Fribourg: Rencontre avec le philosophe Fabrice Hadjadj, directeur de «Philanthropos»

L’Institut européen d’études anthropologiques fête son 10e anniversaire

Fribourg, 28 février 2014 (Apic) « Philanthropos » est avant tout un lieu de formation intellectuelle, de niveau académique, qui veut aider à penser le monde d’aujourd’hui en lien avec la grande tradition philosophique, en maintenant une très grande ouverture aux penseurs contemporains. Sans oublier la vie communautaire, la prière et la formation artistique (théâtre, chant et littérature), insiste Fabrice Hadjadj, qui dirige depuis la rentrée 2012 l’Institut européen d’études anthropologiques « Philanthropos » à Fribourg.

Philosophe, auteur de pièces de théâtre et écrivain français – il a reçu l’an dernier le prix « Spiritualités d’aujourd’hui » pour son livre Comment parler de Dieu aujourd’hui : Anti-manuel d’évangélisation, Fabrice Hadjadj enseigne également la philosophie au Collège St-Michel. Il se confie à l’Apic à l’occasion du 10e anniversaire de cet Institut qui accueille en ce moment 51 étudiants venus de divers pays européens.

Apic : Vous avez connu, dans votre prime jeunesse, une ambiance familiale marquée par le militantisme révolutionnaire, tendance maoïste. Vous-même, vous avez d’abord été tenté par l’anarchisme et le nihilisme…

F. Hadjadj : Mes parents militaient à l’extrême gauche, mais j’appartiens, pour ma part, à une génération post-révolutionnaire. Dans ma famille, qui maintenait cependant une identité juive, il y avait moins la Thora de Moïse que le Capital de Marx ou les ouvrages d’Engels, de Gramsci, de Frantz Fanon, et en littérature, les romans de Zola… Moi, je n’ai jamais cru, contrairement à mes parents, à l’utopie des lendemains qui chantent. Le progressisme avait fait long feu.

Je donnais donc dans un nihilisme de gueule. C’était une posture idéologique derrière laquelle je cachais une sensibilité blessée. J’affirmais qu’était arrivée la fin de l’espèce humaine. Il s’agissait pour moi de faire œuvre poétique où bien moduler le chant du cygne pour devancer une mort collective imminente…

Apic : Trente ans après mai 68, vous êtes baptisé catholique dans un monastère bénédictin !

F. Hadjadj : J’étais un fidèle de Nietzsche, auteur de L’Antéchrist, et de Georges Bataille, auteur d’une Somme athéologique, auxquels s’ajoutaient Flaubert et Céline, conjuguant la vitalité et la noirceur, comme un grand cri. Il n’y avait pas plus antichrétien que moi. Parce qu’antichrétien, je l’étais triplement, parce que j’étais juif, fils du laïcisme républicain, et fan de ces auteurs athées. Les Lumières m’avaient fait croire que le catholicisme était obscurantisme et refus du savoir. Mais ces Lumières s’éteignaient à leur tour.

Que je sois converti, moi, si ennemi de l’Eglise, m’a donné un certain sens de l’hospitalité : je peux accueillir les plus hostiles au christianisme, parce que je sais qu’ils ont, malgré tout, un cœur en attente du Messie.

Apic : Que s’était-il passé pour entreprendre une démarche aussi radicale ?

F. Hadjadj : C’est de fait le résultat d’un faisceau de circonstances. Un auteur catholique m’avait complètement bouleversé : Léon Bloy, auteur notamment du Sang du Pauvre et du Salut par les Juifs. C’est d’ailleurs le premier auteur cité par le pape François, lors de sa première messe à la chapelle Sixtine, le 14 mars 2013 : « Celui qui ne prie pas Dieu prie le diable. » J’étais stupéfait par la véhémence de sa pensée comme par la puissance de son style. Il y a eu également des détresses personnelles. Mon père était malade, nous nous imaginions sa mort. Je me suis rendu alors à l’église Saint-Séverin, à Paris, prier pour lui, devant une statue de Notre-Dame du Bon Secours. Soudain, j’eus la certitude d’être à ma place. Je découvrais que la prière était le fond de l’être, l’essence de la Parole. Deux années plus tard, j’étais à l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes, baptisé par le Père Abbé.

Apic : Quelle est votre vision du monde actuel et du rôle de l’Eglise ?

F. Hadjadj : Les grandes idéologies – le marxisme, mais aussi le libéralisme – qui portaient les grands espoirs de l’humanité, se sont effondrées. Nous sommes de plus en plus face à des structures post-humanistes : le technologisme qui veut sortir de l’humain vers le cyborg, l’écologisme, vers le bonobo, le fondamentalisme religieux, vers un Dieu écrasant. Et c’est sans compter avec la menace nucléaire ou climatique. Ainsi nous nous trouvons actuellement dans une crise fondamentale de l’humanisme, et la question devient radicalement : pourquoi continuer avec l’humain ?

C’est dans cette atmosphère d’apocalypse que l’évangile apparaît dans une urgence et une évidence renouvelées. L’abbé Journet rappelle que le christianisme n’est pas un spiritualisme, mais une spiritualité de l’incarnation. L’Eglise ne cesse de réaffirmer le sens de la matière, de la chair, de la proximité. D’où l’importance de former de petites communautés : à l’heure de la mondialisation et de la désincarnation numérique, l’échelle doit se faire plus petite pour monter plus haut.

Apic : Quelle signification a pour vous votre récente nomination comme membre du Conseil pontifical pour les laïcs à Rome ?

F. Hadjadj: J’ai été surpris, mais j’ai accueilli cette nomination comme une grâce du Saint-Père, un don dont on doit travailler à se rendre digne. C’est certainement venu suite à une collaboration que j’ai eue avec le cardinal Stanislas Rylko, président de ce Conseil pontifical, qui m’a invité à faire quelques conférences. C’est suite à l’une d’entre elles que j’ai publié mon livre Comment parler de Dieu aujourd’hui ?

Apic : Philanthropos est né de la pensée de Jean Paul II. L’Institut est-il toujours en phase avec la pensée du nouveau pape François, un jésuite venu d’Amérique latine ?

F. Hadjadj : Philanthropos doit à la pensée des papes, Jean Paul II, bien sûr, mais aussi Paul VI, avant, et après Benoît XVI, si grand intellectuel. Tous ont insisté sur la nécessité de repenser l’anthropologie. Comme institut académique chrétien, Philanthropos possède forcément une dimension missionnaire, il se veut en avant-garde de ce que nous trouvons dans la première exhortation apostolique du pape François, Evangelii gaudium. Cette « joie de l’Evangile » est aussi celle de l’intelligence qui contemple et témoigne du mystère de l’être.

Apic : Qu’avez-vous changé depuis que vous êtes à la tête de Philanthropos ?

F. Hadjadj : Depuis que je suis directeur, à la rentrée 2012, j’ai introduit une formation artistique et littéraire. Le théâtre est devenu obligatoire pour les étudiants. Nous montons chaque année quatre pièces avec des metteurs en scène professionnels. Les textes au programme pour 2014 sont Les Troyennes, de Sénèque, La Tragédie de Richard III, de Shakespeare, Le Bourgeois gentilhomme, de Molière, et des témoignages autour du drame de Tchernobyl, La Supplication, de Svetlana Alexeïevitch. Environ deux fois par mois, par ailleurs, je rencontre les étudiants pour voir et discuter avec eux d’une grande œuvre du patrimoine cinématographique, musical ou littéraire.

Il y a aussi des master classes de chant grégorien et de polyphonie de la Renaissance et un atelier d’écriture ou d’invention graphique. Ces cours ont pour but de conjuguer à «l’anthropo-logie» une certaine «anthropo-praxie». Il s’agit d’expérimenter sur scène l’incarnation de la parole, l’écoute, la relation, le caractère dramatique de l’existence.

Apic : Et les projets pour les années à venir ?

F. Hadjadj : Nous pensons à mettre à disposition, « en ligne », la plupart des cours qui sont donnés dans l’Institut, même s’il y manquera l’irremplaçable présence physique de la salle de classe. Nous envisageons aussi des cours du soir, pour les personnes qui sont engagées dans la vie active. Et puis il y a l’essaimage dans d’autres pays, car la demande ne cesse de croître. Avec plus de 50 étudiants, nous avons atteint notre capacité limite, si nous voulons maintenir un climat familial, un face à face ou un côte à côte avec chacun des étudiants.

D’autre part, il faut voir comment nous pourrions mieux rendre service à l’Eglise locale, nous insérer dans le dispositif de formation diocésaine (Séminaire, Institut romand de formation aux ministères IFM, etc.), accueillir des prêtres du diocèse qui pourraient venir ici se ressourcer intellectuellement. Le mystère de l’incarnation nous pousse à cultiver le génie du lieu. Nous ne devons pas être une « enclave » sur la colline de Bourguillon, mais un foyer qui rayonne sur Fribourg et ses environs. JB

Encadré

L’Institut Philanthropos fête ses 10 ans «au service de l’intelligence et du cœur»

Il y a dix ans déjà que l’Institut européen d’études anthropologiques «Philanthropos» ouvrait ses portes dans les bâtiments de l’Institut Salve Regina, appartenant aux sœurs de la Divine Providence de Baldegg, à Bourguillon, au-dessus de Fribourg. En une décennie, l’Institut, qui fêtera solennellement son dixième anniversaire le samedi 29 mars prochain, a formé quelque 300 étudiants venus dans la cité des Zaehringen approcher ou approfondir «une vision pleinement unifiée de la personne humaine à la lumière de la foi catholique et en dialogue avec le monde contemporain».

Une formation intégrant vie intellectuelle, vie en communauté et vie de prière

La volée de cette année compte 51 étudiants, en grande majorité des Français, 12 Suisses, 3 Belges, 1 Canadien, 1 Portugaise habitant la Belgique.

Cette formation de niveau académique d’une durée d’un an, intégrant vie intellectuelle, vie en communauté et vie de prière, est un projet inspiré par le Valaisan Nicolas Buttet, fondateur de la Fraternité Eucharistein, et porté par des universitaires comme le Père dominicain Benoît-Dominique de La Soujeole, professeur de théologie à l’Université de Fribourg, et François-Xavier Putallaz, maître d’enseignement et de recherche de philosophie à la Faculté de théologie et privat-docent de philosophie à la Faculté de lettres de la même Université.

Le projet académique de l’Institut – le niveau bac est exigé – s’est d’emblée situé dans la droite ligne de pensée du pape Jean Paul II, qui attribuait à des raisons anthropologiques l’origine de la crise contemporaine. Retrouver le sens de l’Homme en tant que personne constitue l’antidote à toutes les dérives idéologiques, estime l’abbé Buttet.

A l’époque, Mgr Bernard Genoud, évêque de Lausanne, Genève et Fribourg (LGF), lui-même ancien professeur de philosophie, avait apporté son soutien à cette initiative, relevant que «la nouvelle planification pastorale diocésaine compte beaucoup sur les communautés, instituts et mouvements religieux pour des services ecclésiaux nouveaux». Mgr Charles Morerod, actuel évêque de LGF, qui, outre son doctorat en théologie est également docteur en philosophie, s’affirme, lui aussi, comme un fervent soutien de Philanthropos.

Dirigé jusqu’en juin 2012 par le Français Yves Semen, professeur de philosophie politique à la Faculté libre de philosophie de Paris, l’Institut propose une année de formation en anthropologie philosophique et en anthropologie théologique, «dans le but de parvenir à une vision intégrale de la personne humaine selon Jean Paul II». Il s’agissait à ses yeux d’une approche exigeante qui n’a pas d’équivalent en Europe.

Son successeur, également venu de France, est le philosophe et écrivain Fabrice Hadjadj, diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris et agrégé de Philosophie. Il a été nommé ce mois-ci membre du Conseil pontifical pour les laïcs à Rome. Ce quadragénaire, père de six enfants, se présente souvent comme un «philosophe juif, de nom arabe et de confession catholique». Pour plus d’infos : http://philanthropos.org JB

Des photos de Fabrice Hadjadj, directeur de l’Institut européen d’études anthropologiques «Philanthropos» sont disponibles auprès de l’apic au prix de CHF 80.– la première, 60 les suivantes. (apic/be)

28 février 2014 | 15:43
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture: env. 8 min.
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