Fribourg:Mamadou Cissokho: L’Afrique n’est pas perdue, elle doit se prendre en charge elle-même !

Le leader paysan sénégalais interpelle l’Europe

Jacques Berset, agence Apic
Fribourg, 14 septembre 2009 (Apic) Figure de proue du mouvement paysan d’Afrique de l’Ouest, Mamadou Cissokho était l’hôte en fin de semaine de Fribourg-Solidaire, la Fédération fribourgeoise des ONG travaillant pour le développement dans les pays du Sud. Au cours d’un souper-conférence au Restaurant de l’Aigle Noir à Neyruz, l’ancien instituteur sénégalais, devenu paysan pour défendre les siens, a interpellé son audience: «L’homme est le remède de l’homme», a-t-il lancé à ses interlocuteurs.

Pour lui, pas de doute, ce sont «nos exploitations familiales» qui vont nourrir l’Afrique, pas les multinationales qui tentent de faire main basse sur les terres agricoles africaines! «Le mode de vie des pays du Nord nous tue, vous faites de la surproduction subventionnée», a-t-il affirmé.

Devant un parterre de gens issus des milieux de la formation agricole et de la coopération au développement – notamment le directeur de l’Institut agricole de Grangeneuve Francis Egger, Jacques Chavaz, directeur suppléant de l’Office fédéral de l’agriculture OFAG, des représentants de l’Union Suisse des Paysans USP, de la Coopération au développement de la Confédération DDC, et Alain Schaller, responsable des relations extérieures du canton de Fribourg (*) – Mamadou Cissokho a affirmé que l’Afrique n’était pas perdue. «Elle a la responsabilité de se prendre en charge elle-même!»

Instituteur durant cinq ans, Mamadou Cissokho a choisi en 1974 de quitter l’enseignement pour devenir paysan au sein d’une exploitation familiale qu’il a créée à Bamba Thialène, à 400 km de Dakar. Créant la confiance au sein du monde paysan, il devient rapidement la cheville ouvrière du mouvement paysan en Afrique de l’Ouest. En mai de l’année dernière, les militants paysans d’Afrique du Sud, de l’Est et du Centre lui ont confié le soin de créer la fondation de la Plateforme Panafricaine des Paysans et des Producteurs d’Afrique.

Afrique: terres à vendre aux multinationales étrangères

Depuis plus de 30 ans, Mamadou Cissokho agit pour que ses frères paysans – encore trop souvent analphabètes et méprisés pour cette raison – s’unissent et comptent sur leurs propres forces. Mais ils ont en face d’eux des forces contraires: depuis les indépendances des années 60, l’agriculture de la région Ouest africaine a été négligée et les richesses qu’elle a produites ne lui ont pas profité. Elles sont allées vers les villes, provoquant un manque de capital financier dans les campagnes, paupérisant et marginalisant les paysans.

Les gouvernements issus de la décolonisation ont privilégié les cultures d’exportation (café, cacao, arachides, etc.) au détriment des cultures vivrières. «Nos pays ont délaissé les investissements et les appuis pour des produits comme le mil, le sorgho, le maïs, le riz, le manioc, l’igname, le haricot… Nos marchés sont envahis de produits alimentaires importés moins chers que ce que nous produisons, parce que subventionnés», dénonce Mamadou Cissokho.

Pour le militant paysan, la PAC, la politique agricole commune de l’Union Européenne, par ses subventions à l’exportation, fait beaucoup de tort aux paysans africains: «On nous a demandé l’ouverture de nos frontières pour les produits commerciaux européens bien avant les accords de l’OMC – on avait déjà subi les ajustements structurels imposés par la Banque Mondiale en échange de son aide – mais nous n’avons rien reçu en contrepartie. Il faut changer la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), passer d’une CEDEAO des Etats à une CEDEAO des peuples, que l’Etat négocie avec ses paysans. L’Uruguay Round a été négocié par les colonisateurs, nous n’étions pas indépendants. En 30 ans, notre mouvement paysan est parti de rien, mais maintenant au Sénégal, l’Etat négocie avec nous!»

«Si le paysan africain perd sa terre, il devient un clochard»

Aujourd’hui, alors que la famine sévit dans certaines régions d’Afrique, de nombreux investisseurs étrangers, dont des firmes agro-alimentaires indiennes et chinoises, tentent d’acheter des terres agricoles notamment à Madagascar, au Mali, en Ethiopie, en Angola ou au Mozambique. Mais la résistance populaire s’organise, comme à Madagascar, où 300’000 paysans sont descendus dans la rue suite à l’annonce de la signature d’un contrat de ›location’ de 1,3 million d’hectares de terrains arables pour 99 ans par la société sud-coréenne Daewoo Logistics en vue de la culture de maïs et de palmiers. «Si le paysan africain perd sa terre, il devient un clochard. Le lien à la terre est vital pour le paysan africain, il n’a rien d’autre», lâche Mamadou Cissokho.

Au Sénégal même, poursuit-il, des investisseurs espagnols voulaient acheter 100’000 hectares de terres, mais la réaction a été forte. «On avait averti la presse, qui a écrit que le président voulait remettre des terres à ces investisseurs. Nos chefs d’Etat traînent suffisamment de casseroles derrière eux pour ne pas encore se faire accuser de vendre nos terres. Nous, on est prêt à attaquer en justice devant l’Union africaine voire l’ONU les Etats qui vendent des terres. On constitue des dossiers. Dans nos pays, il n’y a pas de cadastre des terres agricoles, et la terre appartient à l’Etat, car le droit coutumier n’est pas reconnu…»

Face à ce risque de bradage du sol agricole, les paysans africains s’organisent – là où ils ne sont pas réprimés par des gouvernements autoritaires ou dictatoriaux comme en Ethiopie – et émergent comme des acteurs avec lesquels les gouvernements doivent compter. «Avec la création, ces dernières décennies, d’ONG, on a commencé à redonner du pouvoir aux paysans, qui en avaient été privés, quand à l’indépendance, on privilégiait l’option du ’tout à l’Etat’. On assiste depuis des années à une ’révolution silencieuse’ fondée sur la non-violence, sur des valeurs, et pas seulement pour augmenter la production!», insiste le militant sénégalais.

Profitant de la présence d’anciens de la DDC, Mamadou Cissokho a rappelé que la Coopération suisse au développement à l’époque «nous a servi de levier pour que les organisations paysannes puissent agir, pour que le gouvernement parle à la société… La Suisse a été déterminante dans cette question, pas par les sommes allouées, mais par sa vision». Finalement, en relevant que chaque année, 100’000 jeunes sortent de l’école au Sénégal et qu’il n’y a pas de travail pour eux (il n’y a quasiment aucune industrie pour absorber cette main d’œuvre, qui se retrouve au chômage, sans rien!), Mamadou Cissokho estime que «c’est l’agriculture qui peut nous garantir des emplois, mais pour cela, il faut que notre agriculture soit plus rémunératrice, car quand un jeune a besoin de 2’000 Euros de revenus par an, il n’en reçoit que 300 s’il travaille la terre. C’est cela qui doit changer pour que les jeunes reviennent à la campagne!». JB

Figure de proue du mouvement paysan d’Afrique de l’Ouest, le Sénégalais Mamadou Cissokho vient de publier aux éditions Grad/Présence africaine (Paris 2009) un essai sur le mouvement paysan d’Afrique de l’Ouest, «Dieu n’est pas un paysan». JB

(*) En tant que Fédération fribourgeoise d’organisations de développement, Fribourg-Solidaire est un interlocuteur privilégié de l’Etat de Fribourg pour les questions touchant au développement. Le partenariat avec Fribourg-Solidaire, basé sur un contrat de prestation, permet au canton de concrétiser son engagement en faveur de l’article 70 de la nouvelle Constitution cantonale fribourgeoise. Selon cette disposition, l’Etat encourage l’aide humanitaire, la coopération au développement et le commerce équitable, et favorise les échanges entre les peuples. Le gouvernement fribourgeois a voulu montrer sa reconnaissance pour le travail accompli par la Fédération et évite ainsi de mettre sur pied son propre structure.

Fondée en 2003 en tant qu’association faîtière, Fribourg-Solidaire, présidée par le journaliste Maurice Page, déploie ses activités dans trois directions: la sensibilisation de la population et des institutions fribourgeoises aux questions de développement; le renforcement de la cohérence et de l’efficacité des acteurs fribourgeois de la coopération internationale à travers les échanges, l’appui et la formation; la promotion de projets dans les pays en voie de développement, réalisés par les organisations membres de la Fédération.

Le canton de Fribourg matérialise son soutien à travers une aide financière forfaitaire et un appui financier aux projets de développement qui lui seront proposés par Fribourg Solidaire. Le mandat couvre la période 2007 à 2009 et un montant total d’environ 210’000 CHF est inscrit au plan financier. Ce mandat de prestations complète différentes autres actions et dotations financières de coopération au développement engagées par les services et établissements de l’administration cantonale dans le cadre de leurs domaines d’activité respectifs. Le contrat de prestations qui lie Fribourg-Solidaire avec le canton arrive à échéance à fin 2009. Il devrait être reconduit pour les années suivantes pour lesquelles Fribourg-Solidaire espère une augmentation substantielle du soutien financier cantonal, a souligné devant l’assemblée le président Maurice Page. JB

Des photos de Mamadou Cissokho peuvent être commandées à l’agence Apic: jacques.berset@kipa-apic.ch ou apic@kipa-apic.ch, tél ++41 (0)26 426 48 01 (apic/be)

14 septembre 2009 | 12:48
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 6  min.
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