Expulsion des Juifs de Séville en 1492 (détail). Par Joaquín Turina y Areal, XIXe s. | Wikimédia commons
Suisse

Livia Parnes: «Le rôle des femmes dans le marranisme est crucial»

En 1925, un ouvrage révèle la présence de crypto-juifs ou marranes au Portugal. Ils ont vécu leur foi dans la clandestinité et traversé des siècles de persécutions. Comment ont-ils réussi à maintenir et transmettre certaines pratiques judaïques? Quelle est la particularité de leurs rites? Réponses avec l’historienne Livia Parnes, qui signe l’introduction de La découverte des Marranes (Éd. Chandeigne & Lima), l’édition augmentée de ce même ouvrage.

Jessica Da Silva / Adaptation: Carole Pirker

Son auteur, Samuel Schwarz (1880-1953) est un ingénieur juif polonais venu exploiter des minerais à Belmonte, dans le nord-est du Portugal. Arrivé sur place en 1917, il découvre que des Juifs ont maintenu leur foi depuis l’époque des persécutions, soit plus de quatre cents ans après leur conversion forcée. Leurs ancêtres ont été expulsés d’Espagne en 1492 par les rois catholiques avant de trouver refuge au Portugal et d’être convertis de force en 1497, durant l’Inquisition portugaise.

Dans son livre, Les Nouveaux chrétiens au Portugal au XXème siècle, publié en 1925, Samuel Schwarz dresse le portrait de ces communautés marranes dispersées dans une trentaine de villages du nord-est du Portugal: leurs rites et leurs pratiques, leurs prières et les techniques de dissimulation de judaïsme. Cette découverte insolite n’a cessé depuis de susciter curiosité, polémiques et interrogations, d’où la réédition de son livre, introduit par Livia Parnes (voir encadré).

| DR

C’est selon vous la spécificité du cas portugais qui explique l’apparition et la survivance de ces crypto-juifs ou Marranes…
Livia Parnes: il y a des différences majeures entre les deux histoires portugaise et espagnole. Premier acte, en 1391, on assiste à des vagues successives de massacres de Juifs dans le royaume de Castille. Beaucoup d’entre eux, que l’on appellera « nouveaux chrétiens » ou Marranes, se convertissent au catholicisme. Mais ces Juifs continuent de pratiquer leur religion en secret. Deuxième acte, en 1480, presque un siècle après ces vagues successives de massacres, le roi catholique Ferdinand et son épouse Isabelle, instaurent l’Inquisition pour maintenir cette orthodoxie catholique, traquer ces convertis et vérifier la sincérité de leur conversion. Ce tribunal, qui est une juridiction religieuse sous le contrôle du pouvoir royal, traque uniquement les convertis, et non les Juifs. Ceux-ci continuent donc de vivre en Espagne et ils vont même apprendre en secret aux convertis certaines pratiques judaïques. Troisième acte, en 1492 sont signés les décrets d’expulsion des Juifs de Castille. Le quatrième acte se passe au Portugal. De nombreux réfugiés juifs y arrivent, mais jusqu’en 1496, ils jouissent d’une grande autonomie juridique et d’une protection royale.

Jusqu’au mariage du roi portugais Manuel Ier avec la fille du roi d’Espagne, qui va changer la donne…
Absolument, car l’une des conditions à ce mariage était d’expulser les Juifs hors du Portugal. Un décret est donc prononcé. Or, par crainte d’une baisse colossale de ses revenus, le roi décide de ne pas les expulser, tout en supprimant le judaïsme. On assiste alors en 1497 à la conversion forcée des Juifs du Portugal. Ces nouveaux convertis vivent alors une ascension sociale, car toutes les professions qui leur avaient été interdites leur sont désormais ouvertes. Du point de vue religieux, le roi décrète qu’on ne peut pas persécuter ces convertis. Pendant 40 ans, ils vont donc profiter d’une relative tolérance, tout en développant une forme de judaïsme secret ou privé, que l’on va appeler crypto- judaïsme. Sans synagogue ni rabbin, la transmission se fera par oral au sein des familles. Mais en 1536, l’Inquisition est instaurée au Portugal et durant trois siècles, tous ces « nouveaux chrétiens » vont être suspectés d’être des Marranes.

Livia Parnes, une spécialiste du judaïsme portugais
Titulaire d’un doctorat de l’École des hautes études en sciences sociales en histoire contemporaine, à Paris, Livia Parnes a étudié pour son doctorat les présences juives dans le Portugal contemporain (1820-1938). Historienne et spécialiste de l’histoire du judaïsme portugais et du marranisme, elle a été coordinatrice et programmatrice d’événements culturels à l’auditorium du Mémorial de la Shoah. Elle a aussi travaillé dans le milieu de l’édition, en traduisant et préparant l’appareil critique d’ouvrages, dont La Découverte des Marranes de Samuel Schwarz et O Judeo, de Camilo Castelo Branco. CP

Et comment dissimulaient-ils leur pratique de la foi juive?
Je parlais de religiosité et non de religion, c’est très important. Et celle-ci n’est pas uniforme. Les troncs communs sont l’observation partielle du shabbat, surtout l’allumage des bougies le vendredi soir et un certain repos dans la journée. On observe aussi l’abandon des rites masculins, de l’étude de la Torah, de la circoncision et de l’abattage rituel. En revanche, le rôle des femmes dans la transmission est très important, tout comme la Pâque juive, qui constitue le deuxième pilier de cette religiosité marrane. Pour dissimuler leur pratique, ils ne fabriquaient pas le pain azyme (ndlr. pain sans levain, utilisé notamment lors de la Pâque juive), le premier mais le troisième jour du calendrier hébraïque. Les Marranes de Belmonte célébraient aussi Shabbat et Kippour, jour de jeûne et de prière, un jour plus tard que dans le calendrier hébraïque.

Dans la préface de la réédition de l’ouvrage de Samuel Schwarz, vous écrivez que son livre est plus qu’un livre scientifique. C’est aussi une œuvre pieuse destinée à graver la mémoire des milliers de victimes de l’Inquisition…
C’était un historien et un précurseur de l’anthropologie historique, presque un grand reporter, mais tout son travail d’érudition est traversé par sa vision partisane, comme un adepte du sionisme de la première heure. Il voit en effet dans la survie de la conscience juive des Marranes une preuve de la renaissance du peuple juif historique. Et son adhésion aux idées sionistes va colorer toute son analyse du fait religieux marrane.

| DR

Dans la description qu’il fait des pratiques religieuses des Marranes, on voit aussi que ce sont les femmes les gardiennes du secret…
Oui, le rôle de femmes dans le marranisme est vraiment crucial. Les femmes à l’intérieur même des maisons, dirigent les cercles de prière. Elles sont comme des chefs spirituels. Donc les hommes s’effacent un peu de la religion juive, ce qui est vraiment contraire au judaïsme orthodoxe, normatif.

Une tentative de rejudaïser les Marranes a été entreprise dans les années 30 par l’officier portugais Barros Basto. Quel était le but de cette démarche?
Il s’agissait de ramener les Marranes sur le droit chemin, celui du judaïsme orthodoxe. Cet officier devenu l’apôtre des Marranes et l’inspirateur du retour au judaïsme des crypto-juifs portugais, l’a fait avec une dimension presque messianique. On lui a confié une mission de cinq ans. Il commence une œuvre gigantesque. Il fait construire des synagogues, un institut théologique juif, et la grande Synagogue de Porto, construite dans le cadre de ce mouvement. Il a aussi publié un journal qui est un journal à la fois de propagande et aussi d’un instrument pédagogique. Il venait dans les le village pour faire la circoncision des personnes. L’idée était de ramener le Marrane à l’alliance d’Israël.

Retrouvez l’entretien dans l’émission «Babel» du 2 novembre en podcast sur rts.ch/religion/babel, ou via l’App Play RTS, sur smartphone.

Comment les Marranes ont réagi à la découverte de ce judaïsme orthodoxe ? Car ils ont passé d’une religion pratiquée à huis clos, à des textes en hébreu à la synagogue. C’est vraiment une révolution pour eux…
Oui, au bout de ce chemin, il y a la conversion, ce qui peut être une expérience douloureuse. Si on pense par exemple à la communauté d’Amsterdam au 17ᵉ siècle, une communauté née uniquement des nouveaux chrétiens, le rabbin avait cette tâche ardue de ramener cette communauté très hétérogène au judaïsme orthodoxe. D’où la mesure très récurrente à l’époque de la peine la plus dure, l’excommunication. On connaît les cas du philosophe Baruch Spinoza. Le Maranne était heurté par ce qui pouvait être considéré comme une violation de sa religiosité. Il y a donc eu des résistances. Certains, plutôt les jeunes, ont abandonné la vieille religion pour adopter le judaïsme orthodoxe, alors que la vieille génération a préféré rester avec sa religion d’origine.

Aujourd’hui à Belmonte, ce patrimoine marrane est revendiqué. Il y a déjà 20 ans qu’une synagogue a été inaugurée. Un rabbin a aussi été envoyé d’Israël. Belmonte est devenu le fief du crypto judaïsme portugais…
Belmonte s’intègre dans les cas de préservation et de reconnaissance du patrimoine et de l’héritage culturel. Il est très intéressant de voir comment le passé et l’héritage juif au Portugal s’intègrent dans la nation portugaise. On a des lieux de mémoire, des plaques, des noms de rues, et la restauration de synagogues. Mais on peut aussi penser au discours du président Mário Soares en 1989, dans lequel il demande symboliquement pardon aux Juifs. (cath.ch/cp/bh)

> La découverte des marranes, Samuel Schwarz. Éditions Chandeigne & Lima, 2023, 248p.

 «Nouveau chrétien», «crypto-juif» et «Marrane»
Un «nouveau chrétien»
était le terme par lequel on désignait les Juifs convertis de force au catholicisme, dans le contexte de l’Inquisition au Portugal et en Espagne.
Un crypto-juif est une personne qui pratique le judaïsme en secret tout en adhérant publiquement à une autre religion, souvent sous la contrainte de la persécution.
Un Marrane est un Juif d’Espagne ou du Portugal contraint de se convertir au christianisme, mais qui reste secrètement fidèle à ses croyances juives. Le terme, qui est une insulte venant de l’espagnol «marrano» (porc), était utilisé pour se moquer de ces nouveaux convertis. L’expression est aujourd’hui utilisée de manière historique, sans connotation péjorative. CP

Les Marranes de Belmonte
La communauté des Marranes de Belmonte, dans le sud-est du Portugal, remonte au 12e siècle. L’isolement les a conduits à perdre l’usage de l’hébreu et de nombreux rites religieux, mais en dépit de la persécution dont ils ont été la cible, ils ont gardé les coutumes de base du judaïsme, transmises par les femmes. Dans les années 1970, certains d’entre eux ont repris la pratique du judaïsme orthodoxe et fondé la communauté juive de Belmonte. Une synagogue a été inaugurée en 1996, tout comme un musée juif en 2005. Leur tradition est, aujourd’hui encore, considérée comme unique. CP

Expulsion des Juifs de Séville en 1492 (détail). Par Joaquín Turina y Areal, XIXe s. | Wikimédia commons
2 novembre 2025 | 17:00
par Rédaction
Temps de lecture : env. 7  min.
Antisémitisme (56), Espagne (104), Histoire (97), Juifs (140), Portugal (70)
Partagez!