On ne se débarrasse pas aussi facilement des religions
Lausanne: Journée universitaire sur le pluralisme religieux en Suisse
Par Valérie Bory, agence Apic
Lausanne, le 21 octobre 2004 (Apic) A l’occasion de la Journée sur «Le religieux en Suisse: nouvelles perspectives», à l’Université de Lausanne, le 22 octobre, l’Apic s’est entretenue avec l’auteur de l’étude «Les deux visages de la religion», le sociologue Roland J. Campiche. La religion affaire strictement privée ou déplacement du religieux dans un champ plus vaste, universel? L’auteur est optimiste: seule une petite minorité refuse toute existence de Dieu
Ce n’est pas qu’on ne croit plus, mais on croit autrement, pourrait résumer les conclusions de l’étude menée par Roland J. Campiche, avec Raphel Broquet, Alfred Dubach et Jörg Stolz, l’actuel directeur de l’Observatoire des religions en Suisse. En comparant les deux grandes enquêtes menées à dix ans d’intervalle en Suisse, en 1989 et en 1999, ainsi que les données des derniers recensements fédéraux, l’ouvrage montre que la désaffection envers les Eglises traditionnelles, effet de la «laïcisiation» ou de la «sécularisation» de la société, recouvre autre chose. Les religions instituées en recul, le religieux se verrait confiné à la sphère intime, ce qui arrange bien les démocraties. Roland J. Campiche, sociologue des religions et ancien professeur à l’Université de Lausanne, conteste ce constat.
Pour lui la religion «continue de fasciner» une majorité de personnes, puisque, par exemple, 90% des sondés affirment croire à la prière. Et des notions comme cycle éternel, réincarnation, spiritualité, parlent davantage aux Suisses que l’écoute en chaire, qui ne concerne plus qu’une minorité. Pour autant, le religieux imprime sa marque à la société, à travers la poursuite de valeurs éthiques universelles. «Nos racines sont bien là», affirme le sociologue, ancien directeur et fondateur de l’Observatoire des Religions en Suisse, à l’Université de Lausanne.
Apic: Vous dites que la «religion institutionnelle» reste celle du lien social. Mais il n’y a plus guère de ferment du lien social aujourd’hui.
Roland J. Campiche: Je distingue le pôle institutionnel de la religion et le pôle universel. L’institutionnel, c’est la religion héritée, celle qui s’inscrit dans la tradition chrétienne et qui touche maintenant une minorité de la population. C’est une religion qui obéit à certains «standards» comme le Dieu de Jésus Christ, la pratique dominicale, le respect de certains rites de passage (baptême, communion, mariage à l’Eglise, funérailles) et aussi l’insertion dans une communauté. Les gens qui font partie du pôle institutionnel sont des pratiquants. Mais cette minorité est un élément fort de la transmission du christianisme en Suisse. En plus, la religion contribue à la construction de l’identité suisse, à une conception de la citoyenneté, elle génère des valeurs. En ce sens elle reste un ferment de lien social.
Apic: Et le «pôle universel de la religion»?
Roland J. Campiche: Au contraire, le pôle universel de la religion se caractérise plutôt par la reconnaissance d’une existence supérieure ou des valeurs, comme les droits humains ou encore la prière individuelle, la conception de la religion comme une affaire privée. La personne se sent plutôt reliée au cosmos. Ce qui correspond à une sorte de mondialisation de la religion.
Apic: Pour vous, il n’y a pas de fin de la religion. Elle continue à fasciner une majorité, dites-vous.
Roland J. Campiche: C’est pas la religion institutionnelle qui continue à fasciner, c’est la religion en tant que telle. Ce qui ressort des enquêtes menées en Suisse, c’est que la religion apparaît aux gens comme une ressource pour affronter les temps difficiles, mais elle est également une ressource pour l’humanisation de la société. Les gens interviewés ont donné des réponses qui pourraient apparaître contradictoires, pourtant, il y a une forte attente pour une religion qui ne recherche pas le pouvoir ou la puissance, mais plutôt une religion ONG (Organisation non gouvernementale) qui humanise la société, qui joue un rôle dans le domaine social, ou qui s’implique dans les excès du libéralisme.
Apic: La religion est devenue une affaire privée, constatez-vous. Cela ne correspond-il pas plutôt à un désintérêt d’une partie grandissante de la population?
Roland J. Campiche: Non je ne crois pas. Certes une majorité relative de la population, dans une proportion beaucoup plus importante qu’il y a dix ans, considère la religion comme une affaire privée. Mais en même temps, elle pense qu’à l’intérieur de la société, les Eglises ont un certain nombre de fonctions d’humanisation. La religion est quelque chose de très riche et si on ne voit pas cela, on dénie aux gens le droit d’avoir une position autre, plus complexe, par rapport à la religion.
Apic: Qu’est-ce qui différencie selon vous la sécularisation d’une société de l’athéisme ?
Roland J. Campiche: Sous sécularisation on a entendu des tas de choses différentes. Ce terme a le mérite d’attirer l’attention sur le changement radical qui s’est opéré dans les années soixante. Changement qui s’inscrit dans un mouvement général de méfiance à l’égard des institutions, de l’autorité, comme aussi de celle des Eglises. C’est pourquoi je préfère parler des deux visages de la religion, plutôt que de sécularisation, qui renvoie à des idées toutes faites. Cette explication nouvelle du rôle de la religion est moins lestée de jugements de valeurs que cela n’a été le cas antérieurement.
Ce n’est qu’une petite minorité qui refuse toute existence de dieu et je parlerais d’agnosticisme. C’est l’hésitation plutôt que le refus absolu qui domine. Que veut dire le terme grâce ou résurrection ou péché aujourd’hui pour les gens? Cela ne leur parle pas. La crise du christianisme est peut- être plus une crise de langage qu’une crise de la foi.
Apic: Les références au christianisme de la jeune génération sont fortement en baisse remarquez-vous.
Roland J. Campiche: Oui, en 1989, les 16-25 ans sont minoritaires à se référer au christianisme (tout comme les jeunes aujourd’hui). Mais dix ans plus tard, la tendance s’inverse. On peut en déduire que parvenu à l’âge où ils ont des responsabilités familiales, il y a un certain retour.
Ce phénomène rejoint celui observé aux Etats-Unis des returnees, qui sont des gens qui après une période où ils se sont éloignés de leur confession y reviennent, en général avec leur conjoint et leurs enfants.
Apic: Qu’appelez-vous pluralité religieuse?
Roland J. Campiche: Il ressort que le phénomène caractéristique de notre temps est la pluralité religieuse. Au sens où quelqu’un va dire Dieu avec différents vocables en fonction des circonstances de son existence, le Dieu de Jésus Christ, la puissance supérieure, le cycle éternel, et ça c’est un signe de modification des attitudes religieuses. Ces réponses sont données aussi bien par des catholiques, des protestants, voire des personnes sans confession, qui diront la puissance supérieure, pour parler de la transcendance.
Apic: Il ressort que 90% de la population interrogée prie. N’est-ce pas étonnant?
Roland J. Campiche: La prière fait partie de ces «standards» universels du religieux. Cela peut paraître étonnant en effet. Il n’y a que 10% de la population qui dit ne jamais prier. On ne peut en déduire que le 90% prie tous les jours. Mais en tout cas la religion reste une ressource pour les temps difficiles. Quand on regarde comment les personnes prient, on voit que c’est souvent relié à la souffrance, à la maladie, à des épreuves. C’est vrai pour toutes les générations
Ce 90% veut dire que les gens se voient prier dans différentes situations. On constate par ailleurs une proportion non négligeable de la population qui prie en famille. Environ 2/3 des mères de famille ayant des enfants de moins de 12 ans prient avec leurs enfants le soir. Une partie des personnes qui n’ont plus de lien avec une Eglise continuent donc à prier. Cela ressort de l’ensemble de personnes interrogées, appartenant à une confession ou pas. Cette proportion reste stable. Ce qui a évolué: plus de pères participent à la prière du soir qu’il y a dix ans.
Apic: Religion et politique: si on part du principe que la religion est une affaire privée, on voit néanmoins aux Etats-Unis comme en Suisse – avec les questions liées à la science à propos de la recherche embryonnaire par exemple – une prise de position des Eglises.
Roland J. Campiche: Il y a un accord en Suisse pour que les Eglises s’occupent des marginaux, des défavorisés, des laissés-pour-compte. Mais ce qui rapproche la Suisse et les Etats-Unis, c’est qu’il n’existe pas de normes sans valeurs et de valeurs sans croyances. Derrière les différents régimes juridiques Eglises-Etats, des fonctionnements font qu’aux Etats- Unis comme en Suisse, il existe un rôle de la religion au sein de la société. Y compris en France, par exemple, où les réactions de l’Etat contre le voile à l’école sont largement dictées par la peur de l’islam et par le souci de préserver la culture catholique, qui est la culture de la France. Il ne faut pas prendre ces décisions au premier degré
Apic: Y a-t-il une emprise du religieux?
Roland J. Campiche: Dans tous les débats concernant l’interruption de grossesse, les cellules-souche, l’euthanasie, les grandes Eglises en Suisse ont pris position et on voit bien du côté catholique qu’il y a eu un relais entre l’Eglise catholique et les positions prises par certains députés. De même qu’à l’intérieur du protestantisme, il y a eu des prises de position très ouvertes, en matière d’IVG, pour la solution des délais, tout comme en ce qui concerne l’euthanasie. La politique n’existe pas sans valeurs. Ce serait un leurre de le penser.
Dans ce domaine, le sociologue Boltanski l’avait déjà montré: il y a une protestantisation du catholicisme en Suisse et une catholicisation du protestantisme, qui montre la relativisation des confessions dans la société, déjà à la fin du 20e siècle. VB
Encadré
Pourcentage des personnes se réclamant des principales confessions
Le protestantisme réformé (les Eglises cantonales) représente 33% de la population. «Il y a une baisse d’environ 10% depuis 1989, note Roland J. Campiche. Le catholicisme représente 42%; il y a baissé de 6% en 10 ans. Le catholicisme romain a subi une érosion beaucoup plus faible que le protestantisme, explique-t-il, en raison de l’immigration. Quant aux musulmans, «il est évident qu’avec l’immigration qui a suivi les guerres d’ex Yougoslavie, on assiste à un changement. Ils représentaient à peu près 1% de la population en 1989; ils en représentent 4% en 2’000. La présence de l’islam en Suisse est fortement liée à la géo politique. On ne peut pas du tout dire que cette tendance va se poursuivre», observe-t-il. (Ndlr. Il s’agit du chiffre des derniers recensements fédéraux de 1980 à 2’000 chiffres reposant sur l’ensemble de la population).
Le pourcentage des «sans appartenance religieuse» a passé de 3,8% à un peu plus de 11% en dix ans. Une partie de cette augmentation est liée à la crise économique des années 90, estime le sociologue; certaines personnes ont renoncé à payer l’impôt ecclésiastique dans les cantons alémaniques pour des raisons économiques ils se déclarent donc sans confession mais ne sont pas sans croyance. VB
Les illustrations de cet article sont disponibles à l’agence CIRIC, Bd de Pérolles 36 – 1705 Fribourg. Tél. 026 426 48 38 Fax. 026 426 48 36 Courriel: ciric@cath.ch (apic/vb)