Liban: La censure frappe la liberté artistique sous prétexte de protéger le sacré
Après Khalifé, Béjart, et maintenant «Tok…rire»
Beyrouth, 11 novembre 1999 (APIC) Après les danseurs au torse nu du célèbre Béjart Ballet Lausanne (BBL)…priés par les agents de la Sûreté générale d’aller se rhabiller, c’est l’humour qui est visé au Liban. L’un des programmes favoris de Télé-Liban, «Tok… rire», qui déride les Libanais depuis quatre ans en caricaturant les dirigeants du pays, risque en effet de passer à la trappe par peur de la censure, rapporte jeudi le quotidien libanais «L’Orient-Le Jour». Qui n’hésite pas à parler d’»obscurantisme au grand jour».
Cette fois-ci, les ciseaux de la Sûreté générale libanaise n’y sont pour rien, assure le journal francophone. L’intervention viendrait du nouveau conseil d’administration de Télé-Liban. En 1996, lors du lancement du programme humoristique, la direction avait recommandé de ne jamais dépasser cette ligne rouge: ne pas s’en prendre au président de la République, aux dignitaires religieux, à l’armée et à la justice. «Nous avons respecté ces interdits et notre programme a continué à prospérer. C’est alors que nous avons été soumis à diverses pressions et que la censure a commencé à se manifester», affirment les réalisateurs de l’émission, qui n’ont certes pas hésité à épingler la politique de l’Etat libanais.
Les intellectuels dénoncent un glissement vers l’intégrisme culturel et l’obscurantisme
Quatre décennies après la censure, sur Télé-Liban, de la pièce Athalie de Racine (le Bureau de boycottage d’Israël avait ordonné à l’époque de retirer le mot «juif» du texte, mais le terme étant repris trop fréquemment dans la pièce, le programme fut tout simplement annulé), «qu’y a-t-il de changé?», se demande «L’Orient-Le Jour». «Rien, diront certains. Voire… Car si la mentalité et le comportement de l’Administration sont demeurés les mêmes, un phénomène redoutable est apparu entre-temps: l’obscurantisme». Le quotidien de Beyrouth ose même parler d’un glissement réel et pernicieux ces derniers mois vers un véritable «intégrisme culturel».
Et le quotidien francophone d’énumérer toute une liste d’incidents – pièces de théâtre, films, spectacles censurés – qui montrent que l’actuelle «capitale culturelle du monde arabe» risque un jour de ne plus mériter son nom. Une réputation déjà mise à mal par l’affaire du chanteur-compositeur Marcel Khalifé. Ce dernier, sur dénonciation du Mufti de la République, cheikh Mohammed Rachid Kabbani, a récemment été traîné devant les tribunaux pour avoir osé chanter un verset du Coran contenu dans un poème du célèbre poète palestinien Mahmoud Darwish.
Béjart censuré
Même Béjart, «le maître incontesté de la danse du siècle finissant», converti à l’islam et pourtant accueilli en Egypte, siège d’el-Azhar (qui fait autorité en matière de droit islamique dans le monde musulman sunnite), vient lui aussi d’avoir des ennuis au Liban. «Béjart connaît, bien plus que les musulmans de naissance, le sens du sacré», relève «L’Orient-Le Jour», et pourtant il subit lui aussi les foudres de la censure. «La censure est frileuse par définition, surtout face à la religion. Elle prépare ainsi le lit douillet de l’intégrisme!».
Cachez-moi ce sein de danseur!
Ces derniers temps, journalistes, écrivains, sculpteurs, chanteurs, cinéastes en ont été les victimes privilégiées. «Il manquait encore les danseurs, et pas n’importe lesquels, pour boucler la boucle et mettre la dernière touche à ce tableau désolant», écrit le journal. Des agents de la Sûreté générale libanaise, à la vue des danseurs au torse nu répéter un tableau chorégraphié par le célèbre Maurice Béjart sur une chanson de la célèbre chanteuse égyptienne Oum Koulsoum, grande diva et symbole par excellence de l’islam et de l’arabité, ont fait recouvrir les mâles poitrines de t-shirts noirs.
Un autre passage a dû être censuré: l’intervalle où les hommes sont prosternés en position de prière alors que les femmes dansent autour d’eux en tenue de vestales. Jugée «indécente et irrespectueuse» envers l’islam, cette partie controversée a été interdite. «Comment, tout musulman qu’il est, le grand Béjart n’avait-il pas repéré une éventuelle ’atteinte à l’islam’ dans cette chorégraphie qui a déjà fait le tour du monde, dont l’Egypte ?», constate, amer, le journal de Beyrouth.
« De Marcel Khalifé à Randa Chahhal en passant par Abdo Wazen et Sadek Nayhoum, dont les ouvrages ont été interdits, pour finir avec les films de Maroun Baghdadi et Samir Habchi qui ont été charcutés, la liste est longue », déplore pour sa part le journaliste Elias Khoury. « Réaction digne de l’époque de l’Inquisition>>, entend-on désormais dans les milieux culturels et artistiques du Liban. (apic/orj/be)