Les chrétiens d'Orient: un pont entre le monde musulman et l'Occident

«Les chrétiens ont toujours constitué, au Moyen-Orient, un pont culturel et spirituel entre les communautés», affirme le Père Samir Khalil Samir. Le jésuite égyptien, spécialiste des relations entre l’islam et le christianisme, a replacé dans son contexte historique, le 1er mars 2016 à l’église St-Pierre de Fribourg, le rôle central des chrétiens au sein du monde arabo-musulman.

«La Renaissance culturelle européenne a été amenée par les Arabes». Une affirmation qui, pour le Père Khalil, est «incorrectement exprimée». Le professeur d’islamologie et spécialiste de la pensée arabe a eu à cœur de relever à la quarantaine de personnes réunies dans l’église St-Pierre certaines idées reçues sur les liens entre les mondes chrétien et musulman.

Il a rappelé que l’Europe devait effectivement en bonne partie sa Renaissance à la redécouverte des textes de l’Antiquité gréco-romaine, traduits en arabe, qui ont transité d’Al Andalus – l’Espagne sous domination musulmane – vers le reste de l’Europe. Si beaucoup de gens savent cela, ils ignorent cependant souvent que les textes de penseurs grecs tels qu’Aristote, Platon, Plotin ou d’autres encore ont tout d’abord été traduits dans des monastères par des religieux chrétiens du monde arabe, du grec vers le syriaque puis vers l’arabe.

Du Coran littéral au Coran spirituel

Les chrétiens ont ainsi joué un rôle clé dans l’essor culturel du monde musulman, soutenu par les califes abassides de Bagdad, spécialement entre le 8e et le 9e siècle. Dans ce contexte, Al Andalus est devenu un très important centre culturel qui a rayonné vers l’Europe chrétienne.

Le wahhabisme: l’islam le plus matérialiste et exigeant connu

Cette époque a été marquée par l’émergence d’éminents penseurs qui influencèrent durablement la culture et la spiritualité musulmanes, en particulier Avicenne, en Perse, et Averroès, en Andalousie. Alors qu’auparavant, l’interprétation du Coran était uniquement littérale, ces intellectuels réfléchissent à ce texte sacré à partir des bases philosophiques, notamment héritées du monde grec. Ils mettent les écrits du prophète dans un contexte rationnel et cherchent à dégager son sens profond, métaphorique et spirituel.

Le «réveil» du monde musulman

Dès le début du 14e siècle, le monde musulman entre cependant dans une période de décadence, en particulier à cause d’invasions «barbares», qui culminent avec la prise de Bagdad par les Mongols, en 1258. Cette ère prendra fin au 19e siècle, suite à la campagne d’Egypte menée par Napoléon Bonaparte en 1798. Le souverain arrive en effet sur place avec un grand nombre de savants et artistes français, qui s’emploient entre autres à déchiffrer l’écriture hiéroglyphique. Ces circonstances provoqueront un véritable «réveil» du monde arabe, une renaissance culturelle connue sous le nom de «Nahda», en particulier dans la Syrie, qui s’étendait sur la Jordanie, Syrie, Palestine et Israël actuels.

Un nouvel essor favorisé par la création à Rome, au 16e siècle, par le pape Grégoire XIII, du premier Collège maronite. Les élèves de l’institution créeront ensuite des écoles sur le territoire de l’ancienne Syrie qui traduiront de nombreux ouvrages, dont des encyclopédies, du latin en arabe. Persécutés en Syrie, de nombreux chrétiens se réfugieront en Egypte dans les années 1860, et participeront au renouveau culturel qui s’y déploie.

Retour de bâton

Mais un changement décisif se produit dès 1923, avec l’abolition du Califat et l’éclatement de l’Empire ottoman, qui mènera à la création d’une Turquie laïque. La nouvelle politique d’Atatürk est alors de prendre l’Occident comme modèle de développement, réprimant avec acharnement les signes extérieurs de la religion musulmane. Ce mouvement va provoquer dans les années 1920, en Egypte, une réaction de réislamisation de la société incarnée par les Frères musulmans, fondés par Hassan el-Banna. Ces membres agiront par la suite avec l’objectif de transformer le plus de pays musulmans possibles en Républiques islamiques, guidées par les principes de la charia (droit islamique).

Les chrétiens doivent oser témoigner de leur foi

En 1932, la création du royaume saoudien par Abdelaziz ben Abderrahmane Al Saoud et la découverte d’immenses gisements de pétrole dans la région va également changer la donne politico-religieuse. Le nouvel Etat va s’établir sur les fondements d’une idéologie religieuse radicale: le wahhabisme. Cet islam, basé sur la pensée de Mohammed ben Abdelwahhab, un prédicateur et théologien du 18e siècle, est «le plus matérialiste et exigeant connu», rappelle le Père Khalil. Les capacités financières saoudiennes vont permettre, dès les années 1960-1970, de construire des mosquées dans le monde entier et de diffuser largement l’idéologie wahhabite. Les «officines» saoudiennes répandent ainsi une vision du monde qui, notamment en Afrique, entre souvent en conflit avec un islam traditionnel beaucoup plus spirituel et tolérant. Les intérêts économiques convergents avec l’Occident, et en particulier les Etats-Unis, ont très vite fait de l’Arabie saoudite un pays fort, protégé et conquérant.

Les chrétiens en soutien à l’ordre établi

Le développement du royaume saoudien va également de pair avec une montée de la haine contre le chiisme, branche de l’islam perçue comme hérétique. Pour le Père Khalil, c’est également dans ce contexte qu’il faut placer la naissance du groupe djihadiste Daech (acronyme arabe de l’Etat islamique), qui ravage actuellement la Syrie et l’Irak. Ce groupe, qui a pour objectif de restaurer le califat et de mettre en place un gouvernement sunnite en Syrie et en Irak reçoit, selon le prêtre jésuite, le plein soutien en armes et en fonds des monarchies du Golfe, avec l’aide de la Turquie.

Le professeur à l’institut pontifical oriental à Rome admet que, dans ce conflit, les chrétiens soutiennent d’habitude le président el-Assad. Il explique que, pour eux, la dictature, même s’ils la déplorent, est synonyme de sécurité et d’égalité. La Syrie a en effet, dès sa création, disposé d’une Constitution accordant un statut d’égalité aux minorités religieuses. Une vision des choses que ne partagent pas des groupes tels que Daech, pour qui les non-sunnites doivent être soit assujettis soit éliminés.

Image immorale de l’Occident

Avant une prière finale pour les victimes du terrible conflit, le Père Khalil se demande ainsi comment les chrétiens d’Orient peuvent maintenir, dans leur situation actuelle, le rôle de pont entre les communautés et entre les civilisations qu’ils ont toujours joué. Il rappelle que c’est grâce aux chrétiens que toutes les grandes réformes et réconciliations ont eu lieu dans les pays musulmans. L’une des pistes esquissées par le jésuite concerne le rôle et l’image de l’Occident. Il constate que les gouvernements des pays considérés comme chrétiens jouent souvent le jeu des puissants et de leurs intérêts propres. Le prêtre pense que l’Europe et les Etats-Unis devraient chercher à retrouver le statut d’idéal culturel et spirituel qu’ils ont perdu dans le monde arabe. Le prêtre regrette en particulier que l’aide si utile et courageuse des chrétiens dans les pays musulmans, notamment au travers des œuvres d’entraide, ne soit pas mieux reconnue par les habitants. Pour l’Egyptien, il faudrait également, afin de contrecarrer l’image immorale de l’Occident dans le monde musulman, effectuer un travail de «rechristianisation» de la société. Il s’agirait de faire face à l’affaiblissement de la foi et à la banalisation de la vie en donnant un modèle sain et en «osant le témoignage de notre foi». (cath.ch-apic/rz)

Père Samir Khalil Samir, professeur à l'Institut pontifical oriental à Rome
2 mars 2016 | 13:48
par Raphaël Zbinden
Temps de lecture: env. 5 min.
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