Le quotidien fribourgeois 'La Liberté' a 150 ans | © Maurice Page
Suisse

Le jour où 'La Liberté' brisa ses chaînes

«La Liberté de demain ne sera pas celle d’avant-hier», avec son sens aigu de la formule, François Gross dresse le portrait du journal dont il vient de reprendre les commande en 1970. Ce jour-là le journal fribourgeois s’émancipe de ces deux maîtres: le parti conservateur catholique et l’évêché.

Fondé le 1er octobre 1871, par le chanoine Joseph Schorderet, le quotidien fribourgeois La Liberté  fête cette année son 150e anniversaire. Pendant un siècle, elle fut un journal de combat et d’opinion avant de devenir un organe d’information. Louis Ruffieux, rédacteur en chef de La Liberté de 2005 à 2014, a raconté à cath.ch cette phase des années 1970 qui fut décisive pour la survie du quotidien fribourgeois.

Louis Ruffieux a été rédacteur en chef de ‘La Liberté’ de 2005 à 2014 | © La liberté Alain Wicht

Dans les années 1960, La Liberté est surnommée la Pravda de Pérolles ou encore La Menteuse.
Louis Ruffieux: C’est un journal encore totalement inféodé au binôme qui tient à l’époque le canton, c’est-à-dire le régime conservateur et l’Eglise catholique romaine. La Liberté est d’une fidélité absolue à ces deux piliers, au point qu’elle réduit le débat démocratique en se limitant exclusivement aux prises de position du parti conservateur. Les autres partis politiques ou (—) familles d’esprit sont totalement ignorés. Elle n’accepte même pas leurs annonces publicitaires payantes pour faire connaître leurs candidats aux élections.

Mais la société fribourgeoise évolue rapidement.
De plus en plus de gens, outre l’écoute de la radio, regardent désormais la télévision. Les nouvelles arrivent par d’autres canaux. Les communications et la mobilité se développent. La «citadelle fribourgeoise» est de moins en moins «étanche». Les Fribourgeois se rendent compte que la «vérité» monolithique que dispense La Liberté ne reflète plus la diversité des opinions et des modes de vie des «trente glorieuses». Le journal reste figé dans ses positions ancestrales face à une société qui change très vite.

Ce sont aussi des années d’industrialisation et de développement économique pour le canton de Fribourg.
Le gouvernement mène une politique volontariste. L’hémorragie qui a vu des dizaines de milliers de Fribourgeois quitter le canton pour aller travailler ailleurs est stoppée. Ces modifications du tissu industriel et économique ont évidemment aussi une influence sur les mentalités et la sociologie.

«Le nouveau rédacteur en chef devra ouvrir les fenêtres, aérer la vieille maison»

Sur le plan ecclésial, le Concile Vatican II se déroule de 1962 à 1965.
Le Concile Vatican II est le changement fondamental de l’Eglise au XXe siècle. Mais l’aggiormamento est largement ignoré par La Liberté, au point que même les Soeurs de Saint- Paul, propriétaires du journal, s’en inquiètent. Elles doivent chercher d’autres sources pour s’informer sur le concile. Et quand elles mettent en page le journal ou lisent les copies, elles ne retrouvent pas du tout l’esprit de Vatican II mais une forme de négation de la réforme. Le rédacteur en chef s’en défend, mais on constate qu’il n’y a pas de sensibilité pour les changements qui répondent pourtant aux aspirations de nombreux catholiques.
Ces gens ne se retrouvent pas dans leur quotidien qui s’affirme pourtant catholique. Ils sont nombreux à manifester leurs attentes et leur désapprobation auprès de la rédaction, des soeurs ou de l’évêché. Il y a aussi des lettres collectives.

En 1971, pour son centenaire, ‘La Liberté’ publie la lettre de félicitations du pape Paul VI pour «la courageuse initiative du chanoine Schorderet»

Comment la nécessité du changement s’impose-t-elle?
Au moment où le rédacteur en chef Roger Pochon approche de l’âge de la retraite, la supérieure générale Mère Madeleine-Odile Schoffit et l’éditeur Hugo Baeriswyl sont convaincus de cette nécessité de renouveau. L’éditeur se met en quête d’un successeur à qui on ne pourrait reprocher ni ses attaches avec le parti conservateur, ni avec l’officialité de l’Eglise catholique.
Parallèlement le régime conservateur vit aussi une mue profonde. En 1966 il perd la majorité absolue au Grand Conseil qu’il détient depuis plus d’un siècle. Enfin l’ouverture du journal est aussi une question de survie économique. Son lectorat stagne, le nombre d’abonnés recule.

«Une partie du clergé voit d’un très mauvais oeil que La liberté ne soit plus en quelque sorte son bulletin de paroisse»

Ce changement sera apporté par la personnalité de François Gross.
Le nouveau rédacteur en chef devra ouvrir les fenêtres, aérer la vieille maison. Le choix se porte sur François Gross, alors rédacteur en chef du téléjournal romand à Zurich et enseignant à l’institut de journalisme de l’Université de Fribourg. Il a fait ses armes à la Gazette de Lausanne dont il a été le correspondant à Paris. C’est un journaliste talentueux doté (—) d’une vaste culture.

En 1970, à son arrivé à la tête de La Liberté, il rencontre des résistances.
Oui, à la fois internes et externes. A l’interne elles sont incarnées par les plus anciens des collaborateurs. Notamment le rédacteur politique Pierre Barras, un conservateur pur et dur en place depuis les années 1950 et le rédacteur ecclésiastique l’abbé Alphonse Menoud, d’une fidélité absolue à l’Eglise préconciliaire. François Gross va devoir imposer sa marque. Cela se fera au gré des départs et des remplacements de rédacteurs, et par la pratique exigée d’un journalisme professionnel, qui distingue le fait du commentaire.

François Gross en Une du quotidien fribourgeois La Liberté, 28 décembre 2015 (Photo: Pierre Pistoletti)

Les résistances au changement sont aussi externes
Une partie du clergé voit d’un très mauvais oeil que La liberté ne soit plus en quelque sorte son bulletin de paroisse. Qu’elle ne soit plus à la botte de l’évêché. Dans les campagnes, les curés regrettent ce catholicisme d’autorité qui s’imposait dans toute la vie sociale, et où La Liberté était à la fois un guide politique et moral.

Cela tourne parfois au bras de fer avec l’évêque.
On assiste à un épisode intéressant au moment ou la rédaction refuse la publication d’un texte envoyé par Mgr Pierre Mamie, nouvel évêque arrivé à la tête du diocèse en 1970. Il s’en offusque et un arbitrage est demandé au Père Pinto de Oliveira, professeur à l’Université qui tranche en faveur de l’indépendance de La Liberté. Cet épisode fera jurisprudence. François Gross entretiendra ensuite des rapports plutôt cordiaux avec l’évêque.

François Gross impressionne non seulement par sa plume, mais aussi par son envergure intellectuelle et par sa personnalité.
Il n’est pas du genre à copiner avec tout le monde. Il exerce une sorte de magistère. Il est sans doute plus respecté qu’aimé. Mais il tient le cap dans son travail d’émancipation du journal.

La nouvelle charte de La Liberté maintient pourtant sa soumission au magistère de l’Eglise.
François Gross défend cette position, non seulement parce que le journal reste propriété d’une congrégation religieuse, mais encore parce qu’il conçoit l’Eglise née de Vatican II comme un espace de liberté. C’est un très bon connaisseur des textes du concile et des documents postérieurs. Il peut se revendiquer de ces textes pour affirmer les valeurs fondamentales du journal. Il se réfère volontiers aux valeurs évangéliques, remises en valeur par Vatican II, comme le partage, l’accueil de l’autre, la fraternité. Il reste fidèle au magistère de l’Eglise, même s’il est parfois embarrassé. Par exemple face à l’initiative absolutiste «Oui à la vie» contre l’avortement. Il ne la combat pas ouvertement mais lui oppose d’autres valeurs et renvoie chacun à sa liberté de conscience face à ce texte. 

Edition du centenaire de ‘La liberté’ le 1er octobre 1971

La Liberté de François Gross entend aussi défendre les exigences chrétiennes en politique.
Au plan politique, il peut aussi se fonder sur Vatican II qui reconnaît le pluralisme, la liberté religieuse et l’oecuménisme. François Gross utilise cet espace à bon escient sans se renier et sans se couper des racines du journal. Il est particulièrement exigeant envers les politiciens qui naviguent sous pavillon chrétien, mais il n’est pas plus indulgent envers la gauche ou les socialistes. Il reste sur la ligne de crête entre le libéralisme pur et le collectivisme.

Economiquement ces années sont aussi celles d’une forte croissance.   
C’est une période dorée qui fera rêver plus tard ses successeurs. La Liberté peut alors parfois se permettre de refuser de la publicité, car sa pagination ne peut pas tout absorber. Cette situation permet en particulier d’étoffer fortement la rédaction dont les effectifs sont multipliés par cinq sous l’ère de François Gross. Le lectorat suit, parce que tous les Fribourgeois (ou presque) peuvent désormais se retrouver dans leur journal. A la fin de sa carrière François Gross pourra dire qu’il a en quelque sorte rendu leur journal aux Fribourgeois.

«A la différence d’autres journaux régionaux, ‘La Liberté’ ne se concentre pas essentiellement sur le local»

Une des caractéristiques de La Liberté est son ouverture au monde.
L’ouverture internationale du journal remonte au fondateur, le chanoine Joseph Schorderet. Il voulait un organe de combat dépassant le cadre cantonal, voire national. La Liberté a toujours conservé une ouverture au monde assez large avec une rubrique internationale étoffée et une attention à la vie de l’Eglise dans le monde. A la différence d’autres journaux régionaux, elle ne se concentre pas essentiellement sur le local. Elle a l’ambition de proposer son regard sur le monde, le pays, la culture… Cette ouverture perdure. Sa page hebdomadaire Religions est sans doute une singularité dans le paysage des quotidiens d’information suisses.  (cath.ch/mp)

La basse-ville de Fribourg s’étend au pied de la cathédrale | © Maurice Page

«La Liberté de demain ne sera pas celle d’avant-hier»
Edito de François Gross au moment du départ de Roger Pochon 1er juillet 1970 : «Pas plus qu’un particulier, un journal ne peut à notre époque vivre en rentier. Financièrement sains, libre de tous lien exclusif avec une formation politique, soucieuse de servir aussi amplement que possible par la nouvelle et le commentaire des lecteurs chrétiens pour qui l’information honnête est un droit, telle veut être La liberté. (…) Le lecteur de cette seconde moitié du 20e siècle ne prise guère les grands coups de polémique. Il veut être traité en adulte. Dans son quotidien, il ne cherche pas des motifs d’édification, mais il exige d’être informé. (…) Pour autant que chacun comprenne que cette presse ne sera pas demain ce qu’elle fut avant hier.»
«Une lumière au matin gris»
En page 3 de cette même édition, dans l’hommage de Pierre Barras à Roger Pochon, tous les deux tenants de l’ancienne garde, le ton n’est décidément pas le même: «Journaliste d’opinion tu ne pouvais concentrer tes efforts à la seule information. (…) Dogmes traditionnels, lois économiques, sociologie et science politique, tout est aujourd’hui remis en question. (…) Diffuser les enseignements de l’Eglise, assurer la pénétration d’une pensée chrétienne, passer au crible de la raison et de la mesure, slogans à la mode et emballements, en toute indépendance c’est le rude programme que tu t’étais tracé. (…)  Tu en as supporté avec patience et philosophie les réactions comme la rançon journalière à verser pour une nécessaire liberté, avec tous ses périls, qu’il faut dans notre métier souvent préférer au confort. (…) Les heures innombrables que tu as passées dans les bureaux incommodes, étroits encombrés de notre salle de rédaction, à l’heure où chacun songe à son repos, pour qu’au matin gris un journal apporte un trait de lumière sur la mêlée des humains qui reprend, à des lecteurs si habitués à le recevoir tout fait qu’ils n’en savent plus gré…»  

Le quotidien fribourgeois 'La Liberté' a 150 ans | © Maurice Page
6 octobre 2021 | 17:00
par Maurice Page
Temps de lecture: env. 8 min.
Partagez!