Le sort des jeunes ouvrières qui triment 7 jours sur 7 dans les usines de sous-traitance des zones économiques spéciales du Sud de la Chine n’émeut pas le célèbre basketteur noir américain Michael Jordan. «Ce n’est pas mon business!», a-t-il avoué à propo
Invité de la campagne œcuménique de Carême, le militant chinois séjourne en Suisse romande du 26 février au 4 mars à l’invitation de l’œuvre d’entraide protestante Pain pour le prochain. L’indifférence déclarée de Michael Jordan, une véritable idole pour la jeunesse, enrage Chan Ka Wai. A l’APIC, il déclare: «Une superstar comme lui, qui gagne 20 millions de dollars, devrait être sensible aux souffrances de ces jeunes ouvrières, déracinées de la campagne, forcées de travailler 70 heures par semaine pour 75 dollars par mois dans l’industrie du vêtement, de la chaussure de sport ou des appareils électroniques !»
Chan Ka Wai, qui rêve dans sa jeunesse de devenir pasteur anglican, ne se contente pas d’études de théologie. La sociologie et les droits de l’homme l’attirent, c’est ce qui le pousse à s’engager en 1993 dans le Comité ouvrier chrétien. Il va avoir 30 ans et participe alors à la «Toy Campaign», une campagne lancée pour forcer l’industrie du jouet à adopter un code de conduite.
Cette année-là est une «année noire» pour l’industrie du jouet en Asie: 188 morts et 500 blessés dans l’incendie de la fabrique «Khader» de Thaïlande, le 10 mai; 87 ouvriers asphyxiés et brûlés, 46 blessés, dans l’usine de jouets Zhili», située dans la zone économique spéciale de Shenzhen, au Sud de la Chine. Les deux entreprises appartiennent à des investisseurs hongkongais et travaillent comme sous-traitants pour les marchés européens et américains. Les deux catastrophes étaient programmées: la direction n’avait respecté aucune des consignes minimales de sécurité.
«L’économie-casino» des grands spéculateurs financiers internationaux
Portant un regard très critique sur la mondialisation – «la libéralisation économique et les investissements étrangers n’amènent pas forcément le développement, ils peuvent même rendre les économies des pays du Sud plus vulnérables, comme nous le montre la crise asiatique» – Chan Ka Wai dénonce l’»économie casino» des grands spéculateurs financiers internationaux. «Des spéculateurs comme Georges Soros peuvent s’en prendre à volonté à n’importe quelle monnaie asiatique, et en fin de compte provoquer une dramatique dévaluation… Ceux qui souffrent, ce sont les petites gens!»
Dans l’industrie manufacturière, constate Chan Ka Wai, la mondialisation provoque la délocalisation des centres de production vers des sous-traitants installés à Hong Kong, Taïwan, la Corée du Sud, qui sous-traitent à leur tour dans des pays comme la Chine ou le Vietnam, comme c’est souvent le cas dans la production de vêtements. Dans ces derniers pays, ils profitent du système politique non démocratique qui leur épargne les conflits syndicaux et les revendications ouvrières.
Les multinationales, qui ne sont pas directement impliquées dans la production, ont tous les moyens de pression et peuvent changer facilement de partenaires s’il y a des difficultés sur place. Pour obtenir les contrats, les entreprises locales abaissent les coûts de production, en premier lieu les salaires des ouvriers, mais elles rechignent aussi à investir dans le domaine de la sécurité et de la santé des travailleurs. Elles éludent les prescriptions légales en corrompant les fonctionnaires chargés des inspections: «Dans le but d’honorer les délais de commande, les patrons font travailler les ouvrières 12 heures par jour, avec seulement un ou deux jours de congé par mois… En Chine, de telles pratiques violent grossièrement la loi sur le travail, qui prévoit des journées de 8 heures et 5 jours de travail hebdomadaire. En aucun cas, les heures supplémentaires ne peuvent dépasser 36 heures par mois». Et pourtant, le CIC a découvert des cas où l’on travaille en haute saison 7 à 8 heures supplémentaires… par jour!
Dans les zones économiques spéciales de Chine, une condition ouvrière déplorable
Le CIC envoie discrètement depuis Hong Kong ses équipes de chercheurs visiter les sites de production dans la province voisine du Guangdong, en particulier dans la zone économique spéciale de Shenzhen. Ainsi, entre juillet de l’année dernière et février de cette année, le Comité ouvrier chrétien a visité quatre usines en Chine produisant, pour le marché local et l’exportation, des vêtements et des chaussures portant le logo de la Compagnie «Walt Disney». L’étude effectué dans les usines de Dongguan, Guangzhou et Panyu a révélé que malgré les dures conditions de travail – plus de 100 heures supplémentaires par mois -, les salaires sont maintenus très bas.
De nombreuses ouvrières venues des campagnes n’atteignent même pas le salaire minimum horaire légal. Victimes de règlements qui limitent drastiquement leur liberté, elles sont exposées à un système d’amendes qui les pénalise durement. Dans une fabrique d’appareils électroniques les employées ne peuvent se rendre aux toilettes que trois fois par jour, sinon, l’amende pourra atteindre près d’un demi-jour de travail. Dans une usine de chaussures de sport à capitaux taïwanais, mais qui produit pour «Nike» et «Reebok», les ouvrières doivent entrer et sortir sur des itinéraires désignés. En cas de non-respect, l’amende de 3,6 dollars dépassera le salaire journalier. Une autre entreprise, qui produit des chaussures pour «Nike» et «Disney», prévoit de détenir toutes ses ouvrières dans le campus de l’usine; elles ne pourront en sortir que dans la soirée du dimanche.
Des marchandises bon marché au prix de la sueur et du sang
La plupart de ces travailleurs sont de jeunes ouvrières âgées de 16 à 23 ans en provenance de la campagne. «Celles qui ont plus de 25 ans sont considérées comme trop vieilles, affirme Chan Ka Wai, mais en fait on veut une main d’œuvre docile, malléable, qui ne connaisse pas ses droits». Ces ouvrières-paysannes, qui n’ont pas droit en ville à la sécurité sociale, sont par conséquent très dépendantes de leur travail, qu’elles cherchent à garder à tout prix malgré l’exploitation dont elles sont victimes et les dangers pour leur santé (mauvaises conditions d’hygiène, manque de ventilation, danger d’incendies, utilisation de produits toxiques, solvants, colles, etc.). Leur salaire servira notamment à financer les études du frère resté au village.
En décembre dernier à Shenzhen, une ouvrière travaillant pour une fabrique de sacs à main, appartenant à des capitaux de Hong Kong, est morte d’épuisement après une longue journée de travail, témoigne le directeur adjoint du CIC: «J’ose affirmer qu’une bonne partie des biens que l’on exporte d’Asie sont pleins de la sueur et du sang des travailleurs».
Quant à l’argument selon lequel la libéralisation et la globalisation économique créent des emplois, Chan Ka Wai la réfute d’un revers de la main, du moins en ce qui concerne un pays comme la Chine: «On estime que 20 millions de travailleurs chinois sont employés par des usines à capitaux étrangers. Pourtant, les investissements des multinationales conduisent tout simplement à des déplacements de la main d’œuvre autrefois employée dans les entreprises d’Etat. Depuis la réforme économique de 1979, les employés travaillant pour l’Etat sont en constante diminution, à tel point que depuis 1990, moins de la moitié de la population active travaille dans les entreprises d’Etat.»
Des codes de conduite qui ne soient pas qu’un exercice de relations publiques
Les récents licenciements massifs – 15 millions de travailleurs ont dû quitter les entreprises d’Etat – ont causé une forte hausse du chômage en Chine, sans compter les 130 millions de sans emplois provoqués par la réforme dans les campagnes. Pour protéger ces travailleurs vulnérables dans les zones économiques spéciales, les multinationales, sous la pression des consommateurs, ont élaboré des codes de conduite, dont elles font volontiers état dans le public. «Les ouvriers ne connaissent pas leurs droits et la législation du travail. Les codes de conduite sont loin d’être affichés dans toutes les usines. Pour Walt Disney Co, nous avons par exemple souligné que si l’entreprise veut se comporter de façon responsable, il ne faut pas seulement qu’elle publie un code de conduite, mais encore qu’elle surveille que les sous-traitants le mettent réellement en application. Et pour cela, un groupe de monitoring indépendant, impliquant les ouvriers eux-mêmes, est absolument indispensable. Sinon, il ne s’agit, en adoptant un tel code de conduite, que d’un pur exercice de relations publiques». (apic/be)