en fait l’Alsace-Moselle, à l’Empire allemand.
Ce territoire, qui correspond globalement aux trois départements actuels de l’Est de la France, frontaliers avec l’Allemagne, le Bas-Rhin, le Haut-Rhin et la Moselle, est intégré dans un ensemble pangermanique, le Reichsland Elsass-Lothringen. Il est régi dans un premier temps directement par l’Empereur puis par les organes de l’Empire. Son statut est particulier puisqu’au contraire des autres Etats de l’Empire, il ne dispose pas d’un souverain ni d’une constitution propre mais est placé sous l’étroite tutelle du Kaiser et de son chancelier.
Une clause du traité de Francfort permet aux Alsaciens-Lorrains qui le désirent de conserver la nationalité française en quittant la région avant le 1er octobre 1872. 18’000 vont migrer soit dans les territoires de proximité restés français, soit en s’installant les départements français d’Algérie ou en s’exilant à l’étranger en particulier en Argentine ou au Québec.
Une nouvelle administration est mise en place et un pouvoir de suspension des libertés publiques, de réunion, d’association et de presse est donné pour «garantir la sécurité publique».
Dans les années qui suivent l’annexion, toutes les attitudes de revendication, de compromis, d’intégration et de rejet se sont entrecroisées. Les conceptions en matière d’identité nationale sont plus évidentes et plus accessibles aux notables qu’aux autres groupes sociaux moins éduqués, moins riches et moins mobiles. C’est surtout la bourgeoisie qui maintien un sentiment favorable à la France, et avec elle l’Eglise catholique. Cette attitude d’opposition à l’annexion est aussi un moyen pour elles de continuer à exercer une domination sociale et politique pendant encore quelques années.
Un flot d’immigrants allemands, souvent patriotes envers leur pays d’origine, vint s’établir dans ce qu’ils pensaient être un pays frère enfin libéré. Les nouveaux venus trouvaient facilement à se marier en particulier dans les zones de langue ou de dialecte germanique.
Pour autant, cette immigration n’eut pas l’effet assimilateur escompté et nombre de ménages mixtes continuaient à parler et allemand et français.
Des liens se tissent peu à peu entre familles alsaciennes et allemandes. Ils existaient avant l’annexion et se poursuivent après, avec néanmoins des différences en fonction des catégories sociales. Si dans l’ensemble la bourgeoisie reste entre elle au sein de son appartenance identitaire et linguistique, la classe ouvrière est le milieu où le rapprochement a été le plus poussé. Parlant la même langue et étant soumis aux mêmes conditions de travail, l’ouvrier alsacien s’est senti solidaire de son collègue immigré.
Les dirigeants de l’Empire, eux, n’ont qu’un objectif: la germanisation de la province nouvellement acquise. Mais celle-ci ne se met pas en place d’un coup de baguette magique. Obstacles et embûches ne manquent pas. Les coups de forces se conjuguent avec une réelle tolérance occasionnelle.
Les Eglises face à la volonté de germanisation
Les oppositions restent vives et quand les Alsaciens sont invités pour la première fois à élire des députés alsaciens-lorrains au Reichstag, sur les 11 députés 6 sont des prêtres. Tous les députés élus ne veulent s’exprimer qu’en français. Parmi ces 6, Mgr André Raes (1794-1887), évêque de Strasbourg pendant 43 ans, et figure entêtée de l’opposition à la Prusse.
La place importante du clergé dans le jeu politique, qui restera réelle jusqu’au début du XXe siècle, crée des tensions à l’intérieur même de l’Eglise catholique entre prêtres, évêques et classe politique.
La part des catholiques à partir de 1871 et jusqu’en 1895 ne cesse de diminuer passant d’un rapport de 58% de catholiques pour 38% de protestants à 49,5% pour 49, 9% en 1890. La germanisation passe aussi par le développement du protestantisme en raison de l’arrivée massive de population allemande protestante et du départ de catholiques vers la France.
En Alsace, quatre cultes sont reconnus, catholique, luthérien, réformé et juif. La population juive alsacienne connaît le même phénomène que les catholiques avec la perte d’un quart de son effectif entre 1871 et 1905. Cependant, le nombre total de juifs reste stable en raison de l’arrivée d’immigrants allemands juifs.
Le Kulturkampf, cette politique très offensive développée par Bismarck, ne fait qu’intensifier cette étroite imbrication entre le politique et la religion. L’Empire veut faire de l’Alsace une vitrine, avec une idée derrière la tête, germaniser les esprits en douceur. A partir de 1890, la vie culturelle est d’une richesse exceptionnelle, de multiples églises dédiées au culte protestant sont construites, Strasbourg, siège du gouverneur, se transforme avec la création de nouveaux quartiers.
Enseignement en français interdit
En parallèle, le gouvernement allemand ne tolère pas l’enseignement en français. Seul l’allemand est accepté dans les écoles. Les écoles confessionnelles, les plus nombreuses, doivent s’y soumettre ou fermer, les congrégations religieuses ayant leur maison-mère en France sont interdites. Les Sœurs de la Divine Providence de Ribeauvillé, première congrégation alsacienne investie dans l’enseignement, ont néanmoins maintenu l’apprentissage du français dans les nombreuses écoles qu’elles dirigeaient.
A la fin du XIXe siècle, un changement s’amorce. Des conciliations avec l’Eglise catholique se développent, l’immigration protestante s’essouffle au profit de l’arrivée de Vieux-Allemands originaires d’Etats catholiques comme la Bavière, le pays de Bade ou la Westphalie.
Mgr Pierre-Paul Stumpf (1822-1890), évêque coadjuteur de Strasbourg en 1883 puis évêque titulaire en 1887 à la mort de Mgr Raess, amorce de fait une politique d’union avec le trône impérial et s’adapte à la réalité allemande. A sa mort en 1890, le désir du clergé alsacien est d’avoir un évêque du lieu parlant français. Mais l’Etat allemand demande à Rome la nomination d’un évêque non alsacien et l’obtient. C’est Mgr Adolf Fritzen (1838-1919), Viel-Allemand qui est nommé évêque de Strasbourg le 31 juillet 1891. Pour l’Etat allemand c’était une nouvelle arme pour finaliser la germanisation de l’Alsace-Lorraine. Cependant, Mgr Fritzen est avant tout catholique avant d’être allemand et son souci est moins de germaniser l’Eglise que d’être attentif au peuple chrétien. Sa position est difficile: il doit composer avec le gouvernement et avec certains prêtres, souvent les plus anciens, exaspérés par la situation souvent répressive à laquelle ils sont confrontés.
En 1914, rien n’est simple en Alsace
En 1914, l’Alsace et les catholiques n’attendent plus rien de la France. La loi de 1905 de séparation de l’Eglise et de l’Etat ne fait qu’accentuer ce mouvement de distance avec la France et le clergé repousse cet Etat «devenu athée».
Le clergé alsacien, loin de ressembler à une troupe disciplinée unie derrière son chef, se caractérise au contraire par une addition d’individus à l’individualisme développé mais engagé à fond dans la société. Le clergé n’est plus dans sa totalité francophile et est toujours parfaitement bilingue. La majorité souhaite une intégration réussie de l’Alsace à l’Allemagne.
Il serait faux de dire que le sentiment français en Alsace s’est maintenu pendant un demi-siècle car sous-tendu par l’identité catholique comme il serait aussi faux de dire que les protestants alsaciens se sont accommodés à l’Allemagne pour cause de culte commun.
A l’aube de la Grande Guerre, l’Alsace dans sa diversité avait accepté son intégration à l’Empire allemand. Mais elle voulait être reconnue comme un réel 26e Etat allemand, ce qu’elle n’avait toujours pas obtenu. Dans ce combat politique, les partis alsaciens catholiques et protestants jouent un rôle important.
Une population majoritairement loyaliste
Aussi, quand l’Alsace-Lorraine est contrainte de rentrer en guerre pour l’Allemagne, elle reste majoritairement loyaliste. Les soldats alsaciens partent sur le Front russe mais s’irritent rapidement du manque de confiance des Allemands. Quand, en 1917, les Allemands battent les Russes, les Alsaciens se retrouvent en masse sur le front contre les Français.
L’Alsace-Lorraine devient la base arrière de ce front. Les gens n’en peuvent plus, la guerre et ses horreurs quotidiennes provoquent un revirement politique de l’Alsace qui devient farouchement anti-allemande en 1918 alors qu’elle ne l’était pas en 1914.
L’Eglise catholique change aussi d’attitude. Attentive au sort tragique des populations civiles, ayant en ses rangs plusieurs prêtres emprisonnés – certains sont devenus des martyrs à leur corps défendant car leur seule préoccupation était d’exercer humainement leur sacerdoce -, elle rejette le pouvoir allemand alors qu’elle ne souhaitait pas nécessairement rejoindre la France.
L’Alsace-Lorraine redevient territoire français en 1918 au terme d’un traité humiliant pour l’Allemagne. Pour les Alsaciens-Lorrains, la période de l’entre-deux-guerres va se vivre dans un climat de fortes turbulences, où il est difficile pour chacun de retrouver son identité.
Référence: Dieu, la Prusse et l’Alsace (1870-1914) de Claude Muller, aux éditions du Signe 2013.
(apic/ml/bb)