Mariano Delgado: «Les choses ne peuvent pas rester telles qu’elles sont»
L’idée d’une ‘Église de toujours’ parfaitement immuable dans ses dogmes et dans sa discipline n’a aucun sens pour un historien de l’Église comme le professeur Mariano Delgado. L’histoire de la mission chrétienne dans le monde évolue beaucoup selon les époques et les cultures. Et n’est pas exempte d’hybris’ c’est-à-dire de ‘démesure’.
Pour sa leçon d’adieu, après 28 ans d’enseignement à l’Université de Fribourg, le professeur Delgado est revenu à son thème de prédilection: l’histoire de la mission. Pour en démontrer à la fois la richesse et la diversité ainsi que les zones d’ombres lorsqu’elle s’est appuyée sur une mauvaise théologie et des pratiques dévoyées.

«Un des tableaux de l’autel de l’église de mon enfance, en Espagne, représente le songe de l’apôtre Pierre avant sa visite au centurion Corneille à Jaffa, raconté dans les Actes des apôtres (10,34)», note Mariano Delgado. Pierre en tire la conclusion suivante: «En vérité, je le comprends, Dieu est impartial: il accueille, quelle que soit la nation, celui qui le craint et dont les œuvres sont justes.» C’est dire si l’annonce à tous de la parole de Dieu est une nouveauté du christianisme par rapport aux religions antiques. Cette mission par ‘capillarité’ vécue dans le témoignage, parfois jusqu’au martyre, est un des éléments de son succès.
La cruelle exclusion
Mais elle contient déjà aussi un premier risque d’hybris, de démesure: celui de l’exclusion. Le ‘processus de divergence’ entre la synagogue et l’Eglise va marquer l’ensemble de l’histoire jusqu’à nos jours. Il débouchera sur la fameuse maxime ‘hors de l’Eglise pas de salut’, inspiré entre autres des termes de l’évangile de Marc (16.16): «Celui qui croira et se fera baptiser sera sauvé. Celui qui refusera de croire sera condamné.» De là découlera un zèle missionnaire exagéré conduisant au baptême forcé des païens pour leur éviter la damnation.
«Les missionnaires sont-ils responsables de la damnation des païens qu’ils n’auront pas réussi à convertir?»
Pour les missionnaires eux-mêmes, on en arrive à un conflit de conscience: Sont-ils responsables de la damnation des païens qu’ils n’auront pas réussi à convertir? Pour le professeur Delgado cette vision appartient sans doute aux pages les plus cruelles de l’histoire de la mission.

Certes, le Concile Vatican II, dans Lumen gentium (16) et Gaudium et spes (22), parle du salut de manière plus inclusive sans une foi explicite au Christ, ni obligation du baptême, reconnaît Mariano Delgado, mais la question de l’Eglise comme unique source de salut demeure et son éclaircissement est vital pour la théologie. Outre l’invitation à la foi au Christ et à la participation à la vie de l’Eglise, quelle peut être la plus-value de la mission?
Reprenant une idée du jésuite Christoph Theobald, le professeur Delgado défend une vision plus ‘mystique’ de la mission. Jésus ne nous apporte pas seulement le visage de Dieu, comme les prophètes de la Bible ou du Coran, il nous donne accès à l’intimité de Dieu car il l’a lui-même habitée. Ou comme le dit la 2e lettre de Pierre (1,4): «De la sorte nous sont accordés les dons promis, si précieux et si grands, pour que, par eux, vous deveniez participants de la nature divine.»
«Au XIIIe siècle, avec la création des ordres mendiants, la mission se ‘professionnalise’»
Le droit de la mission
La deuxième démesure, relevée par le professeur, concerne le ‘droit de la mission’. Dans le premier millénaire, la mission se fait par capillarité quotidienne, par le passage de missionnaires itinérants ou par le principe germanique selon lequel lorsque le prince se fait baptiser, son peuple le suit.
Au XIIIe siècle, avec la création des ordres mendiants, la mission se ‘professionnalise’. Elle dépasse les frontières vers les pays de l’islam, les Mongols ou la Chine. Dans la foulée de cet élan missionnaire, le pape Innocent IV établit en 1243 le ‘droit de la mission’.

Les chrétiens ont le droit et le devoir de prêcher l’Évangile dans le monde entier et les princes des païens ne peuvent pas les en empêcher. S’ils le font, les princes chrétiens ont le droit de mener une guerre d’intervention légitime pour protéger les missionnaires. Ce droit de la ‘vraie religion’ à une diffusion universelle, à l’exclusion des autres, jouera évidemment un rôle décisif pour l’évangélisation du nouveau monde. Plus tard, dans le grand siècle missionnaire, de 1800 à la Première guerre mondiale, la politique de la canonnière servira tant l’évangélisation que l’expansion culturelle européenne.
La conversion tardive de l’Église à la liberté religieuse
Face à la prétention universaliste de la religion chrétienne, les révolutions américaine et française établiront un droit explicite à la liberté de religion qui est une manière de sortir de l’impasse dans laquelle ont conduit les guerres de religion européennes des siècles précédents.
«L’histoire du monde peut aussi être une enseignante pour l’Église.»
En 1948, la Déclaration universelle des Droits de l’Homme le confirmera, mais il faudra encore attendre le concile Vatican II pour que l’Eglise y adhère. Jean Paul II ira même jusqu’à affirmer que la liberté religieuse est le fondement et la garantie des droits humains et un pilier de la civilisation contemporaine. Ce qui pour Mariano Delgado montre que l’histoire du monde peut aussi être une enseignante pour l’Église.
L’auto-satisfaction
L’auto-satisfaction constitue pour le professeur la troisième des hybris de la mission. Vers l’an 400 déjà Augustin répond de manière assez sentencieuse à ceux qui demandent des preuves de la pertinence du christianisme: «Quiconque demande encore des miracles pour croire est lui-même un grand miracle de ne pas croire ce que toute la terre croit.»
Son disciple Orose décrit vers 420 les avantages de l’empire romain devenu chrétien. «Là ou j’arrive comme romain et comme chrétien je trouve un refuge, une patrie, une loi, une religion.» Les invasions barbares puis l’émergence de l’islam vont évidemment mettre un frein assez brutal à cette prétention de l’Eglise à l’auto-satisfaction.
Mais la tentation repart de plus belle avec la colonisation du nouveau monde. Après la Réforme, l’époque baroque voir naître le thème du ‘triomphe de l’Eglise’. Il faudra encore une fois un cataclysme, celui de la Première guerre mondiale, pour mettre fin à cette marche triomphante. On s’entre-déchire, avec des prêches de guerre enflammés, chez les catholiques, comme chez les protestants des nations ennemies.
En ce sens, pour Mariano Delgado, la disparation du milieu catholique et la crise actuelle, loin d’être des effets du Concile Vatican II, découlent plutôt d’une correction profonde face à une crise d’identité et à une perte de pertinence du catholicisme dans le monde moderne. Même si le peuple post-chrétien, comme le chien de Pavlov, se réjouit toujours de l’élection d’un nouveau pape!
La dérive du cléricalisme
L’hybris de l’Eglise triomphante va de pair avec le cléricalisme et le ‘papalisme’ que l’on peut faire remonter au moins jusqu’à la réforme grégorienne du XIe siècle qui voit s›installer définitivement la primauté d’autorité et de juridiction de l’évêque de Rome. A la liberté de l’Eglise, on a substitué la liberté du pape, des évêques et des prêtres et leur pouvoir sur le peuple chrétien. Une attitude qui culminera avec le dogme de l’infaillibilité pontificale promulgué lors du concile Vatican I en 1870.

La joie de l’Evangile, dynamique de la vie chrétienne
La volonté affirmée du pape François d’intégrer la famille humaine dans une fraternité universelle et pour la sauvegarde de la maison commune corrige heureusement cette tendance. Du moins en théorie!
«La triple question de Jésus à Pierre ‘m’aimes-tu?’ se réfère à l’amour et pas à la foi.»
L’envoi missionnaire reste néanmoins valable pour l’Eglise et pour chaque chrétien, rappelle le professeur Delgado. Il faut pour cela retrouver la joie de l’Evangile chère au pape François.
«Pierre m’aimes-tu?»
Pour clore son propos, Mariano Delgado revient à l’église de son village avec la scène où Pierre rencontre le Christ ressuscité sur les bords du lac de Tibériade. La triple question de Jésus à Pierre ‘m’aimes-tu?’ se réfère à l’amour et pas à la foi. L’évangile de Jean (14,23) le dit d’une autre manière: «Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole. Mon Père l’aimera, nous viendrons chez lui, et, chez lui, nous nous ferons une demeure.»
Cette responsabilité personnelle pour une relation vivante avec le Christ relève aujourd’hui d’une signification centrale. Celui qui comme Pierre répond ‘oui’ à cette question n’échappera pas à la souffrance face aux insuffisances de l’Eglise, du monde et de sa propre existence, mais peut aspirer reposer dans le Seigneur, conclut Mariano Delgado. (cath.ch/mp)