Fribourg: Anne-Dauphine Julliand témoigne d'une joie qui se dévoile au cœur de la souffrance
Le bonheur au-delà de la perte d’un enfant
Fribourg, 11 avril 2014 (Apic) Anne-Dauphine Julliand était à Fribourg le 10 avril 2014 pour «partager son bonheur infaillible». Un bonheur, ou plus exactement «une joie», qui a mûri au creuset d’une souffrance ineffable: la maladie dégénérative de sa petite Thaïs qui sera emportée à trois ans, au soir d’une vie aussi courte que lumineuse. Lorsqu’on la rencontre, rien ne laisse présager le «tsunami» qui a déferlé sur sa vie, bien au contraire, Anne-Dauphine Julliand est rayonnante, paisible. Elle livre à l’Apic la manière dont ses épreuves ont modelé sa vie, sa foi et, en définitive, sa joie.
Apic: Votre petite fille est âgée d’à peine deux ans lorsque vous apprenez qu’elle est atteinte d’une maladie dégénérative incurable. Qu’est-ce qui se passe dans votre cœur de mère à ce moment-là?
Anne-Dauphine Julliand: Dans mon cœur, il se passe quelque chose d’ineffable. Une telle souffrance ne peut pas se qualifier. C’est comme un tsunami, une vague que l’on reçoit en pleine figure. On est immergé dans une grande peur. Non pas tant la peur de la mort de ma fille, encore trop irréelle, mais la peur de ses fragilités, de sa dégénérescence inéluctable. Peur de mes propres fragilités également. Pour être tout à fait franche, à l’instant même je me demande si je vais être capable de l’accompagner sur ce chemin, de m’occuper d’elle, et surtout si je serai capable de l’aimer. L’instinct maternel est malmené parce qu’il perd ses repères. Cet enfant là, est-ce que c’est toujours le mien? Ce n’est ni un déni, ni un rejet, mais l’espace d’un instant on ne le reconnaît plus. C’est un laps de temps très court, une intensité plus qu’une durée.
Apic: Et très vite, presque spontanément, jaillit une seconde réaction: «Thaïs aura une vie courte, mais elle aura une vie belle».
A.-D. J.: Après, en effet, il y a quelque chose de très instinctif. C’est la vie qui prend le dessus. Et on cherche des solutions de vie.
Apic: Comment concrètement? Par quel mécanisme la vie reprend-elle le dessus?
A.-D. J.: La vie est faite de toutes petites choses. Le quotidien est anodin et pourtant c’est cela même qui constitue la vie. Je ne peux pas concevoir l’entier de l’épreuve qui m’attend, je dois la ramener à une échelle humaine, c’est-à-dire la ramener au présent. A cet instant, qu’est-ce que je peux faire? Qu’est-ce que je dois faire? Qu’est-ce que j’ai envie de faire? Et là on peut aller de l’avant, faire un tout petit pas. Ce petit pas, à ce moment-là, c’est de se dire: Thaïs aura une vie courte, certes, mais une vie belle. Elle apprendra l’amour, comme tous les enfants, mais en moins de temps. Et puis il y aura de nombreux autres petits pas comme celui-ci, d’autres petites victoires. Au fond, traverser une épreuve c’est comme gravir une montagne: on n’atteint pas le sommet d’un coup, mais petit à petit, étape par étape. Parfois l’ascension est extrêmement pénible et parfois le pas est plus aisé.
Apic: Quel a été le rôle de votre foi dans cette ascension?
A.-D. J.: Ma foi c’est ma lumière. Elle n’est pas éblouissante, c’est un tout petit point de lumière. Or, lorsqu’on est dans une pièce obscure, si on perce un tout petit trou dans la porte, un petit filet de lumière gagne sur l’obscurité. Ma foi n’est pas ténue, elle est profonde, ancrée. Elle a éclairé ce chemin, mais elle n’a pas été une sorte d’ascenseur qui m’a permis de gravir la montagne en deux secondes, sans peiner. Elle est la force qui m’a permis de poser un pas. Elle m’a aidé à aller de l’avant sans pour autant me révéler le sens de mon épreuve. Ce sens me dépasse. Il ne m’appartient pas.
Apic: En avez-vous voulu à Dieu?
A.-D. J.: Non. Jamais. Parfois je lui ai dit que j’en avais ras-le-bol. Je lui ai communiqué mes craintes, ma douleur. J’ai crié vers lui. Parfois je l’ai secoué, mais je ne lui ai jamais dit: qu’est-ce que tu m’as fait? Pourquoi tu m’as fait ça? Je ne suis jamais rentrée dans cette relation victime-coupable. Je crois que je ne suis pas «câblée» comme ça. C’est instinctif. Aussi loin que remonte ma conscience, je n’ai pas le souvenir d’avoir un jour adhéré à un Dieu qui punit, qui envoie des épreuves. C’est incompatible avec ce Dieu d’amour que je ressens et que je connais. Dans tout ce qui m’est donné de vivre, rien n’est inhumain, sinon je serais déjà morte. Cela signifie que la nature humaine possède la capacité de traverser les épreuves, si sombres soient-elles. Et puis la grâce nous soutient. Quand on voit qu’on n’en peut plus et qu’on y arrive encore, là c’est de l’ordre de la grâce. C’est Dieu qui nous porte.
Apic: Peut-on être heureux lorsque les épreuves semblent s’acharner à étouffer toutes nos espérances?
A.-D. J.: Si notre vie est fondée sur une quête de perfection, c’est impossible. Dans pareil cas, on déprime pour le moindre bobo. On se dit: voilà, c’est raté! C’est un peu comme si la vie était comme une course d’obstacles et dès qu’on fait tomber une haie, on est disqualifié et c’est fini. C’est extraordinairement cruel! Et s’il nous arrive de ne pas en faire tomber, si on passe entre les gouttes, notre bonheur est un bonheur subi, un bonheur fragile. Nous sommes de facto heureux, mais nous n’avons pas choisi de l’être. Or le véritable bonheur, le bonheur infaillible, on ne le subit pas, on le choisit. Un tel bonheur ne dépend pas des circonstances de ma vie: je peux être profondément triste, profondément inquiète, affectée, par moment, mais c’est un moment de ma vie. Mon expérience m’a appris qu’au-delà de ce moment, il y a l’amour de Dieu que j’ai à accueillir. Et lorsque je suis aimée de Dieu, qu’est-ce qui pourrait faire vaciller ma joie? Aujourd’hui mon bonheur est aussi tranquille que le fond de l’océan est paisible, même si, parfois, il y d’horribles tempêtes, d’immenses tsunamis à la surface. Il y en aura encore, mais dans mon for intérieur, je suis paisible et joyeuse.
Apic: Vous êtes ici à Fribourg pour témoigner de votre expérience de vie, de la manière dont vous avez traversé vos épreuves. Est-ce là pour vous une mission?
A.-D. J.: Non, ce n’est pas une mission, c’est une envie, un besoin de partage. Il y a quelques jours, une amie m’a fait un gâteau délicieux. Je lui ai demandé la recette, mais elle a refusé de me la donner. Eh bien son gâteau eut tout à coup un goût amer. A quoi bon garder la recette? Afin de pouvoir dire: «regarde, je sais faire un bon gâteau, si tu veux la recette, débrouille-toi pour deviner ce qu’il y a dedans?» Si je ne partageais pas mon expérience de vie, c’est comme si j’avais découvert quelque chose d’incroyable, de fondamental et que je disais aux gens qui traversent des épreuves: «débrouillez-vous!» A quoi bon? J’ai envie au contraire de leur dire: «voilà ce que j’ai vécu, voilà ce que j’ai découvert, voilà comment j’ai gravi la montagne et cela peut vous aider à gravir la vôtre». Je témoignage dans cet esprit de partage, en me disant qu’au cœur de mes épreuves j’ai reçu cette conception de la vie comme un cadeau, et j’ai envie de la redonner comme un cadeau. (apic/pp).
Encadré
Anne-Dauphine Julliand est née en 1973 à Paris. Après des études de journalisme, elle travaille en presse quotidienne, puis en presse spécialisée. En 2006, elle apprend que son deuxième enfant, Thaïs, deux ans, est atteinte d’une maladie orpheline. Aucun traitement n’existe. Il lui reste peu de temps à vivre. Durant presque deux ans, Anne-Dauphine Julliand, épaulée de son mari, sa famille et ses amis, va accompagner Thaïs. Cette expérience bouleversante la conduit à écrire. D’abord pour elle, pour son mari et ses enfants. En 2010, elle confie son manuscrit aux éditions des Arènes. «Deux petits pas sur le sable mouillé» est publié en mars 2011. Quelques temps après, elle publie «Une journée particulière», en référence au 29 février, date qui n’existe que tous les quatre ans; date également de l’anniversaire de sa petite Thaïs. Invitée le 10 avril 2014 à Fribourg par l’association «Choisir la vie», Anne-Dauphine Julliand révélait à cette occasion que ce second livre avait pour but de témoigner de son «bonheur infaillible». (apic/deuxpetitspas/pp).