Louvain: Un exégète met en relief la «force subversive» de l’évangile

Le signe de Lazare face aux violences d’aujourd’hui

Louvain-la-Neuve, 11 mai 1999 (APIC) Relire le récit de la résurrection de Lazare, dans l’évangile selon Jean, reste un acte paradoxal pour les chrétiens. Que peut un tel récit pour arrêter les charniers du XXe siècle? C’est là sa provocation et même sa subversion politique, affirme Bernard Van Meenen, prêtre et exégète bruxellois, invité à s’exprimer par la Société théologique, à l’Université catholique de Louvain (UCL).

L’évangile selon Jean «avance de signe en signe», remarque le conférencier. Le signe attaché à la résurrection de Lazare, au chapitre 11, couronne un parcours… au seuil de la Passion de Jésus. Le récit fait passer le lecteur par sept étapes. Lazare se meurt à Béthanie, entouré de ses soeurs Marthe et Marie. Jésus son ami est prévenu, mais il tarde, au risque de sa propre vie dans une Judée devenue hostile. A l’arrivée de Jésus à Béthanie, la mort a déjà fait son oeuvre et les proches sont en deuil. Dieu laisserait-il tomber ceux qu’il aime?

Non, pour Marthe, il doit en aller autrement; du moins, elle le «sait». Mais Jésus lui annonce et lui demande autre chose: «Je suis la Résurrection et la Vie… Le crois-tu…?» Marie ajoute pourtant, avec les mots de tous les temps devant l’inéluctable: «Seigneur, si tu avais été là, mon frère ne serait pas mort!» Jésus n’emboîte pas cette piste imaginaire. Il entre à son tour dans le deuil et la peine, protestant jusqu’à en frémir contre la mort. Sa parole jointe à sa prière lance alors cet appel: «Lazare, viens dehors!» Une vie nouvelle est alors offerte à l’homme sorti du tombeau.

Déconcertant

Un récit évangélique n’est pas un reportage sur le vif, ni une chronique de faits anecdotiques, avertissent les exégètes. Bernard Van Meenen insiste pour le récit de la résurrection de Lazare. Très construit, ce récit porte la marque d’un patient travail d’écriture. C’est une oeuvre de théologien. Or, cette oeuvre déconcerte. Un homme se meurt et son ami s’éloigne au lieu de se rapprocher! Lazare sort du tombeau et celui qui l’appelle à la vie est lui-même menacé de mort! Puis, à voir Lazare vivant, les chefs religieux lui en veulent à mort! Bref, note l’exégète bruxellois, «la résurrection n’est pas une échappatoire»: ni pour Lazare, ni pour Jésus, ni pour les disciples et les lecteurs de l’évangile.

La résurrection n’est pas une découverte des chrétiens. Il y a plus de 2000 ans que s’est forgée l’espérance juive d’une venue des morts à la vie. Cette espérance doit beaucoup aux thééologiens visionnaires préoccupés par le sort des justes à la fin des temps. Dans ce courant de l’apocalyptique juive, l’espérance a mûri en s’affrontant à une question: comment Dieu pourrait-il abandonner ceux qui ont mis leur foi en lui alors que leurs adversaires les soumettent à la mort violente?

Cette question est protestation contre la mort. Jésus l’assume pleinement, selon l’évangile de Jean. Mais il n’en désapproprie personne. L’évangéliste, qui annonce désormais hors de Palestine l’unique Messie d’Israël, se garde bien de poser Jésus en rival. Ce serait, précise B. Van Meenen, «l’assimiler aux pouvoirs qui, pour assurer leur survie, font mourir».

Subversion

«Le signe de la résurrection de Lazare a aussi une signification politique, poursuit B. Van Meenen. Si le Messie appelle des morts à la vie, c’est qu’il y va d’autre chose que de la survie du pouvoir. Le pouvoir n’assure sa survie qu’en entraînant d’autres dans la mort. Il croit se sauver en faisant mourir d’autres. L’évangile adopte ici une posiion critique à l’égard du pouvoir. Croire en la résurrection des morts, c’est subversif. Ça désoriente les repères, l’ordre établi, qui repose si souvent sur ce qui fait mourir l’humain».

La désorientation touche l’attente du Messie. L’évangile de Jean présente une figure de Messie qui déçoit: loin d’avoir la puissance thaumaturgique qu’on lui prête, il est incapable d’empêcher Lazare de mourir. Lui-même ne se dérobe pas à la mort, ne la fuit pas. Mais il livre sa vie, confiant en Dieu son Père: la mort, à coup sûr, ne vient pas de Dieu. Dieu est Vie, dès l’origine.

La mort, selon l’évangile, n’apparaît pas non plus comme «issue normale» d’une maladie. «La vraie maladie selon Jean, note B. Van Meenen, est le mensonge meurtrier. C’est ce qui ressort de la rencontre entre Jésus et l’heure de la mort. En mourant, Jésus ne cesse d’être Celui qui donne la vie. En donnant sa vie, il la donne à d’autres. Cette vie, il ne se l’est pas appropriée, mais il ne cesse de la recevoir d’un Autre, du Père».

Malentendus

Dans l’évangile selon Jean, la parole de Jésus couvre souvent un malentendu technique que le narrateur exploite pour inviter ses lecteurs à dépasser ce qu’ils croient comprendre. Ainsi, la Bible parle du sommeil de la mort, tandis que «ressusciter» se dit «réveiller» ou «faire (se) lever». Mais l’exégète met en garde contre la méprise due au quiproquo: «Le salut ne vient pas d’un sommeil qui endormirait les vivants. Il s’agit de rester éveillé pendant la vie pour affronter ce qui fait mourir l’humain».

«Il n’y a donc pas de victoire magique sur la mort, insiste B. Van Meenen. L’évangile montre en Jésus quelqu’un qui proteste devant la mort et devant ses ravages comme devant un excès. Jésus en appelle à ce que Dieu fait depuis l’origine, à savoir créer la vie, créer l’humain vivant. C’est précisément ce qui fait la gloire de Dieu et lui donne toute sa crédibilité: le Dieu de vie n’esquive pas la mort, mais il ne laisse pas ceux qu’il aime dans les liens de la mort».

Du savoir au croire

Toutefois, devant la mort, tout savoir est pris en défaut. «Je sais que mon frère ressuscitera», croit savoir Marthe. Or, l’évangile l’invite à passer «le passage du savoir au croire», relève B. Van Meenen. Jésus ne demande nullement à Marthe: «Sais-tu…?», mais: «Crois-tu…?» «Tout vivant qui croit en moi ne mourra pas à jamais», annonce Jésus en révélant son Nom: «Résurrection et Vie». L’exégète conteste ici la traduction courante «ne mourra jamais», car elle prête à l’évangile une perspective d’immortalité et de survie qui dénie la mort. Or, la mort est bien présente, qui rend fragile tout savoir sur la vie. «Pour l’humain qui est mortel, explique l’exégète, ne pas mourir à jamais, c’est commencer à vivre maintenant d’une vie qui ne peut se confondre avec la mort. L’évangile ne reconnaît pas à la mort un statut final, parce que jamais il n’envisage la mort à l’origine. Dieu seul est à l’origine; il est Vie».

«Devant la mort, poursuit B. Van Meenen, les représentations de la réalité nous lâchent. Mais, ainsi que le montre l’évangile, la mort n’abolit pas le nom de l’Autre qui fait vivre, même si la mort marque la limite de la toute-puissance à se faire vivre soi-même. Vivre, dans son essence, c’est être appelé par un Autre. C’est ainsi que Jésus appelle Lazare d’une voix forte. Comme résonne d’une voix forte la Parole de Dieu adressée aux hommes et qui, dans le sillage du Deutéronome, lance au peuple cet appel: Vois, je mets aujourd’hui devant toi la vie et le bonheur, la mort et le malheur (Dt 30,15-16)».

Signe ouvert

A l’opposé d’un savoir qui miserait sur un pouvoir thaumaturgique devant la mort, l’évangile de la résurrection de Lazare, insiste Bernard Van Meenen, «remet sur le chemin où Israël peut vivre. La voix est écoutée, mais ce qu’elle donne à voir dans les Ecritures, c’est la Parole qui fait vivre. Jésus n’enlève pas la pierre qui obstrue le tombeau. La Parole, dite d’une voix forte, suffit pour appeler à vivre. Le signe de Lazare demeure ouvert sur les conditions qui permettent d’entendre l’appel à suivre la voix. La parole est à entendre, à écouter là où s’éprouvent les démêlés avec la mort. L’évangile ne désire pas que soit brisé l’élan de la vie, ni étouffée la voix qui l’appelle, ni ligotés les corps des vivants. L’évangile relance le chemin vers l’heure du passage final. La résurrection de Lazare est racontée, mais comme signe pointant vers l’inénarrable: la résurrection de Jésus. Inénarrable comme l’origine, comme la Vie, comme Dieu, grâce à qui tout peut commencer».

«Lazare le silencieux fait parler beaucoup de monde», observe l’exégète. «Surtout à propos de la mort et de la vie. Est ainsi recoupée la question centrale de l’évangile de Jean: qui est celui qui meurt sur la croix s’il est celui dont le nom est Résurrection et Vie?» (apic/cip/pr)

11 mai 1999 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 6  min.
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