«Les chrétiens syriens souffrent, car ils sont vus comme des infidèles»
Dans L’arabe qui sourit (Ed. Flammarion) lauréat du nouveau Prix du Quai d’Orsay, le journaliste, poète et écrivain franco-syrien Omar Youssef Suleiman raconte le retour de son double littéraire, Salim, sur sa terre natale, après une période d’exil. Il dépeint une Syrie en ruines où les minorités chrétiennes vivent dans la peur.
Jessica Da Silva / Adaptation Carole Pirker
Dans son roman, qui a remporté en mai dernier le Prix du Quai d’Orsay, le récit s’ouvre sur la disparition d’un ami, Naji. Celui-ci pousse Salim à entreprendre une dernière aventure: rapatrier le corps du défunt pour l’enterrer dans sa patrie d’origine. Ce voyage devient le prétexte d’une enquête clandestine, sur fond de trafic de captagon, cette drogue qui gangrène la Syrie contemporaine. C’est aussi une méditation qui explore la difficulté de renouer avec une terre natale qui n’existe plus que dans la mémoire, et la nécessité, pour l’exilé, de «vivre ce deuil» afin de s’inventer une nouvelle appartenance.

Comme l’auteur, Salim a fui la Syrie pour échapper à la répression du régime de Bachar el-Assad (cf. encadré). Ecrit avant la chute du régime en décembre 2024, après treize ans de guerre civile, le récit anticipe le retour du narrateur dans ce pays dévasté où la dictature a laissé place à la violence islamiste et aux craintes des minorités chrétiennes qui redoutent de nouveaux épisodes de violence (voir l’encadré). Un message «prophétique» alors que le 22 juin 2025, un attentat islamiste a fait 22 morts dans une église de Damas.
En 2012, vous avez décidé de fuir la Syrie. Quel a été le déclic?
Omar Youssef Souleymane: les derniers mois passés en Syrie, j’avais l’impression qu’il n’y avait plus de sens. La révolution ambitieuse pour la démocratie et la liberté d’expression était devenue une véritable guerre civile dominée par les armes, celles des islamistes, les Frères musulmans, et celles du régime de Bachar el-Assad. La voix de mes amis militants démocrates était écrasée. La plupart d’entre eux étaient tués dans les manifestations, arrêtés par les services secrets du régime, ou avaient fui. Il n’y avait plus de sens de rester. En mars 2012, un ami vivant au sud de la Syrie m’a mis en contact avec un trafiquant et ce dernier m’a exfiltré vers la Jordanie.
Que vous est-il arrivé ensuite?
Je suis resté quelques jours dans un camp avant de me rendre à Amann, la capitale. Mais sur place, j’ai été arrêté par la police jordanienne, qui pensait que j’étais un terroriste. Après une nuit de torture et d’humiliation, elle a compris que c’était faux et m’a relâché. Je ne me sentais plus en sécurité et j’ai contacté l’ambassade française, qui m’a aidé à rejoindre la France, où j’ai obtenu l’asile, puis la nationalité française.

Quelle est votre relation à la religion ou à la foi?
Dès l’âge de 4 ans, j’ai grandi après le divorce de mes parents chez mes grands-parents paternels, qui m’obligeaient à apprendre le texte coranique par cœur. Dans cette famille sunnite traditionaliste et rigoriste, la religion dominait tous les aspects de la vie. Mais j’ai fait plus tard la connaissance des mutazilites, des musulmans pour qui le texte coranique n’est pas un texte sacré. On peut le critiquer, en prendre certains versets et en rejeter d’autres. J’ai relu le texte coranique à la lumière de l’apport des mutazilites et je suis devenu athée. Mais quand j’ai annoncé mon athéisme à ma famille, une bonne partie d’entre elle m’a renié. Aujourd’hui, je suis considéré au Proche-Orient comme apostat. Je n’ai pas le droit d’être enterré dans un cimetière musulman et si une fatwa est émise par n’importe quel imam, je peux être condamné à mort.
«Quand j’ai annoncé mon athéisme à ma famille, une bonne partie d’entre elle m’a renié.»
Vous êtes aujourd’hui en contact avec des Syriens de différentes minorités religieuses. Comment vont-ils?
Ils ne vont pas bien. Pas seulement à cause de la crise économique, mais aussi en raison du comportement du nouveau pouvoir islamique. Les Alaouites vivent dans la peur de sortir de chez eux, d’être assassinés ou expulsés de leur maison. C’est terrible parce qu’ils sont sans protection. Les chrétiens, eux aussi, souffrent, parce qu’ils sont considérés comme des infidèles, surtout par les djihadistes étrangers, très présents en Syrie. On dit qu’ils sont 2’000, mais je pense qu’ils sont beaucoup plus nombreux et ce sont les plus dangereux. Or le gouvernement américain a déclaré son soutien pour intégrer ces djihadistes sauvages dans l’armée syrienne. Je ne comprends pas cette décision. Enfin les druzes subissent aussi la répression du nouveau régime, mais contrairement aux alaouites et aux chrétiens, ils sont armés et peuvent se protéger.
Vous avez déclaré que le président intérimaire syrien Ahmed al-Charaa est, je cite, «la pire personne avec laquelle collaborer» …
Comment la France, pays des droits de l’homme et de la laïcité, peut-elle accueillir un djihadiste à l’Elysée? Quand Emmanuel Macron l’a accueilli, ça a été une humiliation pour la France et une victoire pour les djihadistes. Pas seulement en raison du passé d’Ahmed al-Charaa, qui était membre de Daesh et d’Al-Qaïda, mais à cause du comportement de son gouvernement et sa bande. Ils ont assassiné et assassinent toujours des civils. Ils perpétuent des crimes contre l’humanité!
«Assad a vraiment inondé le pays avec le captagon, c’est impardonnable.»
Sans dévoiler l’intrigue de votre roman, la mort de l’ami du narrateur est liée à un scandale d’Etat, le trafic de captagon, un psycho-stimulant très prisé au Moyen-Orient. Aux manettes de ce trafic, il y avait des proches de Bachar el-Assad…
En 2018, après les sanctions américaines contre le régime de Bachar al-Assad, prononcées en raison de l’utilisation des armes chimiques contre la population, le régime souffrait d’une crise économique majeure. Pour s’en sortir, les proches du régime ont commencé à fabriquer du captagon, une drogue très dangereuse et addictive. On a commencé à appeler Bachar al-Assad l’Escobar al-Assad du Proche Orient, parce qu’il est devenu un chef mafieux. Il fabriquait cette drogue et la distribuait partout, du Proche-Orient jusqu’en Amérique latine. Une fois le régime d’Assad tombé, on a découvert les laboratoires où il fabriquait cette drogue et certains témoignages ont attesté de la réalité de ce trafic et de tout ce dont parlait mon roman, écrit avant la chute du dictateur. Et la réalité s’est avérée mille fois pire: Assad a vraiment inondé le pays avec le captagon, c’est impardonnable.
Découvrez l’entretien complet dans l’émission radio Babel, le 22 juin à 11h, sur RTS Espace 2
Vous plaidez pour la constitution d’un État fédéral en Syrie…
Oui, afin de préserver sa diversité ethnique et religieuse, un peu sur le modèle suisse. La Syrie est tellement diverse, avec des dizaines d’ethnies et de communautés religieuses, mais le régime a écrasé cette diversité en diffusant une haine entre les communautés. Aujourd’hui, pour nous en sortir, nous n’avons pas d’autres solutions qu’un État fédéral. Chaque région aurait ainsi son propre gouvernement pour vivre leurs traditions tranquillement, les Druzes au sud, les Alaouites sur la côte, les Kurdes au nord-est. Je pense que cela pourrait être une solution pour la Syrie d’aujourd’hui. (cath.ch/jds/cp/bh)
L’Arabe qui sourit, de Omar Youssef Suleiman, Ed. Flammarion, mars 2025, 240 p.
Omar Youssef Souleimane: celui qui sourit à l’enfer
Né le 19 mars 1987 à Al-Qutayfah, près de Damas en Syrie, Omar Youssef Souleimane est un journaliste, poète et écrivain franco-syrien. Lorsque la guerre civile éclate, le 15 mars 2011, il s’engage à 24 ans dans la résistance. En 2012, traqué par les services secrets du régime, il quitte clandestinement la Syrie pour la Jordanie, d’où il rejoint la France. Depuis, il se partage entre l’écriture, le journalisme et des interventions dans des établissements scolaires où il éclaire des jeunes sur la tentation de l’islamisme radical. Lui qui a grandi dans une culture, l’islam, où être joyeux n’est pas désirable, sourit à l’enfer. L’Arabe qui sourit a remporté le Prix du Quai d’Orsay, un nouveau prix littéraire qui distingue une œuvre de fiction francophone ouverte sur l’étranger. CP
Les chrétiens de Syrie
Aujourd’hui, environ 3 % de la population syrienne est chrétienne, contre 10 % en 2011, avant que la guerre civile ne commence. Responsable du service Information de l’Aide à l’Église en Détresse (AED), Amélie Berthelin parle de «véritable hémorragie chrétienne», Depuis la chute de Bachar El-Assad en décembre 2024 et la période d’instabilité qui s’en est suivie, les chrétiens syriens redoutent de nouveaux épisodes de discrimination et de violence. Une inquiétude partagée par les autres minorités religieuses, alaouites, druzes et chiites. CP