La Leishmaniose ou «lèpre blanche» n’intéresse pas les multinationales des médicaments
Guérir au Nord, mourir au Sud: 12 millions de malades? Dérisoire!
Par Pierre Rottet, de l’APIC
Plus de 12 millions de personnes dans le monde sont atteintes de la Leishmaniose. Sous sa forme la plus grave, la leishmaniose viscérale tue des dizaines de milliers de gens chaque année. Et lorsqu’elle ne tue pas, elle mutile horriblement. La terrible «lèpre blanche» gagne du terrain. Reportage en Bolivie, où un remède à moindre prix a été découvert. Que les gros bonnets mondiaux du marché du médicament ne veulent pas produire. Une maladie de pauvres de plus, également répandue dans le Sud-Ouest de l’Europe.
Dans le reportage «Guérir au Nord, mourir au sud», l’APIC s’est entretenu avec des spécialistes, et avec l’auteur de la découverte du médicament «miracle», pourtant ignoré par les grandes firmes pharmaceutiques. Pas assez rentable.
Devant le dispensaire de Palos Blancos, dans l’»Alto Beni» bolivien, une vingtaine de patients font la queue. Ils la feront quotidiennement durant une trentaine de jours, jusqu’à la fin du traitement. La plupart viennent de la forêt tropicale environnante. Campesinos ou Indios, femmes, hommes et enfants, les malades sont arrivés en famille le plus souvent. Le dispensaire est tenu par des missionnaires rédemptoristes suisses, pionniers en Bolivie de la lutte contre la leishmaniose, qui sévit sous sa forme cutanée dans ces régions. Le fléau se manifeste par des lésions sur la peau plus ou moins importantes, profondes, qui laisseront après guérison et une soixantaine d’ampoules injectées, des cicatrices indélébiles.
«A 2,5 dollars l’injection, plus les frais annexes, le traitement pris sous cette forme avoisine les 250 dollars», constate, amer, le professeur Alain Fournet, chercheur à l’IRD, l’Institut français pour la recherche et le développement. C’est lui qui, en 1987, sur le terrain, en compagnie de membres de la tribu des Chimanes et du Père Christian Frésard, rédemptoriste jurassien établi dans le Beni, a fait l’importante découverte. Après des travaux menés à l’Institut bolivien de biologie d’altitude, il testera scientifiquement les vertus de l’éventa, une plante de l’Amazonie bolivienne, prélevée sur un arbre imposant.
«Du jour au lendemain, si la volonté politique est là, je confirme qu’il est possible de mettre sur le marché un médicament à partir de ma découverte. J’ai procédé à des calculs, le coût ne dépasse pas 25 dollars par patient et pour l’ensemble du traitement», affirme le professeur Fournet, de son laboratoire parisien. Comparés au 250 dollars, il n’y a pas photo.
Pas la chance d’avoir un Raoul Follereau pour avocat
La maladie est peu connue. Les malheureux qui en sont atteints n’ont pas eu la chance d’avoir un Raoul Follereau pour avocat, le chantre de la lutte contre la lèpre. Pourtant la leishmaniose frappe sous ses deux principales formes, viscérale ou cutanée, plus de 88 pays du globe, de l’Asie à l’Afrique, de l’Amérique du Sud à l’Europe méridionale, de l’Italie au Portugal, de l’Espagne à la France. Pays où elle tue bon an mal an plus que la «vache folle» ne le fera jamais. La faute à un minuscule vecteur, un petit insecte, le phlébotome, animal de 2 mm qui infecte ses hôtes – humains, animaux domestiques ou sauvages – en se gorgeant de leur sang.
12 millions de malades, entre 1,5 et 2 millions de nouveaux cas chaque année, donc probablement bien davantage dans la réalité, admet le docteur Philippe Desjeux, responsable de la lutte contre la leishmaniose pour le compte de l’OMS. Il a passé une dizaine d’années sur le terrain en Bolivie dans le but de dépister la maladie et de faire un travail préventif auprès des populations. Le médecin déplore que cette pandémie touche dans l’indifférence des populations marginales et oubliées. Dans le sud du Soudan, par exemple, sur une population d’environ un million de personnes, la leishmaniose a fait quelque 100’000 morts en 1994, parmi les déplacés de la guerre civile. Dans l’Afghanistan des années 90, on recensait 60’000 cas. On en compte aujourd’hui plus de 200’000 au pays des talibans.
Le «lèpre blanche» blesse physiquement et tue socialement. En Bolivie, pour les besoins de la prospection pétrolière, une compagnie étrangère a déplacé 350 ouvriers en forêt. 150 ont été infectés durant la première année, laissant des cicatrices pour le reste de leur vie. Aujourd’hui la Bolivie signale officiellement entre 2’200 et 2’300 nouveaux cas par an. Ce chiffre pourrait atteindre le double voire le triple. Les chiffres demeurent très imprécis. Ces peuples sont trop pauvres pour figurer dans les statistiques.
Un homme en colère
«C’est grâce au Père Frésard que j’ai trouvé cette plante», se souvient le professeur Fournet. Un homme aujourd’hui en colère. «Novartis était intéressée à passer un contrat avec nous, pour mettre sur le marché un nouveau produit à partir du résultat de mes recherches. Novartis s’est retirée, avec les nouveaux cadres». Fusion oblige. «Les dirigeants ont jugé le médicament pas suffisamment rentable. Il n’est pas prioritaire, nous a-t-on dit».
Tout le drame du Sud se joue dans cette réponse. «Le traitement devenait abordable pour tout le monde, assure le professeur français. Plus d’injections ni d’hospitalisation. Les gens pouvaient prendre leurs comprimés tout en restant chez eux, à la maison, plutôt que de se déplacer avec tous les membres de leur famille». Et d’expliquer: «Mon équipe et moi-même avons fait le travail scientifique pour démontrer le principe actif de la plante éventa, galipea de son nom savant. Il est prouvé que cette plante possède certains composants agissant sur les parasites.»
Après identification de l’agent pathogène, nous avons provoqué la maladie chez des souris, avant de les traiter avec les différentes molécules isolées, grâce à des substances actives qu’il est aujourd’hui parfaitement possible de reproduire synthétiquement en laboratoire. Ce médicament pourrait être utilisé partout là où le fléau existe, quelles que soient sa nature et sa gravité». Les fruits de trois ans de recherches sur le terrain et de plusieurs autres en France ont d’ailleurs fait l’objet d’articles scientifiques. Un brevet a même été déposé. C’était toutefois sans compter avec les conflits d’intérêts, en Bolivie ou ailleurs, y compris en France.
Le Père Frésard confirme. «Notre but était de produire sous licence ce médicament en Bolivie, afin de donner du travail aux gens de cette région. Pour ce faire, je peux témoigner que le professeur s’est ’bagarré’ à La Paz, et même avec les Français. Le vice-ministre de la santé d’alors, notamment, demandait de l’argent avant d’avoir le brevet». D’autres sources boliviennes, désireuses de garder l’anonymat, vont plus loin: Le ministre de la santé en personne a fait barrage. D’autres ont suivi. Ce brevet croupit aujourd’hui, poussiéreux, dans un tiroir du ministère. Mais le blocage ne semble pas venir seulement de Bolivie. Le Père Frésard rappelle que pour l’heure, seule Aventis, en France, produit les ampoules actuellement utilisées pour le traitement. «Le fabriquant français n’a rien à gagner en mettant sur le marché un médicament qui ne coûterait que quelques dollars, sous forme de pastille ou de pommade. Quant aux autres entreprises, boliviennes, européennes ou nord-américaines, elles ne sont tout simplement pas intéressées. Mais qui donc l’est, hormis les pauvres atteints de la maladie?»
Quand l’intérêt financier prime sur l’homme
On peut en effet largement supposer que le coût de fabrication du médicament reproduit synthétiquement à partir de l’éventa aurait été largement accessible aux populations les plus pauvres, convient à son tour le docteur Desjeux. «Là-dessus sont venus se greffer des problèmes qui dépassent largement les considérations scientifiques, au profit de considérations politico-économiques. L’éventa a pourtant donné des résultats positifs. Les travaux en laboratoire ont été poussés assez loin». En d’autres termes, pour des raisons extra-médicales, on fait passer des intérêts économiques et politiques avant l’homme? «Oui, en effet», convient le responsable de l’OMS. De faççon générale l’OMS travaille avec les producteurs de médicaments afin de les rendre accessibles au plus grand nombre.
Près du dispensaire de Palos Blancos, des membres de la tribu amazonienne des Chimanes observent en silence les malades en attente de traitement. «Aujourd’hui, même eux ne sont pas épargnés, aliénés par une civilisation qui est allée jusqu’à leur faire perdre leurs coutumes ancestrales, leur habitat. Car l’insecte, vecteur de la maladie, n’a pas attendu les rédemptoristes ni les médecins ni l’OMS pour sévir. Pas davantage que les Chimanes, habitués à leur milieu et à la forêt tropicale ne les ont attendus pour savoir comment se guérir de la piqûre du phlébotome. Avec la découverte de l’éventa, c’est un peu leur mémoire qui est revenue. (apic/pr)