Les voleurs ont pillé les urnes mortuaires | © Pixabay
Suisse

L’enterrement dans l’intimité: le deuil privatisé

L’enterrement dans l’intimité est un véritable phénomène de société. Plusieurs facteurs expliquent une pratique qui prive parfois les proches de faire convenablement le deuil du défunt.

«Et la famille qui n’a rien dit! J’aurais tant aimé lui dire au-revoir!», réagit un homme fâché d’apprendre la mort de son ami. Le Père Patrice Gasser vient de lui annoncer avoir célébré l’enterrement de ce dernier dans l’intimité. «Avec cette pratique, on n’honore pas ce qu’a été la personne», se désole le Père spiritain, curé dans la Chablais valaisan. La famille organise les funérailles dans l’intimité, sur invitation, puis annonce ensuite le décès.

Les proches au-delà du cercle familial, les voisins, amis de longue date et collègues de travail, outre le fait d’éprouver la désagréable sensation d’être mis devant le fait accompli, ne peuvent pas faire correctement leur deuil. «Cela crée ainsi un malaise social et génère de la tristesse», déplore le Père Gasser. Et la messe de septième, organisée à leur intention, ne remplace pas les obsèques. «Je trouve que ces célébrations dans l’intimité sont souvent ›tristes’. Elles privent la famille du soutien des autres membres de la communauté», relève l’abbé Jérôme Hauswirth, curé des paroisses de Collombey et de Muraz (VS).

«Cette pratique occasionne une blessure grave à laquelle peut s’ajouter une énorme frustration», analyse sévèrement Bernard Crettaz, sociologue à Fribourg et créateur des «Cafés mortels»*. Il a reçu beaucoup de témoignages de personnes «privées» de funérailles.

Un fait de société

Selon le Père Gasser, en 2017, un quart des enterrements sur son secteur (de Vionnaz à Port-Valais) s’est déroulé dans l’intimité. Et, à entendre les professionnels de la branche, le phénomène va s’amplifiant depuis quelques années. Antoine Rithner, entrepreneur de pompes funèbres qui couvre le district de Monthey (VS), estime à 40% le nombre de sépultures qui sont célébrées dans l’intimité. «Regardez les avis mortuaires dans Le Nouvelliste, il n’y a bientôt plus que ça!», lance-t-il. Georges Mottiez, pompes funèbres à Saint-Maurice, estime à 20% le nombre d’enterrements qu’il organise dans l’intimité.

Edmond Pittet, directeur des Pompes funèbres générales à Lausanne annonce un tiers des funérailles célébrées dans l’intimité, «et cela concerne tout le canton de Vaud». Patrick Quarroz, son confrère basé à Sion, qui opère principalement dans le Valais central, parle d’un enterrement sur deux. «Les gens s’orientent de plus en plus vers une cérémonie laïque». Un constat tempéré par Bernard Crettaz qui observe un retour de la communauté autour du défunt, notamment dans les villes.

Plusieurs facteurs expliquent une tendance qu’Antoine Rithner juge irréversible. Les trois quarts des enterrements dans l’intimité qu’il organise sont demandés d’abord pour des raisons financières, affirme l’entrepreneur de pompes funèbres. Les familles ne peuvent pas, ou ne veulent pas, assumer une cérémonie trop coûteuse en plus d’un buffet pour plusieurs dizaines de personnes. Bernard Crettaz reconnaît qu’il y a beaucoup d’argent en jeu: «Il ne faut pas négliger cet aspect de la mort, notamment avec la surmultiplication des spécialistes dans ce domaine». Les tensions familiales que l’on ne veut pas étaler au grand jour expliquent le choix de l’intimité. Plus rarement la personnalité ou la vie du défunt.

 Perte de la pratique religieuse

Georges Mottiez considère que la perte, ou l’absence, de pratique religieuse parmi les jeunes générations explique en grande partie la demande d’intimité. «Il n’y a plus aucun repère, les gens viennent à l’autel avec leur ›play list’ pour la cérémonie, ignorant qu’il y a un chœur pour l’enterrement. On se fait sa propre religion. C’est ›à la carte’», précise-t-il. Il évoque les prêtres expliquant à l’assistance ce qu’il faut faire, tout au long de la cérémonie. «Mettez un goupillon dans les mains des gens, ils ne savent plus que faire avec. Et on n’entend plus le réponds durant la célébration», note Antoine Rythner.

«Maintenant, on appelle l’entreprise de pompes funèbre avant le curé. Le dialogue entre les uns et les autres est parfois difficile. Quand la famille a fait son choix, le prêtre ne parvient que rarement à la faire changer d’avis», explique Georges Mottiez.

Même si le défunt était pratiquant, il arrive que les enfants changent parfois les dernières volontés du parent, en demandant l’intimité. La célébration n’a plus la même dimension (voire encadré). La famille souhaite une célébration simple, pas trop longue. Par ailleurs, on ne veut plus trop s’afficher à l’église dont on s’est éloigné ou qu’on n’a jamais fréquentée. «En fait, on se contente de la maison du Seigneur mais sans le Seigneur, que l’on laisse à la sacristie». Le phénomène traduit aussi l’appréhension d’avoir affaire à un prêtre, reconnaît Georges Mottiez.

«Il y a 40 ans, la cérémonie ne se déroulait jamais sans un prêtre ou un pasteur. Il y a 25 ans, des services, qui avaient en tout cas l’apparence du religieux, étaient effectués par des laïcs. Aujourd’hui, les nouvelles générations sont complètement déconnectées du religieux», résume Edmond Pittet. Selon lui, l’Eglise catholique tient encore malgré tout le rite, tout au moins en partie.

Renversement de perspectives

«Il ne faut pas oublier que l’enterrement était à l’origine un rite pour accompagner le mort. Or c’est de moins en moins le mort qu’on accompagne, mais les vivants qu’on rassure. Nous nous trouvons face à une privatisation de la mort, une sorte de narcissisme mortuaire. C’est un renversement de perspectives assez grave», relève Bernard Crettaz. On s’adresse aux vivants pour parler du défunt. En fait, ajoute Georges Mottiez, on n’est guère plus dans le spirituel mais dans l’émotionnel. Il faut réconforter les familles.

L’individualisme grandissant éloigne les gens de la communauté avec laquelle ils ont de moins en moins de lien. Ils ne voient pas la nécessité d’organiser des funérailles ouvertes à tous qui deviennent une affaire privée. «La mort est importante du point de vue de la communauté, du voisinage et de la paroisse, or la culture de la paroisse ne joue plus», analyse Bernard Crettaz.

«Les mentalités ont évolué. Il y a de moins en moins de livre d’or à faire signer, les gens envoient de moins en moins de faire-part», constate Antoine Rythner. La majorité de ceux qui sont publiés dans le journal ne comportent pas d’adresse, les connaissances ne peuvent même plus envoyer un message de condoléances à la famille, ajoute le Montheysan, pour qui notre société n’a plus le culte des cimetières.

Dire adieu dans l’espérance

La société ne veut plus voir la maladie, la vieillesse et la mort. L’intimité traduit cette grande tendance de se montrer en société sous son meilleur jour. Logiquement les funérailles sont progressivement «écartées» de la vie sociale, puisque non désirables.

«Pourtant le geste de descendre le cercueil dans la terre permet de commencer le processus de deuil et d’entrer dans une autre relation à la personne décédée. Ce rite, si difficile soit-il, permet de dire adieu à la personne en entrant dans l’espérance», souligne le Père Gasser.

Toucher le cercueil, saluer la famille, rendre les honneurs, commémorer la vie du défunt sont autant de gestes qui permettent à la communauté de faire son deuil. «Et qui peut juger de la qualité d’une relation avec le défunt au point de ne pas inviter tel ou tel à faire son deuil en priant pour le défunt?», s’interroge l’abbé Hauswirth.

Le Père spiritain cite le cas de familles qu’il a convaincues de renoncer à l’intimité et qui l’ont ensuite remercié. Ils avaient été très touchés par les témoignages reçus à l’occasion des funérailles. Notamment de la part de gens qu’ils ne connaissaient pas et qui ont honoré la mémoire du défunt. (cath.ch/bh)

 

*Créateur des cafés mortels en 1999, Benard Crettaz a eu l’idée d’établir des discussions au bistrot autour de la fin de vie, la mort et le deuil. Ainsi sont nés les Cafés mortels en Suisse romande, en France et en Belgique, avec à l’heure actuelle la réalisation d’environ 60 cafés.


Enterrement dans l’intimité, concrètement :

-C’est une célébration privée, réservée au premier cercle de la famille et à ceux qui y ont été conviés.

-Ce qui exclut donc les autres membres de la communauté.

-Cela ne permet pas de célébrer la messe, un acte liturgique toujours ouvert à tous et jamais réservé à quelques-uns.

-Et par voie de conséquence, cela exclut la «chorale des enterrements».

Les voleurs ont pillé les urnes mortuaires | © Pixabay
31 octobre 2018 | 17:30
par Bernard Hallet
Temps de lecture: env. 6 min.
Deuil (19), Enterrement (21), funérailles (39)
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