«La notion de civilisation judéo-chrétienne est une imposture»
Dans son dernier essai, «La civilisation judéo-chrétienne: Anatomie d’une imposture» (Éd. Les Liens qui Libèrent), l’historienne Sophie Bessis critique l’utilisation de l’expression «civilisation judéo-chrétienne». Elle explique comment cette formule exclut l’islam, occulte des siècles d’antijudaïsme, et sert les discours politiques d’extrême droite.
Jessica Da Silva / Adaptation: Carole Pirker
Originaire d’une famille juive tunisienne, l’historienne Sophie Bessis fustige la généralisation de la notion de « civilisation judéo-chrétienne », une expression autant qu’une construction idéologique qu’elle qualifie d’imposture. Passée dans le langage courant, elle est devenue selon elle une fausse évidence et une arme politique.
En apportant un éclairage historique et critique, la chercheuse franco-tunisienne montre que celle-ci occulte la réalité historique de deux millénaires d’antijudaïsme chrétien. Elle exclut aussi l’islam du monothéisme abrahamique. Elle sert enfin les discours politiques des extrêmes droites se présentant comme les défenseurs des «valeurs judéo-chrétiennes», à l’instar des dirigeants israéliens qui proclament être le dernier rempart de la civilisation face à la barbarie musulmane.
À quel moment la notion de «civilisation judéo-chrétienne» a commencé à vous sembler problématique?
Sophie Bessis: Elle s’est imposée progressivement dans la sphère publique et a commencé à devenir hégémonique à partir des années 1980 et elle est aujourd’hui totalement envahissante. Une partie de l’intelligentsia d’Europe occidentale mais aussi centrale y fait constamment référence pour illustrer la défense de la civilisation occidentale.
Que répondez-vous à celles et ceux qui vous reprochent de vouloir détruire les valeurs judéo-chrétiennes?
Il existe bien sûr un judéo-christianisme. Les chrétiens se sont inspirés de la matrice juive. Donc évidemment que l’Europe chrétienne est également fille de la Bible, c’est indéniable. Pour autant, je ne connais pas les valeurs judéo-chrétiennes dont parlent ceux qui utilisent cette expression, car ils ne les définissent jamais.
Vous distinguez trois dynamiques qui expliquent le succès et l’utilité de cette expression. Selon vous, elle sert premièrement à occulter deux millénaires d’antijudaïsme chrétien, un constat qui est purement historique…
Oui, je parle de deux millénaires d’antijudaïsme chrétien d’abord, puis à partir du 19ᵉ siècle, d’antisémitisme moderne. L’Europe s’est structurée sur l’antijudaïsme chrétien, puisque c’était un des fondamentaux du discours de la théologie catholique, puis protestante. Quand on regarde à cet égard les écrits de Martin Luther sur les juifs, ils sont absolument abominables.
«Tous les prophètes, à commencer par Moïse ou Abraham, sont présents dans le Coran»
L’ensemble du christianisme, y compris le christianisme orthodoxe est donc uni dans cet antijudaïsme. Puis, ce dernier a fait place à un antisémitisme à base raciale quand l’Europe s’est sécularisée. Le 19ᵉ siècle a inventé en Europe occidentale et en Amérique du Nord une pseudo science, l’anthropologie raciale, qui a établi une hiérarchie entre les races, – et je mets le mot «race» entre guillemets, évidemment, puisque scientifiquement, la race n’existe pas. Et dans cette hiérarchie, les juifs, tout en bas de l’échelle, étaient une race dite «dégénérée».
Deuxièmement, ce concept exclut selon vous l’islam du monothéisme abrahamique, mais il l’exclut aussi de l’histoire culturelle européenne…
Tout à fait. Or on sait que le monothéisme dit abrahamique est constitué de trois rameaux: le judaïsme, qui en est l’inventeur, le christianisme qui en est issu, et l’islam, qui s’en réclame très fortement. Tous les prophètes, à commencer par Moïse ou Abraham, sont présents dans le Coran. Jésus y est un personnage extrêmement important, tout comme Marie, qui y est la femme la plus citée. L’islam est donc partie prenante de ce monothéisme dit abrahamique et l’Europe doit beaucoup au monde musulman.
Ce serait donc aussi nier tout ce travail de transmission des savoirs, via les écoles de traduction de Bagdad jusqu’à Tolède, pour arriver aux universités européennes?
Absolument. Il ne faut pas oublier que ce sont les philosophes du monde arabe qui ont traduit les classiques grecs, à commencer par Aristote, et qu’un philosophe cordouan a été le plus grand commentateur médiéval d’Aristote. C’est par cette voie-là que les universités européennes ont eu accès aux textes de la Grèce antique.
Vous donnez aussi une autre analyse qui pourrait expliquer cette exclusion de l’islam: le caractère prosélyte du christianisme et de l’islam, alors que le judaïsme, dites-vous, s’est confiné dans un habitus communautaire.
Il n’y a qu’à regarder les chiffres. Aujourd’hui, les musulmans ne sont pas loin de 2 milliards, les chrétiens tout autant, et les juifs sont 16 millions. Le judaïsme, en tant que religion, représente une goutte d’eau.
«L’État d’Israël s’est défini comme un morceau d’Occident implanté au cœur de l’Orient»
Il a inventé les principes moraux du monothéisme, comme les commandements dans la Torah par exemple, mais le christianisme d’abord, l’islam ensuite, se sont définis comme des religions universelles, valables pour tous les humains, et sont donc entrées en concurrence, surtout autour du bassin méditerranéen, majoritairement musulman. À partir de la période coloniale, il fallait que les musulmans deviennent des inférieurs pour que l’on puisse les coloniser. Tout un discours d’infériorité de ces populations est ainsi né à partir du 19ᵉ siècle.
En mai 2024, le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou s’adressait aux Français en ces termes: «Notre victoire, c’est votre victoire. Notre victoire, c’est la victoire d’Israël contre l’antisémitisme. C’est la victoire de la civilisation judéo-chrétienne contre la barbarie. C’est la victoire de la France.» Vous le dites, l’État d’Israël n’a cessé de se vouloir occidental. Est-ce une façon de dire que le Juif ne peut qu’être occidental?
Tout à fait, parce que le sionisme, ce nationalisme juif né dans les années 1880, a été créé par des intellectuels juifs qui se définissaient exclusivement comme européens. Ils avaient oublié l’origine orientale du judaïsme et son segment oriental, puisqu’il y avait de nombreux juifs qui vivaient dans les pays de l’aire arabo-musulmane jusqu’en Perse. L’État d’Israël s’est donc défini comme un morceau d’Occident implanté au cœur de l’Orient.
Et c’est bien ça d’ailleurs un des éléments de la question: on ne peut pas être un morceau de terre étrangère implantée au cœur de l’Orient arabe, puisque c’est dans le monde arabe qu’Israël a été créé, au nom d’une lecture littéraliste de la Bible. On a transformé un texte religieux et mythologique en cadastre, en code foncier. Une des grandes impasses de l’État d’Israël, me semble-t-il, c’est qu’il refuse de s’intégrer à sa région.
Cette formulation, dites-vous, a été autant récupérée par les nationalistes arabes que par les sionistes. Cela semble contradictoire…
Vous avez raison. Par définition, une idéologie nationaliste refuse la pluralité. Elle a comme ambition de créer des États, des communautés totalement homogènes, où l’altérité intérieure n’a pas sa place. C’est ce que fait le sionisme. Et la loi de 2018, qui fait d’Israël l’État-nation du peuple juif, est l’apogée de cet enfermement identitaire du sionisme, alors que 21% de la population israélienne est arabe, musulmane et chrétienne.
«De l’Europe à l’Amérique du Nord, les extrêmes droites sont les soutiens les plus fermes de l’État d’Israël»
C’est ce qu’ont également fait les nationalistes arabes qui ont une idéologie commune. Si les extrêmes droites soutiennent aujourd’hui le régime israélien actuel, alors que l’antisémitisme fait partie de leur ADN, c’est parce qu’elles partagent avec l’extrême droite israélienne cette idée de la nation. Communautés ethniques, communautés raciales, communautés religieuses: voilà ce qui les réunit. Tous les nationalismes sont unis par une détestation de l’autre. En Israël, l’autre, c’est l’arabe.
Dans un entretien pour RTS Religion, vous avez parlé d’une tendance au sionisme antisémite.
Oui, c’est le sionisme des extrêmes droites. Aujourd’hui, de l’Europe à l’Amérique du Nord, elles sont les soutiens les plus fermes de l’État d’Israël, gouverné par l’aile la plus radicale du sionisme. Ce sont donc des sionistes radicaux, mais dont l’antisionisme, en même temps, n’a pas disparu. Les autres sionistes antisémites sont toutes les branches des évangéliques, puisque ceux-ci sont les principaux soutiens d’Israël. Si l’administration républicaine soutient à ce point Israël, c’est parce qu’entre 20 et 30% de son électorat est constitué d’évangéliques.
Vous avez apposé votre signature dans une tribune libre sur Mediapart, le 4 mai, qui accuse l’État d’Israël, gouverné par son extrême droite, d’exterminer un peuple et de dépecer le Moyen-Orient. Vous avez été rédactrice en chef du journal Jeune Afrique. Quelle est votre relation aux médias?
Je constate qu’en Europe et en Amérique du Nord, il y a un biais pro-régime israélien qui est insupportable. Il existe pourtant des opposants israéliens à ce régime et à la guerre à Gaza, qu’ils considèrent illégitime, mais on en parle peu dans les médias occidentaux. Il y a une sorte d’omerta sur eux, tout comme sur les juifs de la diaspora, qui ont été nombreux à s’exprimer contre la guerre à Gaza, malgré ce qu’en disent certains médias mainstream.
«L’antisionisme est une position politique»
Mais à partir du moment où on critique frontalement la politique israélienne, ceux-ci ne vous considèrent pas comme un vrai juif. Il y a donc depuis 18 mois un filtrage de l’information, une vision biaisée de ce qui se passe dans la région. Ça change un tout petit peu depuis quelques jours, car l’horreur a atteint un tel degré qu’il était nécessaire de commencer à réagir.
Que répondez-vous aux personnes qui soutiennent que l’on ne peut pas être antisioniste sans être antisémite?
Je les récuse totalement. L’antisionisme est une position politique. L’antisémitisme est un racisme, donc un délit. Une position politique n’est pas un délit. Le racisme en est un.
La civilisation judéo-chrétienne: Anatomie d’une imposture, de Sophie Bessis, Éd. Les Liens qui Libèrent, 2025, 124p.
Découvrez l’entretien complet dans l’émission Babel, le 1er juin à 11h, sur RTS Espace 2
Une historienne des relations Nord-Sud
Historienne spécialiste des relations Nord-Sud et de la condition des femmes en Afrique et dans le monde arabe, Sophie Bessis est l’autrice de près d’une vingtaine d’ouvrages dont L’Occident et les Autres (2001) ou Histoire de la Tunisie de Carthage à nos jours (2022). Ancienne rédactrice en chef de Jeune Afrique et chercheuse à l’Institut de relations internationales et stratégiques, à Paris, cette chercheuse exigeante n’évite jamais les sujets qui fâchent, et s’en empare au contraire avec érudition et talent. CP