La hiérarchie n'a pas encore dépassé ses divisions sur le plan idéologique

El Salvador: Une Eglise «polarisée», à l’image de la société salvadorienne

San Salvador, 12 juin 2014 (Apic) A l’image de la société civile au Salvador, qui peine à se relever des affres de la terrible guerre civile qui a ensanglanté ce pays d’Amérique centrale de 1979 à 1992, l’Eglise catholique salvadorienne est, aujourd’hui encore, très «polarisée». La hiérarchie n’a pas encore dépassé ses divisions sur le plan idéologique. Mgr Romeo Tovar Astorga, l’évêque de Santa Ana, ose ainsi affirmer qu’il y a au moins «deux ou trois marxistes au sein de la Conférence épiscopale salvadorienne». Il fait allusion non pas à des évêques «gauchistes», mais simplement à des prélats ne partageant pas forcément ses sympathies politiques…

Bien que plus de deux décennies aient passé depuis la signature des accords de paix de Chapultepec, qui ont mis fin, en 1992, à un conflit armé qui a fait près de 100’000 morts, les milieux politiques et certains hiérarques de l’Eglise en sont restés au langage de la «guerre froide».

«Le Salvador sera la tombe des rouges»

La bataille idéologique s’est encore aiguisée ces derniers mois avec la campagne pour l’élection présidentielle, qui a vu la victoire, le 9 mars 2014, de l’ancien commandant guérillero Salvador Sánchez Cerén. Il appartient aux forces de gauche du FMLN (Front Farabundo Marti de Libération Nationale), l’ancienne guérilla convertie en parti politique. Cerén ne l’a emporté que de quelque 6’000 voix sur près de 3 millions de suffrages exprimés. Norman Quijano, ex-maire de San Salvador, appartenant au parti de la droite dure de l’Alliance républicaine nationaliste (ARENA), avait prédit le pire si son adversaire arrivait au pouvoir…

Dans la rue, les militants de son parti, dépités, entonnaient l’hymne national. Portant des chapelets, ils récitaient le «Notre Père», entrecoupé de slogans hostiles au gouvernement, tout en criant à pleins poumons «Patrie oui, communisme non… Le Salvador sera la tombe des rouges». Des paroles reprises de l’hymne de l’ARENA, le parti fondé en 1981 par le major Roberto D’Aubuisson, l’un des militants d’extrême-droite qui a planifié l’assassinat de l’archevêque de San Salvador, Mgr Oscar Romero, le 24 mars 1980.

«La canonisation de Mgr Romero pourrait être dommageable»

Connu pour parler sans ambages, Mgr Tovar Astorga n’est pas très chaud à l’idée de voir Mgr Romero accéder à l’honneur des autels. «C’est une figure très manipulée par les politiciens de gauche… La canonisation de Mgr Romero, en ce moment, pourrait être dommageable, car ainsi on va canoniser ‘l’idéologie communiste’. Il vaudrait mieux attendre!»

L’évêque franciscain souligne pourtant avoir signé la lettre des évêques salvadoriens au pape Benoît XVI demandant «la conclusion rapide» du procès en canonisation de l’archevêque martyr. «La reconnaissance de la sainteté est une chose, mais savoir si le moment est opportun est une autre chose!»

Rencontré à l’évêché de Chalatenango, le Père jésuite Miguel Angel Vasquez, curé de la paroisse de San Bartolomé, à Arcatao, à une heure de route vers l’est, sur la frontière hondurienne, se veut rassurant: à la base, la majorité des gens – que ce soient des anciens guérilleros ou des ex-soldats – peuvent désormais se parler et échanger pacifiquement.

«Les riches veulent conserver leurs privilèges…»

Au niveau de la communauté de cette petite bourgade des montagnes du département septentrional de Chalatenango, qui fut une place forte de la guérilla du FMLN, la réconciliation est palpable. «Il n’y a plus de haine entre les anciens protagonistes de la guerre civile», affirme le religieux, qui nous emmène non loin de là, dans le village de Guarjila, visiter la «maison-musée» du Père Jon Cortina, un confrère jésuite décédé en 2005.

Pour son combat en faveur des enfants disparus durant le conflit armé, qu’il menait au sein de l»Asociación Pro Busqueda», le jésuite basque Jon Cortina était appelé par les campesinos «le saint des disparus». Marquée par la guerre et ses atrocités, comme le massacre du Rio Sumpul (*), cette zone rurale est par contre peu touchée par la violence des «maras». Ces bandes de jeunes criminels, appelées également «pandillas», auraient près de 60’000 membres dans tout le pays. «Seules deux personnes ont été victimes de la violence ces deux dernières années dans notre région», précise-t-il. «C’est au niveau institutionnel que les divergences subsistent. Avant tout, les riches veulent conserver leurs privilèges…»

Au Salvador, les personnes extrêmement fortunées sont au nombre de 145 et possèdent 20 milliards de fortune, selon le WORLD ULTRA WEALTH REPORT 2012 – 2013, édité par Wealth-X, une société experte dans le secteur des renseignements en matière de richesse. Par contre, le salaire minimum d’un travailleur agricole est d’à peine 114 dollars mensuels, et celui d’un ouvrier ou d’une ouvrière d’une maquila, une usine étrangère installée dans les zones franches produisant pour l’exportation, est de 203 dollars mensuels.

«Il y a des pauvres et des riches des deux côtés de l’arène politique»

Ce que confirme l’évêque de Chalatenango, Mgr Luis Morao Andreazza, qui estime que «les gens au sommet ne veulent pas partager!» Le religieux franciscain d’origine italienne admet que l’Eglise salvadorienne, qui doit continuer d’annoncer et de dénoncer, n’a toutefois plus la même attitude prophétique qu’à l’époque de Mgr Romero, «car le contexte historique a changé, et il y a des pauvres et des riches des deux côtés de l’arène politique». L’évêque souligne que le FMLN, pour sa campagne électorale, a reçu une aide financière non négligeable de l’Alliance bolivarienne pour les Amériques (ALBA), lancée par le défunt président vénézuélien Hugo Chavez… grâce à l’argent du pétrole!

«Catholique équivalait à communiste»

«Dans ce pays qui est le nôtre, dont le nom est une référence directe au Seigneur Jésus (El Salvador, ndlr), l’habitude de classer les êtres humains en tant que supérieurs et inférieurs subsiste et reste comme une forme de structure sociale», peut-on lire dans l’éditorial publié par l’Université Centroaméricaine «José Simeón Cañas» (UCA), l’Université dirigée par les jésuites, à l’occasion de la Semaine sainte.

De même pendant la guerre civile, les chrétiens engagés dans le combat pour la justice sociale étaient classés par les forces de sécurité et le gouvernement dans la rubrique des «subversifs» devant être éliminés.

Mgr José Elias Rauda Gutierrez, évêque franciscain de San Vicente, dans la région Paracentrale, raconte l’expérience des catéchistes arrêtés aux barrages de l’armée: «En ces temps troublés, avoir sur soi une photo de Mgr Romero ou une bible pouvait vous coûter la vie. Les gens, pour éviter d’être capturés, prétendaient être des ‘protestants’». A l’époque, les groupes pentecôtistes, qui pullulent dans le pays, étaient considérés comme un rempart face aux «subversifs». Les communautés ecclésiales de base étaient, par contre, la cible d’une sévère répression, car pour les forces de sécurité, «catholique équivalait à communiste».

Les sectes fondamentalistes, en constante progression, recevaient appui et argent des Etats-Unis. Le gouvernement nord-américain avait, depuis les années 60 déjà, pris en compte l’importance de l’aspect religieux pour le continent latino-américain, suite notamment au «rapport Rockefeller» (1969) et aux documents de «Santa Fe I et II» (1980 et 1988). Ces derniers documents ont grandement inspiré le président américain Ronald Reagan pour sa politique de «contention du communisme» et son soutien militaire aux forces les plus conservatrices en Amérique centrale.

«Les militaires visaient en particulier les catéchistes»

«Les militaires visaient en particulier les catéchistes, surtout dans les zones où il y avait un travail de conscientisation. Il était dangereux de porter une bible sur soi, il fallait la cacher. Nous avons perdu beaucoup de bons catéchistes. Au moins 500 d’entre eux ont été assassinés par les forces de sécurité et les militaires. Certains étaient passés à la guérilla, dans les commandos urbains, ou étaient partis dans les montagnes», nous confie Mgr Miguel Angel Moran Aquino, évêque de San Miguel, une ville de style colonial espagnol fondée en 1530 et située sur l’actuelle Route panaméricaine, dans la région de l’Oriente. C’est dans cette ville qu’Oscar Romero, qui venait de Ciudad Barrios, au nord du département de San Miguel, entra à l’âge de 12 ans au petit séminaire de Saint Michel Archange, tenu par les Pères Clarétains. On y trouve un petit musée consacré à l’évêque martyr.

Dans le diocèse voisin de Santiago de Maria, Mgr Rodrigo Orlando Cabrera Cuellar ne mâche pas ses mots. Ayant déjà remis sa démission au pape pour raison d’âge, il estime qu’il n’a plus rien à perdre. «Parler de justice sociale, ici, c’est toujours courir le risque d’être taxé de marxiste, de communiste ou de socialiste». Et de rappeler que Mgr Marco René Revelo Contreras, à l’époque évêque de Santa Ana (il décédé en l’an 2000), avait accusé Mgr Romero d’être un ‘communiste’, et même d’être responsable de la mort de 75’000 personnes! Il affirmait que c’était de sa faute si le peuple s’était soulevé. Au sein de la Conférence épiscopale, il y en a encore qui pensent que Mgr Romero a été manipulé par les jésuites…, relève-t-il.

«Les temps commencent aussi à changer au Salvador»

Certes, relève cet évêque qui a joué un rôle important durant le processus de paix au Salvador, «la guérilla critiquait Mgr Romero quand il vivait, avant de s’en emparer après sa mort, alors que lui n’a jamais fait de la politique. C’était un pasteur, qui illuminait la réalité depuis la foi!» Dans ce pays, le simple fait de parler de justice sociale, de respect des campesinos et des ouvriers suffit pour se faire épingler comme «communiste», «marxiste» ou «socialiste»… aujourd’hui encore! Mais pour Mgr Cabrera, les temps commencent à changer aussi au Salvador: «Mgr Romero a versé son sang, au cours de la consécration, sur l’autel de la chapelle de l’hôpital de la Divine Providence, une institution qui soigne les malades du cancer. Je crois fermement que la canonisation de cet évêque martyr contribuera à faire l’unité de l’Eglise salvadorienne. C’est en tout cas ce que veut notre pape François». JB

(*) Les 13 et 14 mai 1980, le détachement militaire n°1 de la Guardia nacional et les paramilitaires de l’Organisation démocratique nationaliste (ORDEN), en collaboration avec l’armée hondurienne, assassinèrent plus de 600 civils, dont nombres de femmes et d’enfants.

Encadré

Le cancer des «maras»

Si la guerre civile a pris fin il y a deux décennies, la société n’est pas pacifiée pour autant, comme nous le confirme le Père José Mauricio Quijada, curé de la paroisse Maria Auxiliadora, à Chalatenango. La violence de la rue fait entre huit et dix morts par jour dans ce pays de quelque 6 millions d’habitants pour une superficie deux fois plus petite que la Suisse. C’est principalement le fait de la Mara Salvatrucha (MS-13 ou MS) et la Mara Dieciocho (ou M-18, du nom de la 18e rue de Los Angeles), des «maras» dont les chefs historiques sont des enfants d’immigrés clandestins renvoyés des Etats-Unis.

«La participation à la messe dominicale a beaucoup baissé, beaucoup ne vivent plus leur foi. C’est dû au développement des ‘maras’ qui rançonnent et tuent les gens. En février dernier, les ‘mareros’ nous ont demandé de leur verser une ‘renta’ mensuelle de 100 dollars, mais le conseil paroissial a refusé, malgré les menaces, mais les gens ont peur». La division vient aussi de l’activité des sectes fondamentalistes. «Il y en a 27 dans ma paroisse!»

Nous verrons que dans d’autres diocèses, le problème des «maras» est bien plus crucial: les Sœurs de Nazareth, dans le diocèse de San Vicente, au centre du pays, nous racontent que dans leurs établissements scolaires, les «maras» tentent d’enrôler les élèves dès l’âge de 7 ans. «Ils les recrutent comme messagers ou les préparent pour aller chercher la ‘renta’ chez les commerçants, soumis à l’extorsion. Certains de leurs chefs ont le bac, mais ils ne trouvent pas de travail, parce qu’ils ont été renvoyés de Californie, où leur famille avait immigré pendant la guerre civile. Ils reviennent avec un curriculum de délinquants», témoigne la supérieure de la congrégation, Sœur Maria Rosalina Membreño, rencontrée dans la municipalité de Santo Domingo. «Ce type de violence commence dans les salles de classe, quand un élève menace de mort son camarade, uniquement pour s’emparer de ses souliers neufs!» JB

Jacques Berset a visité tous les diocèses d’El Salvador en mars 2014. Cet article a été publié dans l’édition de juin 2014 de la revue culturelle des jésuites de Suisse romande «Choisir» no 654. (apic/be)

Des photos de ce reportage sont disponibles auprès de l’apic au prix de 80.– la première, 60.– les suivantes.

12 juin 2014 | 10:01
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 9  min.
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