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Lettre de Jean-Paul II aux familles: quand on aime, on peut tout supporter
Rome, 22 février 1994 (CIP)
La famille est au centre de «l’affrontement entre le bien et le mal, la vie
et la mort, l’amour et tout ce qui s’y oppose». A elle de libérer les
forces du bien, dont la source est le Christ, «Rédempteur de l’homme» :
c’est le message livré par Jean-Paul II dans une lettre aux familles qui a
été publiée mardi à Rome.
En écrivant cette lettre, le pape vient frapper à la porte de chaque foyer.
«Non à la famille ’dans l’abstrait’, insiste-t-il dans l’introduction, mais
à chaque famille concrète de toutes les régions de la terre, sous quelque
longitude et latitude qúelle se trouve, et quelles que soient la diversité
et la complexité de sa culture et de son histoire».
Car, pour Jean-Paul II, la famille est menacée. «Diverses organisations
soutenues par des moyens très puissants semblent viser la désagrégation des
familles. Il semble même parfois que l’on cherche par tous les moyens à
présenter comme «régulières» et attrayantes, en les revêtant d’une
apparence extérieure séduisante, des situations qui sont en fait
’irrégulières’. °…§ La conscience morale est obscurcie, ce qui est beau
est déformé, et la liberté se trouve supplantée par une véritable
servitude.»
Civilisation de l’amour
Le document a été présenté par le cardinal Alfonso Lopez Trujillo et par
Mgr Elio Sgreccia, respectivement président et secrétaire du Conseil
pontifical pour la Famille. Il s’agit bien, ont-ils expliqué, d’un texte
écrit sur le ton de la «confidence» et non d’un traité dogmatique. On y
retrouve le mouvement circulaire de la pensée typique de Jean-Paul II, où
les mêmes idées reviennent à plusieurs reprises dans des perspectives et
avec des nuances différentes. Ainsi de la «civilisation de l’amour», dont
il reprend la définition de Paul VI pour l’opposer à la «civilisation de la
mort».
Le
document se divise en deux parties, dont la première, la plus longue,
est consacrée précisément à «la civilisation de l’amour». Le pape explique
que l’histoire du salut de l’humanité se continue aujourd’hui dans la
famille, qúil situe au centre de «l’affrontement entre le bien et le mal,
la vie et la mort, l’amour et tout ce qui s’y oppose». A elle de libérer
les forces du bien, dont la source est le Christ, «Rédempteur de l’homme».
C’est ce que fait l’Eglise en mettant en valeur la dignité du mariage et de
la famille.
Jean-Paul II reprend ici les enseignements récents du concile, des papes et
des évêques et les complète, en abordant des thèmes comme la paternité et
la maternité responsables qui, dans la famille, vont de pair. Il tient à
rappeler ici, à ceux qui seraient tentés de réduire la famille à la mère et
à l’enfant (en évacuant le père), que «la maternité suppose nécessairement
la paternité et réciproquement». Il revient souvent sur la notion de «don»:
la nature humaine est un don de Dieu, les époux vivent le don désintéressé
de soi dans le mariage, l’enfant est un don…
L’Eglise dérange
Jean-Paul II est conscient que l’Eglise dérange quand elle enseigne «la
vérité morale sur la paternité et la maternité responsables, en la
défendant face aux conceptions et aux tendances erronées», que certains lui
reprochent de ne pas saisir le point de vue de ceux qui «conseillent des
accommodements» et cherchent à la convaincre «même par des pressions
indues, si ce n’est même par des menaces». Il en prend acte: «On reproche
souvent au Magistère de l’Eglise d’être maintenant dépassé et fermé aux
requêtes de l’esprit des temps modernes, de mener une action nocive pour
l’humanité et, plus encore, pour l’Eglise elle-même. En s’obstinant à
rester sur ses positions – dit-on -, l’Eglise finira par perdre de sa
popularité et les croyants s’éloigneront d’elle.»
Et le pape de s’étonner: «Comment soutenir que l’Eglise, et spécialement
l’épiscopat en communion avec le Pape, est insensible à des problèmes si
graves et si actuels ? Paul Vi y percevait précisément des questions si
vitales qúelles le poussèrent à publier l’encyclique «Humanae vitae». Le
fondement sur lequel repose la doctrine de l’Eglise concernant la paternité
et la maternité responsables est on ne peut plus ample et solide.» Il
confirme donc que dans l’acte conjugal, «la logique du don total de soi à
l’autre comporte l’ouverture potentielle à la procréation»; que «le mariage
est ainsi appelé à se réaliser encore plus pleinement dans la famille»; que
«la personne ne peut jamais être considérée comme un moyen d’atteindre une
fin, et surtout jamais comme une source de «jouissance», mais qúelle doit
être la fin de tout acte.
Menaces sur la famille
A la «civilisation de l’amour», le pape oppose une «contre- civilisation
destructrice, comme le confirment aujourd’hui tant de tendances et de
situations de fait». Il dit l’importance de la «splendeur de la vérité»
quand le progrès scientifique et technologique est réalisé de manière
souvent unilatérale. «L’utilitarisme, dit-il, est une civilisation de la
production et de la jouissance, une civilisation des «choses» et non des
«personnes», une civilisation dans laquelle les personnes sont utilisées
comme on utilise des choses. Dans le cadre de la civilisation de la
jouissance, la femme peut devenir pour l’homme un objet, les enfants, une
gêne pour les parents, la famille, une institution encombrante pour la
liberté des membres qui la composent. Pour s’en convaincre, il suffit
d’examiner certains programmes d’éducation sexuelle, introduits dans les
écoles souvent malgré l’avis contraire et même les protestations de
nombreux parents; ou bien les tendances à favoriser l’avortement qui
cherchent en vain à se dissimuler sous le soi-disant droit de choisir (»pro
choice») de la part des deux époux, et particulièrement de la part de la
femme».
Dans une telle situation culturelle, la famille «ne peut que se sentir
menacée, car elle est attaquée dans ses fondements mêmes». Tout ce qui est
«contraire à la civilisation de l’amour» – contraire à la vérité intégrale
sur l’homme – est pour lui une menace: «Cela ne lui permet pas de se
trouver lui-même et de se sentir en sécurité comme époux, comme parent,
comme enfant. Le soi-disant «sexe en sécurité», propagé par la
«civilisation technique», en réalité, du point de vue de tout ce qui
essentiel pour la personne, n’est radicalement «pas en sécurité», et il est
même gravement dangereux. En effet, la personne s’y trouve en danger, de
même que, à son tour la famille est en danger.»
Jean-Paul II n’hésite pas à répéter que l’amour est exigeant, qúil demande
que l’on soit capable de «supporter tout». «La personne se réalise par
l’exercice de sa liberté dans la vérité. On ne peut comprendre la liberté
comme la faculté de faire «n’importe quoi» : elle signifie «le don de soi».
De plus, elle veut dire : «discipline intérieure du don». Dans la notion de
don ne figure pas seulement l’initiative libre du sujet, mais aussi la
dimension du «devoir». Tout cela se réalise dans la «communion des
personnes». Nous sommes ainsi au coeur même de toute famille».
On trouvera dans la lettre des réflexions originales sur la priorité de la
famille sur toute autre structure sociale; le lien entre la famille et la
nation, qui «s’appuie avant tout sur la participation à la culture»; le
lien de la famille avec l’Etat, pour affirmer le principe de subsidiarité:
«Là où la famille peut se suffire à elle-même, il convient de la laisser
agir de manière autonome; une intervention excessive de l’Etat s’avérerait
non seulement irrespectueuse mais dommageable, car elle constituerait une
violation évidente des droits de la famille»; le travail de la femme au
foyer: «La maternité, avec tout ce qúelle comporte de fatigues, doit
obtenir une reconnaissance même économique au moins égale à celle des
autres travaux accomplis pour faire vivre la famille dans une période aussi
délicate de son existence»; sur l’importance des médias, dont le rôle est
non seulement d’informer, mais de former, a fortiori dans une société
«malade».
Une insistance: le respect de la vie, sur lequel, selon le cardinal
Trujillo, Jean-Paul II se proposerait de revenir dans «une encyclique
d’importance historique». Il déplore «les déviations que connaît, dans de
nombreux pays, ce qúon appelle l’Etat de droit». Alors que «la Loi de Dieu
à l’égard de la vie humaine est sans équivoque», écrit le pape,
«malheureusement, dans l’histoire de notre siècle, cela s’est produit
lorsque ont accédé au pouvoir, même d’une manière démocratique, des forces
politiques qui ont établi des lois contraires au droit de tout homme à la
vie, au nom de prétendus, autant qúaberrants, motifs eugéniques, ethniques
ou autres.» Le pape déplore de même un «phénomène non moins grave, parce
qúil s’accompagne d’un large assentiment ou consensus de l’opinion
publique: celui des législations qui ne respectent pas le droit à la vie
dès sa conception… Le droit à la vie devient ainsi l’apanage exclusif des
adultes, qui se servent des parlements eux-mêmes pour faire aboutir leurs
projets et poursuivre leurs intérêts personnels.» Le pape perçoit néanmoins
«quelques symptômes réconfortants de réveil des consciences», surtout chez
les jeunes.
Si elle fait preuve de compréhension pour «les nombreuses et complexes
situations de crise dans lesquelles les familles se trouvent impliquées et
pour la fragilité morale de tout être humain», l’Eglise, écrit le pape, est
«convaincue qúelle doit rester fidèle à la vérité sur l’amour humain», sans
quoi «elle se trahirait elle-même».
Quant au «soi-disant «sexe en sécurité» propagé par la «civilisation
technique»«, en réalité, «du point de vue de tout ce qui est essentiel pour
la personne, il n’est radicalement pas en sécurité, et il est même
gravement dangereux». Le danger, dit le pape, de perdre la vérité sur la
famille elle-même, de perdre la liberté, de perdre l’amour même.
Un nouveau manichéisme
On trouve dans la lettre une mise en cause du rationalisme:
«Malheureusement, la pensée occidentale, avec le développement du
rationalisme moderne, s’est peu à peu éloignée de cet enseignement. Le
philosophe (ndlr: René Descartes) qui a énoncé le principe du «Cogito, ergo
sum» (…) a ainsi imprimé à la conception moderne de l’homme le caractère
dualiste qui la distingue». Le pape dénonce un nouveau manichéisme où le
corps et l’esprit sont mis en opposition: «Lorsque le corps humain,
considéré indépendamment de l’esprit et de la pensée, est utilisé comme
matériel au même titre que le corps des animaux – c’est ce qui advient, par
exemple, dans les manipulations sur les embryons et sur les foetus -, on va
inévitablement vers une terrible dérive éthique.» C’est pour la même raison
que la sexualité ne peut être «un terrain de manipulations et
d’exploitation». Le pape cite ici un très beau passage du Cantique des
Cantiques: «Tu me fais perdre le sens, ma soeur, ô fiancée, tu me fais
perdre le sens par un seul de tes regards.» (Ct 4,9).
A noter aussi une paraphrase des paroles de Jésus évoquant le jugement
dernier (Mt 25): «J’étais un enfant à naître et vous m’avez reçu… Les
mères qui hésitaient et qui subissaient des pressions indues, vous les avez
aidées à accepter leur enfant à naître et à la mettre au monde; vous avez
aidé des familles nombreuses, des familles en difficulté, à garder et à
élever les enfants que Dieu leur avait donnés.»nnnn