Le mont Pilate, dernier tombeau du procureur de Judée
De nombreux contes et légendes de Suisse, souvent effrayants, intègrent des éléments religieux. Pour l’été, un temps propice à la rêverie, cath.ch rappellent quelques unes de ces éminentes fantasmagories. Le premier épisode relate la malédiction associée au mont Pilate, dans le canton de Lucerne.
Ne vous promenez pas, la nuit du Vendredi saint, près du lac qui trône au sommet du Pilatus, comme on l’appelle du côté de Lucerne. Vous pourriez y croiser un spectre livide à la toge blanche, aux yeux vides et aux mains ensanglantées. Il s’agirait probablement de Ponce Pilate, le fameux procureur romain qui a condamné Jésus à la crucifixion. Car pour la légende, c’est en cet endroit que reposerait la dépouille du magistrat qui vécut au 1er siècle de notre ère.
Un cadavre bruyant
La façon dont elle y est arrivée diffère selon les traditions. Une version relatée par la Revue des Deux Mondes, en 1830, affirme que le procureur romain aurait été jeté dans le lac post mortem. «Ponce-Pilate, profondément affligé de la part qu’il avait prise à la condamnation du Christ, se rendit à Rome, où il se donna la mort, assure la publication. On jeta son corps dans le Tibre; mais son âme, bourrelée de remords, ne put y rester, et poussa de tels cris, qu’on fut obligé de l’en tirer pour le déposer dans le Rhône où il ne se trouva pas mieux. Transporté à Genève et plongé dans le lac Léman, il poussa de nouveaux cris. On lui donna pour dernier asile un des petits lacs disséminés sur les montagnes du canton de Lucerne.»

La tache infâme
André Cuvelier, dans Contes et légendes de Suisse (1955), raconte que Ponce Pilate était encore bien vivant lorsqu’il est arrivé sur la montagne qui surplombe le lac des Quatre-Cantons. Il y serait parvenu après une longue errance à travers le monde, désespéré de ne pouvoir enlever une tache de sang sur sa main. Cette dernière serait apparue à Jérusalem après qu’il ait décidé de se laver les mains pour signifier qu’il ne se préoccupait plus du sort du Nazaréen. Depuis lors, il avait tenté de laver cette marque infâme dans de nombreuses sources et étendues d’eau de la terre. En vain, évidemment.
Sa route l’avait finalement mené en Helvétie, sur les pentes d’une montagne austère appelée alors le ‘Fractus Mons’, la montagne brisée. «Tout ici donnait une impression de solitude et de désolation: aucun oiseau ne voletait, aucun animal ne s’enfuyait à l’approche de l’homme», écrit André Cuvelier. En se plongeant dans le lac particulièrement profond, il parvient finalement à enlever sa tache, mais il s’y noie.
Vivier de dragons
Suite à cela, le mont portera le nom du procureur romain et subira une affreuse malédiction. Le fantôme de Ponce Pilate est ainsi censé surgir des eaux chaque nuit du Vendredi saint et se promener en habit de juge en se lamentant sur les berges. Croiser son regard signifie une mort instantanée. Et si le moindre caillou est jeté dans le lac, le procureur de Judée se venge en provoquant de terribles tempêtes qui dévastent les villes alentours.
«Le nom du Pilate n’aurait rien à voir avec le personnage biblique»
Une malédiction que les habitants de la région ont longtemps prise au sérieux puisqu’il sera interdit à quiconque de gravir la montagne entre 1370 et 1585, sous peine d’emprisonnement. En 1376, six prêtres se retrouvent derrière les barreaux pour avoir organisé une ascension du Pilate.
Mais l’aura maléfique de la montagne a également attiré nombre d’entités diaboliques, tels des nains, des dragons, ou encore des esprits primitifs de la forêt. Le Pilatus est ainsi connu pour être l’un des plus grands viviers de dragons d’Europe. Le médecin et naturaliste zurichois Johann Jakob Scheuchzer (1672-1733) consacre de nombreuses études à ces créatures, dans lesquelles il établit que la plupart se concentrent dans le canton de Lucerne, rapporte le journal Le Temps (2020).
La terreur a disparu
C’est un curé, bien sûr, qui rompt la malédiction. En 1585, un abbé du nom de Müller, envoyé spécialement par les autorités lucernoises pour conjurer l’endroit, jette en présence de témoins de nombreux objets dans le lac maudit. Sans susciter d’autres effets que des ronds dans l’eau.
À partir de là, la légende prend du plomb dans l’aile. La Revue des Deux Mondes explique tout d’abord que le nom du Pilate n’aurait rien à voir avec le personnage biblique, mais qu’il dériverait du mot latin ‘pileatus’, voulant dire ‘couvert d’un chapeau’, eu égard à la coiffe de nuages qui le surmonte souvent. La publication du 19e siècle assure également, sur un ton railleur, que les bergers «rencontrent aujourd’hui de gras et abondans pâturages sur les plateaux du mont Pilate, que la superstition rendit long-temps l’objet d’une ridicule terreur.»
Aujourd’hui, le Pilate ne fait effectivement plus peur à personne. La preuve en est les milliers de touristes qui montent chaque année à son sommet avec la ligne de train à crémaillère la plus raide du monde, inaugurée en 1889. Le lac qui aurait abrité la dépouille de Ponce Pilate s’est asséché. Et les dragons n’existent plus que comme logo touristique du lieu. (cath.ch/arch/lt/rz)